Je pense, pour ma part, que comme force motrice à mon devenir constructeur, il y a ce sentiment terrible, adolescent, d’avoir vécu dans des maisons qui tenaient plus du signe vide que de la matière. Comme un cryptogramme dans lequel MAISON = MAISON. Des signes qui ne renvoyaient à rien d’autre qu’à la platitude de l’époque et à son caractère carcéral soft. Des maisons qui parlaient de notre vie quotidienne et de notre futur : argent, travail, pelouse, signes à entretenir. Je sais maintenant que c’était un dispositif pour nous contenir, pas pour habiter, mais à l’époque c’est comme si je le sentais déjà. Quand, presque pour les interroger, on envoyait un coup de poing rageur dans les murs ou dans les portes, ça faisait « même pas mal ». Juste une béance de papier avec, autour, de petits bouts de plâtre ou de faux-bois. On pouvait toujours la cacher aux parents avec un poster, puis retourner à nos jeux vidéo ou à nos joints. Nous y avons tous laissé des amis, parfois au bout d’une corde, ou des frères et sœurs qui ont, eux aussi, comme nos parents, pris un crédit pour trente ans. Maisons de la soumission au salariat, de l’allégeance au système. Et pourtant, je me souviens bien de notre enfance, de sa sauvagerie, de son inventivité. Quand, gamins, nous allions en bandes construire des cabanes, nous n’avions pas encore succombé sous ces signes-là.
Ivan, Souvenirs
Un jour, au Gedimat d’Aubenas, je suis tombé sur une publicité pour le placo “impact”. Elle expliquait que cette nouvelle plaque de plâtre avait été conçue pour les établissements scolaires, sa spécificité technique c’était : résister à 64 coups de pied de lycéens simulés en laboratoire.
Boris, Souvenirs
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Le chantier, un monde où dépérit le travail créatif. À en croire les observateurs, l’abandon de nombreux modes de construction traditionnels serait causé par le fait qu’ils requièrent une main-d’œuvre abondante, tant pour leur construction que pour leur entretien. À ce titre, ils seraient ou plutôt sont dénoncés comme irrémédiablement dépassés. Les discours ayant autorité en matière de développement les tiennent pour incapables de concurrencer, en termes de coûts, la production industrielle présentée comme résultant d’un système rationnel. Dans le fil de cette interprétation on se trouverait devant un processus naturel de sélection pour ainsi dire darwinienne qui condamnerait la survie des modes ancestraux, traditionnels, de l’espace bâti. Si l’on considère qu’au même moment, dans ces mêmes régions ou pays, les capitaux pour financer des produits de l’industrie mondiale de la construction font totalement défaut ou ne deviennent disponibles qu’au moyen de prêts internationaux subordonnés aux conditions du Fonds Monétaire International ou de la Banque Mondiale, et qu’il y sévit un chômage endémique, on se trouve face à un tableau général proprement ahurissant – une sorte de monde à l’envers. D’une part, en effet, la force de travail autochtone ne trouve pas à s’exercer, dépérit puis se disqualifie et s’en va grossir le flux du sous-prolétariat urbain ; alors que d’autre part, par désespoir et sous l’effet de l’attrait fascinant qu’exerce une civilisation inaccessible déterminée par la marchandise, elle abandonne le mode de production traditionnel, avec les abris et les constructions qui leur sont liées – mais sans rencontrer pour autant la perspective d’un toit offrant une valeur d’usage de substitution.
Pierre Frey, Pour une nouvelle architecture vernaculaire
Johanna : Devenirs constructeurs est le fruit du travail de personnes qui ont particulièrement pris goût aux gestes de la construction, qui ont été envoûtées par des matières, des rêves d’agencements. L’invitation à écrire un livre qui raconte la décennie passée dans l’épaisseur des vies, au travers de l’intimité ne pouvait mieux convenir à libérer des paroles sur ces devenirs constructeurs. Ce livre donne l’occasion de marquer une première étape dans la pensée de ce que nous faisons, car jusqu’ici nous avions le nez dans notre pratique, avec à peine la distance minimale du récit épique de chantier. J’écris ce nous en italique, moi qui ai agencé cette espèce d’enquête, parce qu’il n’est pas évident. Ce n’est pas un nous qui rassemble un groupe d’amis qui construisent leur maison ou une équipe de travailleurs. Ce n’est pas le nous d’un lieu géographique ou d’un groupe politique qui ferait aussi des chantiers ensemble. C’est peut-être un peu cela aussi, mais c’est surtout un nous diffus et plein de potentiel. Un nous qui sait que des gestes sont contaminants, qu’il y a une camaraderie qui se noue aussi en construisant. Le nous d’un mouvement large de réappropriation, le nous d’une certaine manière de faire circuler les savoirs constructifs. Il y a du commun entre le squatteur qui pense la barricade dynamique et le fou des pierres sèches qui se relie à un maquis imaginaire, entre l’équipe d’ossaturiens qui a préfabriqué une cabane pour reconstruire la ZAD et la bande de potes qui pratique la maçonnerie pour se faire de la thune collective, même s’ils ne se connaissent pas.
Cette hétérogénéité crée un cheminement textuel quelque peu louvoyant : une sorte de patchwork. Le lecteur oscillera entre une pensée généralisante et toute une série d’interviews, de dialogues, de passages de livres et d’échanges épistolaires. Le pari c’était à la fois de synthétiser des idées qui revenaient souvent dans les témoignages, qui constituent donc un fonds commun dans notre époque, et de stimuler la singularité, la force des trajectoires, propres à tailler des horizons nouveaux. Les échanges de lettres ou les dialogues retranscrits ont cet avantage d’aller chercher au creux de l’intime les motifs de travaux quotidiens parfois titanesques. S’y croiseront Anton, Ivan, Boris… et moi.