Des fois tu vois un gros gars d’un centre social de Turin, 1 mètre 85, 100 kilos, et la première chose qu’il te demande c’est comment vont Antonio et Bruno qui sont deux vieux messieurs de Sant’Ambrogio de 78 et 87 ans qui ont participé à construire la baita… Cette amitié entre les jeunes, dont on pense qu’ils font toujours la fête, et les vieux dont on pense qu’ils croient seulement au travail, je ne l’ai vue nulle part ailleurs. Si les gens se rencontrent ici, on peut réussir partout : la lutte populaire c’est ça ! Et c’est ça notre force après vingt-cinq ans de lutte. Un jeune qui arrive ici peut parler pendant des heures avec un ancien. C’est le peuple No TAV, le vrai peuple, la solidarité entre les gens.
Joe Panther
Cela pourrait sembler paradoxal : les moments où les mouvements qui agitent la vallée et le bocage peuvent se targuer d’être les plus populaires, où ils atteignent leur dimension la plus massive, sont indissociablement liés à leur capacité à bousculer tout un chacun à l’endroit des trajectoires singulières, presque de l’intime. C’est peut-être en effet le même mécanisme, à des échelles différentes, qui opère quand des milliers de personnes cessent toutes affaires courantes pour venir s’opposer à l’expulsion de la Chat-Teigne et quand une employée d’administration glisse au dérobé quelques informations stratégiques dans une oreille No TAV. Il s’agit de passer outre certaines règles (morales, légales, économiques, etc.) et de ne plus tenir tout à fait sa place dans la machinerie sociale. C’est une question de dignité, la rencontre entre des aspirations profondes, un ras-le-bol épidermique et la nécessité d’une prise de parti posée par la lutte. Ce qu’il y a de populaire dans les combats contre le TAV ou l’aéroport, c’est alors tout l’inverse de la conformation à la normale, à la moyenne, qu’on impute à « la masse », c’est bien au contraire cette aptitude à provoquer des décrochements, des décalages. C’est cette aptitude qui permet les grands moments de surgissement, quand des milliers de bouleversements de trajectoires singulières entrent en résonance, arrachant à leur tour d’autres existences à leur voie toute tracée. C’est elle aussi qui se manifeste quotidiennement dans les petits gestes de soutien et dans la façon dont il devient difficile de vivre « comme avant » au contact de ces mouvements. Non qu’ils exigent de larguer toutes les amarres, mais ce qu’ils appellent d’engagement concret peut transformer la curiosité d’un jour en militantisme acharné et araser la mise à distance sécurisante du simple « soutien » pour la changer en participation pleine et entière. Et ce qu’ils provoquent de rencontre et de confrontation avec d’autres manières de vivre ne peut que bousculer les existences de ceux qui s’y plongent.