Le livre en version lyber
Il parle, sans s’arrêter, plusieurs heures durant, il remplit de sa voix forte ce petit café italien du Val Susa. Il nous raconte sa vallée, ces forêts qu’il a appris à voir, ces sources qui ne coulent plus, les matchs de la Juventus auxquels il a cessé de s’intéresser. Ce pourrait être de grandes phrases, mais il y a la façon, le style. Chaque mot respire ce territoire où, depuis quelques années maintenant, il s’est résolu à combattre. Chaque sentence, chaque intonation vibre au plus profond de lui-même, surprend et touche le cœur autant que la raison. Il est poissonnier, il a laissé son stand toute la matinée pour la consacrer à trois inconnus curieux de ses histoires et de ses raisonnements. « Il y a quelques années, j’étais comme le veut le système, je faisais mon travail, je croyais faire le bien parce que je ne faisais de mal à personne. Je lisais le journal et je croyais que c’était la vérité. Mais maintenant, j’ai décidé quoi faire de ma vie : lutter, pour ce mouvement qui est aussi le futur. S’il me reste encore un jour à vivre, je veux l’employer à réveiller les gens. »
Elle est devant sa cabane. Il fait soleil. Elle nous dit les mille raisons qui l’ont poussée à s’installer à la zad de Notre-Dame-des-Landes. Elle était pianiste, elle donnait des cours aux enfants et aujourd’hui elle nous détaille les pièges qu’elle a imaginé cacher dans le bois autour, pour empêcher qu’on l’expulse. Quelque chose rayonne de ses paroles sans fard. « Des activités, j’en ai plein, mais gagner de l’argent, c’est un autre métier. J’aurais pu gagner 4 000 euros par mois en bossant vingt-six heures par semaine, mais quand tu sens que ta vie peut être utile à autre chose, quand tu as des causes qui te tiennent vraiment à cœur, tu ne peux pas continuer à donner des cours et faire juste ça, il fallait que je vienne ici. »
Ce sont de ces mots qui bouleversent des vies, parce qu’ils jaillissent de vies bouleversées. De ces mots qu’on aimerait voir atteindre toutes les oreilles et produire des embrasements, de ceux dont on fait les soulèvements. Le pouvoir de dire semblait tant éculé par la sur-information, le bavardage… La poésie est revenue dans des bouches sans prétentions d’opposants à un aéroport en périphérie de Nantes et à une ligne TAV (Treno ad Alta Velocità, TGV italien) entre Lyon et Turin. Elle devient limpide avec ses mots-colère, ses mots-passion, ses mots-amitié. Et sa capacité à dire simplement ce qui importe, les enseignements et les idées à même d’orienter et de guider les gestes futurs, de nous rendre collectivement intelligents tout autant que de nous faire rire ou pleurer. Et tout cela est né d’un seul et premier mot, porté à ses conséquences : non. Trois lettres qui depuis des années polarisent la vie de milliers de femmes et d’hommes, qui s’écrivent sur les barricades, les tracteurs, les maisons, qui rythment les slogans et les chansons. Une syllabe qui en enfante d’autres, qui, elles-mêmes, font jaillir des pensées et des questions vertigineuses.
Ces paroles, nous les avons recueillies de l’automne 2014 à l’été 2015 à travers une centaine d’entretiens, en arpentant les sentiers boueux et les lacets des routes de montagne, les vignes et les châtaigneraies, dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes et dans le Val Susa. Une partie de la Mauvaise troupe est allée à la rencontre de cette vallée occitane du Piémont, tandis que l’autre est embarquée de longue date dans l’aventure de la zad, jusqu’à, pour certains de ses membres, s’y être installés. Nous écrivons depuis ces mondes en résistance et la voix de ce livre y est engagée avec cette centaine d’autres. Il s’agit de colporter ces mots, de tenter de coucher sur le papier ces petites musiques, de transmettre les ambiances, les émotions, la chaleur humaine et l’étonnement, la colère et l’espoir. Ce ne sont pas de petites choses, et la tâche est si ambitieuse qu’un seul livre ne pourra jamais y suffire totalement. Celui-ci vise à sa mesure à diffuser au loin le destin de ces combats, car ce dont dépend leur succès réside en grande partie là, dans cette capacité à répandre les certitudes et les hypothèses nouvelles qu’ils ont su soulever, à les partager et à en débattre.
Le rythme des luttes a cadencé l’écriture, lui impulsant ses directions, lui dictant le tempo. Leur temps long nous a permis d’étaler sur plusieurs mois l’édition de brochures présentant dans leur version intégrale certains des entretiens réalisés. Et quand, à l’automne 2015, des menaces pressantes d’expulsion ont pesé sur les habitants-résistants de Notre-Dame-des-Landes, nous avons suspendu la rédaction du présent ouvrage pour publier le petit livre d’intervention, Défendre la zad [1].
C’est donc depuis cette imbrication que nous prenons la parole et que nous organisons les propos autour de grandes questions. Ces questions ne sont pas seulement les nôtres, mais celles que ces luttes ont posées et qu’elles s’échinent à conserver ouvertes. « Notre époque est avare en combats », nous confiait un opposant au TAV, et il se dégage de ces deux espaces quelque chose d’une rupture radicale avec le cours fastidieux de deux sociétés pacifiées. Au-delà de leurs points communs manifestes – de leurs oppositions massives à des projets d’aménagement à leur obstination à porter le flambeau de la révolte et de la résistance au présent –, ce qui les rassemble ici c’est la façon dont ces deux mouvements, à travers les mille manières de se raconter, se répondent et s’interrogent mutuellement. Alors qu’une lutte populaire agite depuis plus de vingt ans une vallée italienne de 70 000 habitants, la zad dessine un territoire autonome, une esquisse de commune libre ayant bouté hors de 1650 hectares de bocage les velléités de contrôle de l’État français.
Les sourcils se froncent, les mines se font interrogatives. On a jeté au milieu du débat l’un de ces mots explosifs et râpeux qui éveillent l’attention de tous. « Peuple », c’est presque devenu imprononçable en français. Cela fait partie de ces termes qui semblent surgis du passé et auxquels on oppose aujourd’hui la suite de vices qui ont accompagné son usage politique : nationalisme, stalinisme, etc.
À la zad, on commence timidement à utiliser l’adjectif « populaire », à force de se retrouver fréquemment à remplir les quatre-voies de foules d’opposants [2] et de centaines de tracteurs. On ne s’aventure pas à en faire des banderoles ou des titres de tracts, mais de plus en plus, l’idée flotte dans l’air. Comme une lente et minutieuse réappropriation, une inspiration. « La lutte No TAV est une lutte populaire », dit-on au Val Susa. C’est une évidence, cela ne viendrait à l’idée de personne, là-bas, de la désigner autrement. Il y a les comités populaires, les repas populaires ou les marches populaires. Nous étions présents à la dernière : des dizaines de milliers de manifestants de Bussoleno à Susa, une fois de plus. Tant de cortèges gigantesques ont sillonné les routes de la vallée qu’on ne parvient plus à en faire la liste exhaustive. Dans ces marches se retrouvent des retraités, des écolières, des chômeuses, des pompiers, etc. Les drapeaux sont aux fenêtres, on défile par corps de métiers, par comité de village, par affinité politique, les initiatives ont des airs de kermesse. Giacu, la marionnette totémique, se promène dans la foule et fait des farces au groupe des maires, l’air un peu engoncé dans leurs écharpes tricolores. Ça nous interpelle, car cette dimension-là est pour nous peu familière. On oscille entre les références à la lutte du Pays basque ou à la fête de l’Humanité. Mais il y a autre chose. C’est peut-être là, entre le territoire et le politique, qu’a surgi ce peuple No TAV, riche d’une culture commune et fondamentalement ouvert aux autres.
Le No TAV ici est partout et c’est depuis cette dimension populaire que se fomente la puissance du mouvement. Sur le panneau d’affichage d’un village, on découvre le palimpseste des événements : petit-déjeuner devant les grilles du chantier, soirée de soutien aux prisonniers, discussion sur l’agriculture montagnarde, concert d’un groupe de rap turinois… Ce n’est pas le programme du mois, mais celui de la semaine. La vie sociale est No TAV, il y a chaque jour quelque chose à faire, un espace où se retrouver. Cette vallée est peuplée d’une force et d’une âme en lutte.
Habiter la zad n’est pas loger. Zone d’Aménagement Différé, c’est un acronyme d’aménageur, ça ne dit rien de ce qui se vit ici, pas plus que « zone humide » ou « zone de non-droit ». Pour nous départir de ces mots formatés, nous partons à la recherche d’animaux et de plantes aux noms fabuleux : le triton crêté, le grand capricorne ou le flûteau nageant. Nous passons la porte de cabanes faites de tôles et de palettes ou d’une solide charpente, de détermination et de rêve. Il y a des dizaines de ces lieux de vie qui cohabitent avec des maisons et bâtiments agricoles conventionnels, ceux des habitants et paysans qui n’ont jamais rien lâché. Il n’y a pas d’aéroport ici car la place est prise. Et d’être occupée, elle fait naître un monde. Un monde dans lequel on cherche son pain tous les vendredis au « non-marché », où l’on se réunit entre habitants tous les jeudis soir à la Wardine, et où des assemblées décident de barricader toutes les routes du coin pour empêcher la venue d’un juge. La vie quotidienne s’est mêlée inextricablement à la lutte. Vivent ici deux cents personnes, peut-être plus, peut-être moins, quelle importance ? La statistique des gestionnaires s’est évaporée dans des formes de vie dessinées jour après jour. Des milliers d’autres les rejoignent au gré des événements. Les nouveaux arrivants doivent d’abord chausser leurs bottes, pour déambuler dans ces chemins boueux où l’on s’enlise parfois. En traversant le bocage, il nous transmet un peu de la magie d’une persistance. On ne s’en aperçoit pas immédiatement, mais, petit à petit, on remarque qu’il y a une différence avec le reste de la région : les champs et les prés sont plus petits, bordés de haies et de chemins, tandis qu’au-delà, le remembrement a gagné la partie. Cette persistance parle aussi par la bouche d’un paysan à la retraite : il nous fait malicieusement remarquer que la suppression des Communaux sur ces terres ne se fit pas sans résistance et que, par un hasard de l’histoire, la commune de Notre-Dame-des-Landes fut fondée au cours de l’illustre année 1871. Il convoque un passé qui rencontre en toute simplicité nos subversions présentes. Il continue en élargissant l’espace : à 30 kilomètres alentour, on trouve les sites des ex-projets de centrales nucléaires du Pellerin et du Carnet, « ex » parce que des luttes y ont été victorieuses. Il égrène ensuite la liste des hauts lieux de l’histoire des combats paysans du siècle dernier : la Vigne Marou, Couëron, Cheix-en-Retz, etc. Le territoire de la zad, ardemment défendu face à toute incursion des forces de l’ordre ou des bulldozers, reste ouvert aux quatre vents des luttes, passées, présentes et à venir.
Quand, en franchissant le col du Montgenèvre, on pénètre dans le Val Susa, aucune barricade ne vient marquer le passage. C’est que la sécession qui sourd ici est plus lancinante. De Salbertrand à Avigliana court une vallée souterraine, invisible sur les cartes d’état-major italiennes : la vallée No TAV. Un territoire qui, tout en entretenant un rapport fusionnel au sol de ces montagnes, a réussi à se départir de toute frontière. On y accueille ceux qui viennent sincèrement à sa rencontre et, bien au-delà de Turin, elle s’immisce jusque dans les prisons les mieux gardées d’Italie. Territoire réel et imaginaire à la fois, il déborde des limites du conflit politique : « les No TAV sont venus m’aider quand le vent a abîmé ma toiture », « nous allons aux enterrements avec les drapeaux quand les familles le demandent ». Il y a une communauté qui habite cet espace et qui donne au terme de territoire une ampleur vertigineuse.
Explorer l’étendue de ces mouvements ne se fait pas en un jour. Nous avons croisé des naturalistes un peu punk et d’anciens cheminots, des paysans indéracinables et des monitrices de ski, de jeunes squatteurs-fugueurs et des militantes radicales de la métropole voisine. Nous avons partagé un peu de ces vies qui n’attendent pas de lendemains qui chantent, mais se jettent sans garde-fou dans l’alchimie bouillonnante de la lutte. Ainsi se rencontre ici tout ce qui ailleurs, soigneusement, s’évite. Comment se fait-il que tout semble tenir ensemble ? Par quelle magie ? Les No TAV aiment les assemblées, on les retrouve par centaines dans la salle des fêtes de Bussoleno ou sur une autoroute occupée. Une vieille dame aux cheveux blancs prend le micro, elle grimpe sur la glissière du terre-plein central pour que chacun puisse la voir et l’entendre. C’est la propriétaire d’un chalet que l’on vient d’expulser, elle commence par le début : pourquoi ils l’ont bâti là où les travaux devaient commencer, quels étaient leurs buts, comment s’est faite la construction et l’inauguration. Chacun écoute, même ceux les plus au fait de la situation. Elle ne cherche pas à informer, elle conte, une fois encore, l’épopée bien réelle qu’ils sont en train de poursuivre ensemble. Elle prend le temps de l’anecdote et du détail, quand bien même, ici, pas un seul ne l’ignore. Elle trace les contours d’un récit commun qui, patiemment, ouvre un chemin à la compréhension et aux décisions partagées. Et il en faut de l’écoute et du partage pour faire tenir ensemble les mandats impératifs des organisations politiques et la spontanéité tous azimuts des groupes affinitaires qui se mélangent dans le mouvement. Quelque chose s’invente, comme une capacité à décider à l’envers de la représentation et de la délégation, au ras des gestes et des pratiques, sur un bout de bitume. Quelques jours plus tard, sur la même autoroute réouverte à la circulation, à 130 à l’heure, un ami déroule pour nous, kilomètre après kilomètre, les frasques de la geste No TAV : « Là, devant le tunnel, on avait fait une barricade de pneus enflammés… La lumière du brasier éclairait toute la montagne. » Plus loin : « On avait bloqué ici, et quand la police nous a délogés et poursuivis dans le village, les habitants nous ont ouvert leurs portes pour nous cacher. » Le béton triste des échangeurs se transforme en décor, les piles des viaducs sont le creuset de ces gestes partagés, qui nous grisent.
À Notre-Dame-des-Landes, il n’y a toujours pas de voie rapide. Pourtant la bretelle visant à desservir le futur aéroport fait office de priorité en cet hiver 2016, dans le cadre du démarrage des travaux. Elle prétend relier les deux nationales qui, de Nantes, rejoignent Saint-Nazaire et Rennes. Onze kilomètres de tracé, une pénétrante dans la zone. Ouvrir des artères en territoire hostile relève tout autant d’un début de chantier que d’une opération militaire, et l’ensemble des composantes du mouvement ne s’y trompe pas. Ces derniers mois, celles-ci se sont jetées dans la bataille ensemble, à en perdre haleine : poursuite des recours juridiques, chantiers, manifs, tournées d’infos, tours de gardes, occupations et blocages pour s’assurer qu’aucune des machines annoncées ne pointe le bout de son capot. Dans le même temps, toutes les forces anti-aéroport se sont soudées derrière les habitants dits « historiques » menacés d’expulsion, comme elles s’étaient rassemblées à l’automne 2012 autour des squatteurs venus défendre la zone. Plus l’enjeu de la bagarre est grand, plus se déploie la solidarité et l’intelligence collective. Les formes, les présences et les modes d’actions des différentes sensibilités et lignes politiques de la lutte apprennent à agir ensemble et à se métamorphoser chemin faisant. Tout cela dessine alors ce qu’on pourrait nommer un art de la composition.
De victoires en démonstrations de force édifiantes, s’est disséminé largement le désir de faire vivre un peu de ces luttes-là ailleurs. Un peu de ces luttes, c’est-à-dire notamment des pratiques, des tactiques et une manière franche et directe d’assumer le conflit, de le faire durer, voire de l’habiter. C’est aussi un biais politique, celui de voir dans l’opposition aux infrastructures un espace pour entraver l’inexorable extension d’un monde cauchemardesque. Il faut pour cela certainement plus qu’un slogan tel que « zad partout » ou « fermarci è impossibile » (« nous arrêter est impossible »). Si le mythe et les images médiatiques accélèrent parfois nos cheminements et suscitent des rencontres prometteuses, il est toujours périlleux de chercher à copier ailleurs une méthode ou une recette élaborée depuis la spécificité d’un contexte. Que voudrait dire diffuser des combats dont la particularité consiste justement à être ancrés quelque part ? Dans le Tarn, en Ligure, dans l’Isère, en Sicile, dans le Morvan, le Trentin ou en Aveyron, certains n’ont pas attendu de formuler une réponse claire à cette question pour se saisir de cette possibilité. Cela a entraîné des succès parfois fulgurants autant que de sévères désillusions. La nécessité de comprendre dans le détail la longue histoire des No TAV et de la zad s’est fait là aussi sentir. Non pas pour l’imiter encore plus scrupuleusement, mais pour affûter des analyses et comprendre les forces à l’œuvre, apprendre à parer les coups prévisibles et rendre nos gestes plus sûrs.
Avant de s’attaquer aux quatre thèmes qui structurent le livre, il est nécessaire de consacrer un premier chapitre au déroulé de ces deux épopées. Il sera ainsi plus aisé de s’y repérer et de comprendre les avants et les après qui jalonnent ces deux mouvements. Il y a les points de passage et ceux de rupture, les liesses et les longues années d’accalmies, vingt-cinq ans de lutte d’un côté, quarante de l’autre. Certaines accélérations coupent le souffle, ou en donnent : « Le premier jour, cette vieille dame apportait du café et des gâteaux aux carabiniers. Elle disait : “Les pauvres, ils doivent avoir froid, ils sont si jeunes…” Après le raid nocturne contre la cabane et ses dizaines de blessés, il n’est plus venu à l’idée de personne dans la vallée de nourrir la police. Plus jamais ! »
Il y a le tempo imposé par les modifications des projets ou les échéances politiques, il y a le rythme que, malgré ça, chaque mouvement parvient à se donner, et il y a ses stratégies et ses rêves : « Nous sommes déjà ensemble dans l’après projet » nous précise un habitant des environs de Notre-Dame-des-Landes. Rien n’est fini et il a pourtant bien fallu clore l’écriture. L’aventure continue au-delà du point final.
Au premier abord, c’est l’absurdité des projets qui nous frappe : pourquoi diable vouloir couler des tonnes de béton et de bitume dans une terre détrempée pour déplacer un aéroport parfaitement fonctionnel ? Pourquoi s’obstiner à construire une ligne à grande vitesse entre Turin et Lyon alors que les deux villes sont séparées par des sommets de plus de 4 000 mètres et qu’en outre, une voie ferrée les relie déjà ? Et pourquoi ces grands travaux, alors qu’on nous serine que notre monde se trouve en état de crise aggravée – crise écologique et économique, entre autres ? Avons-nous perdu la raison pour ne pas voir éclater la contradiction criante consistant à promouvoir la construction d’un nouvel aéroport, alors même qu’on se targue d’accueillir un sommet climatique mondial, ou à engloutir des milliards d’euros dans une infrastructure destructrice tout en ressassant la nécessité de réduire les dépenses publiques ?
Mais la raison perdue ne l’est pas pour tout le monde. Il suffit de se demander à qui profite le crime. Et qui va s’enrichir sur la vie détruite des riverains, sur l’anéantissement de la faune et de la flore. Ce n’est certainement pas, donc, dans l’« utilité publique » qui doit légitimer ces projets, ni dans l’« inutilité » dont on peut les taxer, que la réponse se trouve. C’est dans une certaine logique, qui, pour être absurde, n’en règne pas moins sur la majeure partie du globe.
Le capitalisme, et il ne s’en cache pas, repose sur le fantasme d’une croissance économique infinie. Or, les limites des ressources sur lesquelles est fondée cette croissance étant bientôt atteintes, une phase critique s’annonce, qui tourmente les gestionnaires de l’économie mondiale. Qu’à cela ne tienne ! En bons héritiers de la modernité occidentale, plutôt que de faire avec le monde, ils vont faire contre : tant que notre environnement est une ressource, il faut l’exploiter, et s’il devient un obstacle, il n’y a qu’à le faire disparaître. Et c’est bien là le sens des grandes infrastructures de transport : abolir l’espace.
Faire fi des rivières, des habitations, des reliefs, des forêts qui ralentissent la circulation des marchandises humaines et non humaines. Ainsi les mares, les haies, les champs et ceux qui les cultivent à Notre-Dame-des-Landes, les montagnes, les vallées et ceux qui les habitent en Val Susa, sont-ils tous des obstacles, vus depuis la grille de lecture toute particulière d’un plan d’aménagement du territoire. Exactement comme les salariés ne sont qu’une « charge » parmi d’autres vus depuis un plan de restructuration économique. La logique est implacable, et peut assurer sa propre reconduction bien après que la simple « crise » s’est transformée en véritable catastrophe : plus l’économie et la planification gouvernementale s’avèrent destructrices envers le monde qu’elles prétendent régenter, plus les recettes de l’économie et de la planification sont mobilisées pour y aménager des enclaves habitables. Ceux qui prétendent agencer la réalité en s’affranchissant de toutes ses contraintes œuvrent en fait à en sacrifier la plus grande partie, et sont toujours prêts à monnayer aux touristes ou aux plus aisés les restes non ravagés.
L’aéroport
Dans la bouche de quelques grands patrons bretons, les raisons d’être du « déplacement » de l’aéroport nantais s’énonçaient franchement au printemps 2014, au moment où le démarrage des chantiers à Notre-Dame semblait de plus en plus menacé.
Aujourd’hui, ce sont les avions qui sont devenus les vecteurs du développement économique. (…) Dans l’économie actuelle on ne peut pas se permettre de ralentir. On doit toujours aller de l’avant. (…) Je ne demande pas des lignes qui aillent aux quatre coins du monde, mais au moins qui ouvrent les portes à toute l’Europe et nous connectent facilement à tous les grands hubs.
Louis Le Duff, fondateur du groupe Le Duff,
éminent patron de la restauration, dans Ouest France du 3 avril 2014
Nous sommes sur de l’aménagement de territoire et nous travaillons pour nos enfants et petits-enfants. Il nous faut cet équipement supra-régional qui nous permet de faire des allers-retours dans toutes les grandes villes européennes pour nos affaires.
Patrick Gruau, directeur du groupe Gruau, spécialisé dans la carrosserie, dans Ouest France du 4 avril 2014
Il y a ainsi visiblement des personnes en ce bas-monde qui attendent impatiemment qu’un nouvel aéroport réponde à leurs « besoins » de traverser régulièrement un continent dans les deux sens en une seule journée. En tout état de cause, le projet a le soutien des dirigeants locaux, de gauche comme de droite, qui partagent une même vision du progrès, aussi gris et irrespirable soit-il pour le commun des mortels. L’association « citoyenne » Des ailes pour l’Ouest, qui se charge de la propagande pour le « oui », a quant à elle ses bureaux à la chambre régionale de commerce et d’industrie. À sa tête, trônent un opulent concessionnaire automobile et une troupe de promoteurs immobiliers avides de construire leurs blocs de verre et d’acier sur les parcelles proches de l’ancien aéroport Nantes-Atlantique, enfin ouvertes à l’urbanisation. Le futur Aéroport du Grand Ouest, carrefour de flux entre Saint-Nazaire, Nantes et Rennes, offrirait par ailleurs un nouveau territoire captif propice à l’implantation de futures zones d’activités « compétitives ».
Pour ces entrepreneurs sûrs de leur bon droit, cette « opportunité » a pris ces dernières années du plomb dans l’aile. Mais il en est d’autres pour qui ce dessein entravé a d’ores et déjà été un tremplin : M. Notebaert, chargé de mission en 2000 au ministère des Transports au moment où le projet est exhumé, deviendra directeur du groupe Vinci, constructeur, à travers sa filiale AGO, du futur aéroport, et multinationale en tête du marché mondial du BTP. Ou encore M. Hagelsteen, ancien préfet de Loire-Atlantique, puis de la région Pays-de-la-Loire de 2007 à 2009, qui, après avoir fait passer la Déclaration d’Utilité Publique de l’aéroport, a décroché dans l’année qui a suivi le poste de conseiller du président de… Vinci Autoroutes [3].
En emportant la construction avec l’aide financière des collectivités locales, dans le cadre de ce qu’on appelle un « partenariat public-privé », Vinci a aussi décroché la concession exclusive et les bénéfices de fonctionnement, d’abord de Nantes-Atlantique, puis de son successeur présumé à Notre-Dame-des-Landes pour les cinquante prochaines années. Non sans se soucier d’ajouter une clause de versement d’une somme équivalente à l’ensemble des bénéfices projetés en cas d’abandon du projet.
Tout ce petit monde, dans les bureaux d’AGO ou du centre d’affaires de la Tour de Bretagne, compte bien maximiser ses retours sur investissement. Ils peuvent compter pour cela sur le soutien actif des commanditaires État et Région, qui n’ont pas lésiné sur les moyens pour justifier la pertinence du « déplacement » de l’aéroport face à l’opposition grandissante. Il fallait démontrer, quitte à falsifier les dossiers, que l’infrastructure existante était bien trop exiguë et se préoccuper soudainement de sa proximité avec une réserve naturelle, alors même que de l’avis – tenu secret – de leurs propres services techniques, le déplacement lui serait bien plus préjudiciable. Il fallait convaincre qu’il était ainsi urgent de faire disparaître sous le tarmac des terres placées au confluent de deux bassins-versants et considéré comme un véritable château d’eau pour la région. L’argument ultime, en temps de crise, c’est celui de l’emploi : on peut défendre l’utilité publique de n’importe quel projet pourvu qu’il fasse embaucher quelques dizaines d’intérimaires.
Il devient cependant de plus en plus malaisé de défendre la nécessité d’augmenter le trafic aéroportuaire alors qu’il est chaque jour plus clair que l’activité humaine de l’ère industrielle et ses rejets en CO2 sont en train de dévaster irrémédiablement la planète. Mais puisqu’il est toujours possible de faire bonne figure à l’heure du « développement durable », l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est donc devenu un projet de « Haute Qualité Environnementale », avec ses boiseries pour agrémenter les surfaces de parking, ses jardins pour expier l’odeur du kérosène et ses terrains achetés dans les environs pour compenser les pertes et y recréer des mares et des haies dûment paramétrées [4].
« La conception de l’aéroport vise son intégration optimale dans le paysage en proposant une aérogare sur un seul niveau, très horizontale et couverte d’une toiture végétalisée. Ainsi, à hauteur d’homme, le terminal se donnera à voir comme un pan de bocage qui se soulève. »
présentation du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes
sur le site internet d’AGO-Vinci
La prose des propagandistes du béton est prise à son propre piège, et le bocage s’est soulevé, en effet. Le projet est devenu le symbole même du caractère nuisible et imposé de l’aménagement marchand du territoire, et désormais son talon d’Achille.
Le TAV
Le Val Susa a toujours constitué une route privilégiée pour traverser les Alpes, comme l’atteste la voie domitienne empruntée à l’époque par les Romains pour se rendre en Gaule. Frontière et lieu de passage, la vallée a toujours joui de ce double enjeu, faisant de ses confins non pas un cul-de-sac, mais un espace d’échanges. C’était l’époque où les distances comptaient et où les bords de routes étaient des lieux pleins de vie. Le concept de transport s’étant modifié, la vallée le fut de même. Les cols ont perdu de leur importance au profit du tunnel du Fréjus construit dans les années 1980 et d’où émerge désormais une autoroute ahurissante qui, de galeries en viaducs, nie absolument la géographie montagneuse. Les camions y font entendre leurs moteurs à toute heure, laissant un peu plus libres les deux nationales qui serpentent en fond de vallée. L’idée de voir s’y ajouter une ligne TAV, saillie supplémentaire dans ce territoire encaissé, a évidemment soulevé d’emblée la contestation.
C’est dans les années 1990 que le Val Susa devient pour les instances européennes un maillon du « corridor stratégique numéro 5 ». Ce couloir est censé relier Lisbonne à Kiev à grande vitesse, en passant par Lyon et Turin. Seulement voilà, entre les deux se trouve la plus haute chaîne de montagnes du continent. Qu’importe, des tunnels seront percés : cinq côté français de 86 kilomètres cumulés, trois en Italie de 68 kilomètres, et le plus long, sur le tronçon frontalier, qui mesurera la bagatelle de 57 kilomètres. Finalement, sur les 221 kilomètres séparant les deux villes, 154 seraient sous terre. Qu’importe également qu’un TGV passe déjà dans la vallée, certes sur une voie qui limite quelque peu sa vitesse. Qu’importe, enfin, que les trains reliant actuellement Lyon à Turin soient à moitié vides.
Les travaux ont débuté par le percement des descenderies, tunnels perpendiculaires à la galerie principale, qui lui serviraient ensuite de voies d’accès. En France, trois de ces forages ont déjà été effectués, mais en Italie, l’unique chantier entamé avance à pas de fourmi. Il se trouve à la Maddalena, sous le petit village de Chiomonte, dans la haute vallée de Susa, en lieu et place d’un site archéologique d’importance. Sur une zone nivelée et déboisée, derrière d’imposants barbelés, une immense zone militarisée entoure le trou, d’où s’échappent d’épaisses volutes de poussière emportées au gré des vents montagneux, qui remontent ou descendent la vallée en suivant la courbe du soleil. C’est une poussière qui fait tousser, et grincer des dents lorsqu’on sait que ces montagnes contiennent de l’amiante et de l’uranium. La vallée constitue même le principal gisement uranifère d’Italie, dont les mines se trouvent à quelques encablures du chantier de la Maddalena… Les compteurs Geiger s’affolent lorsqu’on s’en approche, ou lorsqu’on assiste aux matchs de football sur le terrain de Giaglione, aplani grâce aux remblais extraits de la montagne. Lesquels remblais attirent immanquablement la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise, qui a fait de leur transport sa spécialité. « TAV = mafia » s’affiche donc en immenses lettres blanches sur une des pentes de la vallée, rappelant les scandales qui ont été mis au jour à l’intérieur même des entreprises travaillant au chantier. Car il y a là de l’argent à se faire : le percement du tunnel principal à lui seul est estimé à 13 milliards d’euros, somme qui ne cesse d’enfler d’année en année. Le plan européen de financement est si extravagant que nombre de Valsusains prédisent que les travaux s’éterniseront, avançant lentement au rythme des flots de subventions, et seront laissés à l’abandon une fois ceux-ci épuisés. À moins que les No TAV n’y mettent un terme…
« On gagne déjà. Ce serait beau de se lever un beau matin et de lire dans le journal : les No TAV leur ont tellement cassé les couilles en les retardant qu’ils ont gagné. Mais on ne le lira jamais ! On l’écrira nous-mêmes sur nos sites, dans nos livres… et peut-être dans le vôtre ! »
Luca, du comité de lutte populaire de Bussoleno
[1] Ces brochures d’entretiens ainsi que Défendre la zad (paru à L’éclat, en janvier 2016) sont disponibles sur notre site internet.
[2] Pour une lecture plus fluide, le choix a été fait de se plier aux règles de la grammaire française et de ne pas féminiser l’ensemble du texte. Malgré ce parti pris stylistique, nous aimerions que l’usage conventionnel du masculin pluriel comme sujet neutre n’invisibilise pas la forte présence des femmes dans ces luttes et qu’il soit clair que les « opposants » sont en réalité moult « opposantes ». Du côté de la zad de Notre-Dames-des-Landes, la féminisation du langage est courante, reflet d’une attention à dénoncer et tenter de déjouer les rapports de domination à travers un usage différent du langage parlé et écrit. Les citations ont donc été féminisées lorsque les personnes interviewées le souhaitaient, afin d’être le plus fidèle possible à leur parole.
[3] Voir l’enquête de Nicolas de La Casinière, Les Prédateurs du Béton, enquête sur la multinationale Vinci, collection « à Boulets Rouges », Libertalia, Paris, 2013.
[4] De nombreux travaux documentent l’absurdité de la construction de l’aéroport. On peut citer entre autres les productions de l’« Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d’Aéroport », des « Naturalistes en lutte » et le livre de Françoise Verchère, Notre-Dame-des-Landes, la fabrication d’un mensonge d’État, La-Colle-sur-Loup, tim buctu éditions, février 2016.