Chacun sait qu’un territoire se défend avec ses habitants et qu’un territoire vidé de sa population est facile à conquérir.
Les habitants qui résistent [1] – Notre-Dame-des-Landes.
Les habitants de la Zone d’Aménagement Différé de Notre-Dame-des-Landes, sommés d’aller voir ailleurs si l’intérêt général y est pour laisser place à l’implantation d’un « équipement structurant », sont bien placés pour comprendre la nature de cette vieille discipline de gouvernement qu’on appelle aménagement du territoire. Mais si dans leur cas précis « vider le territoire » a pris la forme très littérale de l’expropriation, la plupart des opérations d’aménagement n’excluent pas la présence d’une population : ce qu’elles vident pour s’assurer d’une perpétuelle possibilité de conquête, c’est la possibilité même de déployer des manières d’habiter pleines.
Si on entend en effet par habiter une façon de s’enchevêtrer à des mondes singuliers, de se sentir des attaches quelque part, de modeler et créer ses espaces quotidiens, une bonne partie de la population n’habite plus nulle part, ou pourrait en tout cas tout aussi bien habiter ailleurs. C’est le résultat de la façon dont se perpétue aujourd’hui un quadrillage de l’espace qui l’emplit de chantiers, de signaux, de lumières, de bruits et de flux, laissant peu d’interstices ; résultat aussi d’un mode de gestion qui orchestre la circulation entre zones résidentielles, commerciales ou touristiques – pour ne prendre que quelques exemples – et qui pour en assurer la fluidité s’attaque à tout ce qui achoppe, à tout lien ingérable.
De l’éclairage public aux boulevards haussmanniens du XIXe siècle en passant par les grands ensembles et les banlieues pavillonnaires des années 50, l’agencement du territoire a toujours été l’objet de planifications attentives du pouvoir. Mais la décennie passée a, nous semble-t-il, été l’objet d’offensives accrues, appuyées par des outils et des théories nouvelles (cf. carte page suivante), et s’immisçant dans le vide laissé par la désagrégation des ancrages communautaires du siècle passé, ouvriers ou paysans… Il en découle un sentiment de vacuité tellement partageable, qu’habiter est devenu un geste directement politique.
Une partie des luttes qui nous ont portés à travers la décennie vient de là, aussi bien défensivement que positivement : de la destruction de caméras de surveillance et de la dissémination des zones à défendre contre les grands projets d’aménagement, jusqu’à la réappropriation de lieux a priori hostile dans les friches urbaines. Parallèlement s’est affinée une pensée du territoire : d’un côté, on a pu par exemple chercher à nommer et comprendre l’ennemi à travers le concept de métropole (cf. carte page suivante), déjà développé par l’autonomie italienne des années 70. D’un autre, pour beaucoup d’entre nous, s’ancrer, faire consister un territoire, s’y projeter en groupe et sans replis est devenu un impératif éthique autant que politique.
Cette constellation déclinera des manières d’habiter. Ici, la prise d’un lieu se peuple d’explorations affectives, ludiques et d’une critique de l’urbanisme technophile grenoblois. Ailleurs, on reviendra sur l’imbrication entre vie collective et communauté plus large à l’échelle d’un territoire. Ailleurs encore, deux habitants des Cévennes en quête de territoire se demanderont ce qu’habiter veut dire et tenteront de comprendre comment allier un art de l’habiter avec un art de ne pas être gouvernés. La correspondance entre Mica et le Choucas tentera notamment de penser des façons de s’enraciner sans s’enfermer et de jouer avec les frontières.
[1] Groupe d’habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui en 2009, en marge des associations officielles, lança un appel international à venir occuper les terres menacées par le projet d’aéroport.