Organisation (voir mouvement). Terme malheureux, emprunté à la biologie pour désigner les groupements militants (voir ce mot) et le lien qui les unit. Rudimentaire, cette notion tend à isoler les éléments, à les hiérarchiser (les mains, la tête, le bas, le haut, etc.) et à les soumettre à un tout qui leur assignerait leur fonction et leur valeur. Forces collectives (voir ce mot) les groupements libertaires (syndicats, groupes proprement dits ou tout autre type d’association) obéissent à une autre logique que l’organisation ; une logique fondée sur l’affinité, l’intimité et l’autonomie (voir ces mots), sans hiérarchie ni dépendance extérieure.
Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme, 2001.
S’organiser sans organisations était jusqu’à il y a peu une préoccupation assez directement rattachée à la sphère « autonome ». Depuis l’Italie des années 60 jusqu’aux totos des années 1990/2000, en passant par l’anti-franquisme armé du MIL [1] ou des GARI [2], les squatteurs allemands ou les luttes écolo-radicales anglaises, une myriade de groupes politiques ont en effet cherché à inventer des formes de structuration qui ne les obligent pas à s’intégrer à une instance supérieure et centralisatrice. Des expériences à la pérennité limitée, mais qui marquaient un hiatus avec l’obsession léniniste des organisations révolutionnaires pour la prise du pouvoir et leur manière plus ou moins assumée d’activer un nouvel État en germe. Des tentatives divergentes sur de nombreux points et dont la transmission est souvent chaotique, mais qui se font écho et peuvent être prises ensemble pour raconter une histoire commune, celle d’un communisme conseilliste ou d’un anarchisme plus pratique que doctrinaire.
Le « personne ne nous représente » du mouvement des indignés, en passe de devenir un mot d’ordre, est venu brouiller la distribution des cartes, et achever de révéler un phénomène à l’œuvre : en politique, l’indépendance vis-à-vis des organisations ne relève pas de la seule étiquette « autonome ». Ces dix dernières années, les expériences d’intersquats ou de coordinations anti-carcérales ont ainsi côtoyé des groupes d’ouvriers qui occupent leur usine non pas contre l’avis, mais dans l’indifférence du syndicat, des collectifs mi-humanitaires mi-clandestins de soutien aux sans-papiers, des associations-écrans d’habitants qui résistent à un projet d’aménagement. De la bande au réseau, en passant par l’assemblée ou le collectif informel, des formes s’élaborent à différentes échelles, à partir d’une maison, d’un quartier, d’un territoire en lutte ou lors de mouvements plus massifs, et tentent de composer entre elles sans se laisser envahir par les statuts et règlements, parfois même sans se donner de nom ou d’expression fixe. Des démarches hybrides qui nous intéressent ici se dégage une méfiance commune, non tant pour l’idée d’organisation que pour ce à quoi lesdites « organisations » finissent habituellement par tendre : de l’émergence de leaders à l’asphyxie dans les guerres de pouvoir, de la complaisance bureaucratique qui brime les initiatives jusqu’à l’institution qui perdure pour elle-même.
Certes, les formes classiques d’organisation n’en ont pas purement et simplement disparu pour autant et il existe des contre-exemples : les indigènes de la république ont pris parti, certains collectifs de chômeurs sont habités par un devenir-syndicat, et il s’est trouvé une association pour prétendre parler au nom des altermondialistes. Mais la fragilisation des formes canoniques du siècle passé a pour corollaire d’avoir mis à mal les velléités hégémoniques. L’espace politique que nous arpentons est hétérogène, avec ses zones d’agencement et ses points de crispation, avec des lieux pour se construire des certitudes communes et des lieux pour les mettre en jeu.
On peut se réjouir de cet éclatement et ressentir pourtant d’autant plus vivement le besoin de trouver les moyens de peser sur les situations dans la durée, de compter sur des engagements et des paroles collectives, d’assumer des partis pris stratégiques et de faire nombre. Nous pouvons dessiner des constellations et n’en être pas moins conscients que toute perspective de transformation radicale de ce monde tient à notre capacité à les envisager en chœur, à entrelacer très concrètement « habitat », « désertions », « imaginaire », « savoir-faire », « fêtes » et « interventions »… Forts de ces ambitions, la question des formes d’organisations adéquates demeure décisive. Partant de cette quête, cette constellation se donne le temps d’explorer plus en détail certains regroupements de ces dix dernières années en les abordant selon différentes échelles d’espace – quartier, ville, territoires, et de densité – groupes, assemblées ou réseaux.
[1] Mouvement Ibérique de Libération : organisation armée créée en 1971 à l’initiative de groupes radicaux barcelonais d’obédience marxiste auxquels se sont joints des libertaires toulousains.
[2] Groupe d’Action Révolutionnaire Internationaliste : organisation politique constituée en 1973, à l’époque des conseils de guerre de Barcelone contre Salvador Puig Antich et d’autres membres du MIL.