Trois récits de surgissements festifs
« Elle occupe provisoirement un territoire, dans l’espace, le temps ou l’imaginaire, et se dissout dès lors qu’elle est répertoriée. La TAZ [1] fuit les TAZs affichées, les espaces “concédés” à la liberté : elle prend d’assaut, et retourne à l’invisible. Elle est une “ insurrection” hors le Temps et l’Histoire, une tactique de la disparition. »
Hakim Bey, TAZ (quatrième de couverture, L’éclat, 1997)
Les noceurs de la cambrousse : Il existe une fête votive, à 20 kilomètres de chez nous, qui vaut vraiment le coup d’œil. En apparence, rien de plus banal : pétanque, groupe disco et buvette. À ce détail près qu’en apothéose de la soirée du samedi, sur les coups de quatre, cinq heures du matin, alors qu’habituellement le bal laisse place aux bagarres entre bourrachons, commence là-bas le traditionnel « chamboule-tout ». L’affaire est simple, il s’agit de déplacer le maximum de mobilier dans l’enceinte du village. Les pots de fleurs de Madame Pichu se retrouvent sur le balcon du grand Gilles, alors que le portail de ce dernier décore désormais la piscine de Monsieur le Maire. La fête laisse sa trace éphémère, c’est plus ou moins bien accepté, mais ça se fait, et c’est bien comme ça. Il est vrai que ça semble très anecdotique, et que si la fête en général s’approprie un territoire, c’est souvent moins par son action sur le mobilier (nous pensions également aux tables des repas de quartiers, aux feux qu’on allume quand la nuit tombe), qu’à travers tous ces corps qui dansent, crient, chantent, prennent le temps, se détachent de leurs gestes habituels. Même dans quelque chose d’aussi classique que les grandes bouffes des comités des fêtes, le fait de boire, manger, éventuellement danser ensemble, quand l’ambiance est bonne, des fois, on pourrait se croire dans un tableau de Bruegel. Et c’est d’autant plus fort quand il commence à y avoir des jeux, que ce soit cette histoire de « chamboule-tout », ou des charivaris, des cavalcades, des cartonnades… D’un coup, on suspend plusieurs siècles de dressage des corps. Quand on joue aux dés ou à la moura [2], et que ça crie, que ça chambre, si on se voyait on ne se reconnaîtrait plus. Un corps collectif apparaît, un corps délirant qui s’empare de l’espace et le remplit, complètement.
D’autres fois, quand la fête prend la rue et s’invite dans toutes les maisons qu’elle croise, on pourrait même croire que les frontières privé/public disparaissent. Voilà ce qui pourrait être un aspect politique des fêtes : l’espace public, qui n’est à personne et où seule la police fait régner sa loi, et l’espace privé où règne la famille, sont transformés en un espace commun, un espace peuplé et vivant. Mais attention, avant même les képis, il n’est pas impossible qu’une telle métamorphose trouve sur son chemin les voitures, les terrasses de café et bien sûr les inénarrables petits commerçants aigris. Il s’agit quand même de leur reprendre la rue. C’est presque une déclaration de guerre !
[1] « Zone Autonome Temporaire » (Temporary Autonomous Zone en anglais).
[2] Jeu populaire du bassin méditerranéen, se jouant à deux et consistant à « former » simultanément un chiffre avec les doigts de la main tout en criant le résultat supposé de l’addition de ce chiffre avec celui de son adversaire.