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L’Intervento s’est tenu pour la première fois dans un squat grenoblois. À l’époque, trois sombres hurluberlu.e.s racontaient l’Autonomie italienne, assis.es derrière une table et des pichets d’eau.
C’était un « exposé à trois voix », déjà bien trop long – trois heures ! – mais qui, ô surprise, semblait avoir tenu en haleine la centaine de personnes du public. Sans doute étions-nous toute une cohorte à partager alors le frisson d’un trésor qu’on entr’ouvre, celui d’un immense mouvement caché. Un mouvement social – ou, pour utiliser les termes de l’époque, un mouvement « ouvrier », voire tout simplement « le Mouvement » – « insurrectionnel, créatif, détonant, palpitant », le dernier banquet des révolutionnaires avant la contre-offensive néolibérale.
Un mouvement qui, de par son caractère de masse et sa longue durée, a pu dérouler des débats, des finesses, des tactiques, des forces de frappe que les autres « mai 68 » ont à peine ébauchés. Un mouvement étrangement proche des idées et des pratiques que nous brandissions au présent, sans trop savoir par qui elles nous avaient été léguées, une histoire dont on se sentait à la fois imprégnés et ignorants. Nous découvrions les autonomes italien.ne.s comme des cousin.e.s germain.e.s, et ça faisait du bien dans l’ère glaciaire postmoderne, où tous les liens sociaux s’effilochent, en premier lieu entre générations.
Réchauffés par ce premier round, nous décidons alors de reproduire l’expérience au fil des invitations dans des lieux autogérés, des théâtres de fortune ou des facs occupées…
Fort de liens inédits entre étudiants et ouvriers, « autonome » des partis et des syndicats, massif et violent dans ses modes d’actions, le « mouvement italien » a fait durer mai 68 pendant dix ans. Ce sont les « hordes païennes » de jeunes immigré-e-s du Sud qui paralysent les usines, revendiquant le refus du travail, remettant à l’ordre du jour les pratiques d’action directe qui avaient secoué les mêmes industries en 1920 avant de s’endormir sous le fascisme. Ce sont des quartiers entiers qui, face à l’inflation, refusent de payer les loyers ou les factures, « auto-réduisent » les produits de supermarchés. C’est une irruption tonitruante des femmes, homosexuel-le-s, jeunes et chômeurs-ses sur la scène politique. Ce sont des « Indiens métropolitains », des sabotages fracassants ou ludiques et des centres sociaux occupés. Ce sont des analyses précises et originales de la transformation de l’économie et de la valorisation des différentes facettes de l’existence. Ce sont des pratiques collectives et des appartements communautaires qui s’attachent à saper les fondements de la quotidienneté occidentale. C’est une explosion des radios libres qui se font « la voix des sans-voix » tout en jonglant avec l’ironie et la philosophie. C’est enfin le tournant de 1977, les émeutes massives dans les grandes villes italiennes, les chars blindés à Bologne, la diffusion de la lutte armée et une répression féroce : un mouvement étranglé qui n’a plus d’autres issues que la fuite, l’héroïne ou la clandestinité. Malgré ces défaites, le mouvement autonome italien demeure une source unique d’inspirations et d’interrogations sur les possibilités révolutionnaires aujourd’hui.
Tract distribué avant les représentations de l’Intervento
Une génération tout entière a été mordue par la tarentule du besoin de justice. Il m’arrive parfois d’être invité par des groupes de jeunes qui me questionnent sur l’époque où nous avions le même âge qu’eux. Je parle d’un communisme quotidien, défendu dans les luttes à coups de pieds et de feux, je raconte la vie d’une journée car telle était l’unité de mesure de notre façon de comprendre le mot communisme : non pas dans les patries étrangères qui exerçaient le pouvoir en son nom, non pas dans le futur antérieur où nous pourrions y parvenir, mais dans le piétinement de nos jours, où l’orgueil était d’être meilleurs, non pas que le pouvoir constitué ni que nos pères, mais meilleurs que nous, ce que nous avions été le jour précédent, plus généreux, décidés, experts.
Notre communisme ne visait pas à saisir les rênes de quelque diligence, il n’attendait pas de partir d’une prise de pouvoir, mais il se déroulait et se consumait dans la vague de nouveaux droits obtenus par besoin de justice et avec une méthode de choc frontal. Nous nous sommes consacrés peu et mal à l’hypothèse d’un pouvoir nous appartenant, nous avons toujours plutôt veillé à la nécessité d’une force à nous qui nous semblait utile et juste, alors que le pouvoir fort était suspect. Moi, je sais que j’ai fait, à ce moment-là, le communisme que je pouvais. Et à la question de savoir si nous étions violents : je réponds oui. Je ne prétexte pas le temps et le lieu, le sang déjà versé et les injustices. Je réponds oui : que c’est à eux, ces jeunes, de chercher pour nous les pièces justificatives, s’ils le désirent [1].
Erri De Luca, Préface à Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La révolution et l’État, Dagorno, 1998
En 2006, l’Intervento s’offre un premier tournant avec un voyage scolaire à Milan, dans les archives de la bénie « Calusca », centre d’archives du mouvement milanais, qui nous donne accès à des témoignages écrits, mais aussi à des photos, des couvertures de Rosso ou de Lotta continua [2], des enregistrements radio, des films et des chansons… Nous composons alors le « film », collage de nos trouvailles, qui s’intercalera entre les lectures.
C’est à ce moment-là que l’Intervento sort du cadre du cours d’histoire et que se bidouille un objet sensible, iconoclaste, ni théâtre, ni film, ni exposé. Les témoignages directs sont privilégiés par rapport aux analyses pédagogiques. Notre tableau kaléidoscopique transitera par les tripes. Nous enchevêtrons un parcours chronologique à travers la décennie et une approche plus thématique, passons de l’usine aux amphis ou à la rue, et faisons résonner une succession de voix insurgées. La scénographie est minimale : trois ampoules, un écran, des caisses de bière pour monter des pupitres et du drap noir. On se donne une forme qui peut être facilement réappropriée. Les représentations reprennent alors de plus belle, une petite expo voyage avec nous, une compilation des chants du mouvement est confectionnée, dupliquée et sérigraphiée.
Camarades, après toutes ces semaines de grève où on a mis le patron à genoux, tout le monde nous dit qu’il ne faut pas exagérer. Les syndicats dans l’usine nous le disent, les journaux dehors nous le disent. Que si on continue comme ça, ça sera la crise, qu’il faut faire attention parce que toute cette production en moins ça ruine l’économie de l’Italie. Et puis ce sera la merde pour tout le monde, il y aura du chômage et de la misère. Mais moi j’ai pas l’impression que les choses se passent comme ça. À part, comme disait le camarade tout à l’heure, que si l’économie des patrons fait faillite nous on n’en a rien à carrer. Et même ça nous fait bien plaisir.
Nanni Balestrini, Nous voulons tout ,rééd. Entremonde, 2013.
Nous voulons briser le culte dont sont l’objet les créateurs d’emplois et de richesse, réhabilités avec le concours de la gauche dans les années 1980. Aucun discours sur l’exploitation et la précarité n’a de sens et d’efficacité s’il s’interdit de malmener comme ils le méritent ces “bienfaiteurs de la collectivité”. »
Appel de Raspail – 23 mars 2006.
Départ dans l’ouest en pleine fronde anti-CPE, sur fond de crise, de chantage à l’emploi. Des dates s’ajoutent à l’improviste. Dans les amphis enfin habités et couverts de mots tranchants, l’Intervento tente de se raccrocher à l’explosion du sens commun propre aux grandes ruptures collectives avec le quotidien. À partir d’une histoire circonscrite, celle d’un mouvement de jeunesse en France en 2006, l’intrusion de l’imaginaire italien participe à tisser une trame débordante avec un monde plus vaste. 30 ans de destruction du vivant et de stérilisation sociale nous séparent du premier « choc pétrolier », mais il faut toujours renouer avec la croissance, s’employer à s’employer et se serrer la ceinture. Comme en écho aux milliers d’ouvriers masqués de foulards rouges qui, en 1973, pendant trois jours, bloquèrent totalement la Fiat, alors la plus grande usine d’Europe, pour proclamer leur « refus du travail », les occupant.e.s du Centre D’Étude des Modes d’Industrialisation donnent un sens contagieux à leur Appel de Raspail : « Que la crise s’aggrave ! Que la vie l’emporte ! »
Giovanni : Il y aurait sans doute moins de vitrines illuminées, moins d’autoroutes. On construirait des maisons pour nous. On inventerait une vie pour nous, où l’envie de rire éclaterait comme une fête… L’envie de jouer, de s’amuser. Où on serait même content de travailler. Comme des êtres humains, des hommes et des femmes, et non comme des bêtes abruties sans joie ni imagination.
Dario Fo, Faut pas payer ! [épilogue alternatif], tr. fr. L’Arche, 1997.
Les rencontres se prolongent après les représentations. On se demande parfois si l’on n’est pas un peu culotté d’insister pour parler dans des groupes qui ne sont pas directement les nôtres de leur manière d’envisager un processus révolutionnaire. Il n’est sans doute nul besoin de l’Intervento pour le faire, et en même temps les opportunités manquent souvent. Nous nous rendons compte en tout cas, pas à pas, que les récits de l’Italie de ces années-là et leur mythologie ouverte ont le don d’éveiller la parole.
Régulièrement on nous demande : « Vous n’avez pas un film, un enregistrement, les textes ? » Nos dénégations décontenancent, alors que tout récit doit aujourd’hui se rendre disponible sur divers supports immédiatement numérisables et partageables. Nous avons décidé que notre manière d’agencer l’histoire italienne ne serait pas déliée d’une rencontre en chair et en os, d’une interaction directe entre ceux qui l’apportent et ceux qui la reçoivent. Il y a ce pari du conte et de l’oralité aussi parce que l’on ne se balade pas tant avec un enjeu de mémoire qu’avec une envie de prospection. Au fil des dates, la discussion qui suit l’Intervento devient aussi importante que notre mise en scène. Pour sortir du récit, nous demandons à nos hôtes du temps et un certain engagement. Il s’agit d’aller à la rencontre de situations et de groupes plus ou moins diffus mais au sein desquels nous imaginons que nos récits puissent faire écho, qu’il s’agisse de dix personnes dans la librairie d’un bourg auvergnat ou de salles bondées.
Certains de nos inspirateurs italiens n’ont cessé, au cours de ces années où le verbe portait, d’entrelacer mises en scène et changement social. Dans un coin de ma tête, il y a Franca Rame et Dario Fo parcourant infatigablement les théâtres, usines et salles polyvalentes pour représenter les tensions d’alors, en débattre et participer à ce qu’elles ressurgissent plus vivement encore. Une de leurs pièces-manifestes, scandaleuse et bouffonne, sur un pillage de supermarché par un groupe d’ouvriers et leurs femmes, « Faut pas payer ! », n’est finalement qu’une histoire vraie, inspirant d’autres histoires vraies… Qui s’adresse à qui ? À quel moment et sous quelles formes l’imaginaire devient-il contagieux ?
On a beau se retrouver parfois dans des théâtres ou des cinémas, l’Intervento demeure un pur produit de la culture Do-It-Yourself : pas de contrats ni de paperasse, des voyages entassés dans une caisse prêtée et des nuits côte à côte sur des matelas posés par terre dans les chambres de nos hôtes, des représentations à prix libre juste pour remettre un peu de gasoil… Nous répétons rituellement à chaque prologue que nous ne venons « ni en tant qu’acteur ni en tant que chercheur, mais “en tant que personnes en lutte” ». Nous avons longtemps tenu à ne pas trop polir l’affaire pour ne pas être perçus comme un spectacle conventionnel… Pourtant, cette fois on a décidé de rester quelques jours à Avignon pour se former auprès de camarades comédiens. Théâtre ou pas, on a envie d’accorder une place pleine à l’intensité des lectures, au rythme, au ton et de se pencher sur cette magie-là…
Une analogie avec le service militaire me frappait, cette camaraderie formelle entretenant un certain type de concurrence : à celui qui fera la meilleure blague et maintiendra le mieux le moral de la troupe. Avec, comme à l’armée, l’élimination progressive des timides et des mélancoliques. Inconsciemment il faut marginaliser ceux qui pourraient faire peser une atmosphère peut-être plus triste mais sans doute plus vraie, correspondant de toute manière beaucoup plus à ce que les plus bruyants doivent, au fond, ressentir intérieurement. Avec comme corollaire, le culte de la virilité.
Renato Curcio, à propos des Brigades rouges, Libération des 13 et 14 octobre 1980.
Seconde partie de l’Intervento. Montée en tension. Arrivée des chars pour mater trois jours d’insurrection à Bologne en 77 et témoignages sur la lutte armée. Puis une hymne, « la violenza », comme une ritournelle lancinante sur fond d’images en vrac d’émeutes, d’armes brandies et de morts laissés sur le pavé. Cela fait plusieurs fois que l’on nous interroge sur ce moment précis et sur ce qu’il porte de romantisme révolutionnaire confus autour de la violence.
On ressent un changement d’état d’esprit au fil du temps par rapport à la réception de l’Intervento. Il y a eu les émeutes de 2005, le mouvement anti-CPE, l’implication dans les mouvements sociaux qui ont suivi, les échos des révoltes arabes, grecques, les clashes dans les usines qui ferment, les blocages économiques lors de l’automne des retraites, le resurgissement plus large et diffus de certaines formes d’action directe et de sabotage, et quelques coups de Trafalgar répressifs… Le fait d’avoir évolué dans des contextes politiques, qui, toutes proportions gardées, semblent parfois plus proches de nos récits italiens qu’au moment où l’on a commencé l’aventure en 2004, entraîne une certaine défiance vis-à-vis de formes d’exaltations naïves que pourrait occasionner la retransmission de cette histoire. Plus qu’auparavant, on nous demande de revenir sur les processus, les contenus, les doutes et ressentis. Plus l’aller-retour avec la décennie 70 se poursuit et plus on a envie de sortir du spectaculaire et de ne pas raconter l’histoire essentiellement à travers ses points d’orgue et ses gestes emblématiques… Quitte à paraître plus didactiques, donc, nous réintroduisons un personnage de narrateur qui apporte un autre tempo entre les témoignages bruts, les films et chansons.
L’ampleur du mouvement surprend tellement les autorités que le préfet de Milan convoque une série de journalistes, téléphone aux principaux directeurs des quotidiens milanais et leur déclare : “Je ne veux pas vous enseigner votre métier, mais vous ne traitez pas de la bonne manière un sujet aussi délicat que celui-là… Si vous écrivez, par exemple, sur le journal, que deux cents personnes n’ont pas payé hier le billet de tram, alors demain il y en aura deux mille pour ne pas le faire : et c’est comme ça que la désobéissance marche à toute vapeur !”.
Yann Collonge et Pierre-Georges Randal, Les autoréductions : grèves d’usages et luttes de classe en France et en Italie, 1972-1976, Entremonde, 2010.
Quelques jours plus tard, une charge de plastic fait sauter 14.000 lignes de téléphone, dont ceux de tous les ministères, ainsi que celui de la présidence de la République. Le lendemain, l’opération se répète à Gênes, où 15.000 téléphones sont à leur tour privés de ligne. On comptera, dans la semaine, vingt-sept attentats contre des centraux téléphoniques dans toute l’Italie, dont quatre au moins “réussiront”. Dans chaque cas, l’opération vise des quartiers bourgeois, en représailles des coupures intervenues dans les quartiers les plus pauvres. Parallèlement, des magistrats ordonnent à la compagnie de téléphone italienne de rétablir les lignes aux usagers qui autoréduisaient, la décision de couper ayant été prise sans tenir compte de la loi, très stricte en Italie sur ce point. Pour ceux qui autoréduisaient, c’est une première victoire. Non pas tant sur les augmentations, qui restent inchangées, mais c’est la première fois que des prolétaires s’emparent collectivement, et par la violence, d’un droit insupportable à toute société capitaliste : celui de ne plus rien payer du tout.
Idem
La nuit tombe sur le champ à côté de l’éolienne, du chapiteau et des cantines bios. C’est là que Vinci projette d’édifier la tour de contrôle du futur aéroport. Les lectures sont criées pour que l’on nous entende à ciel ouvert. Chronologie des premiers mois de l’année 77. Je suis tendu dès la série d’explosions et de pillages sur lesquels s’ouvre l’Intervento. Ici plus qu’ailleurs, on sait que l’histoire qu’on porte ce soir va heurter. Parce qu’il s’agit d’une histoire vraie et pas d’un simple revenge movie hollywoodien, parce que c’est une histoire faite de violences et qu’elle a le culot, 40 ans après, d’en assumer la nécessité. Pas mal des écolos et militants modernes présents sur le campement ont décidé quant à eux qu’ils devaient aujourd’hui changer le monde en évacuant cette donnée de leur champ d’action… Épilogue. Applaudissements. Une première intervention sur le pré donne le ton : « merci de nous avoir montré que toute lutte violente était nécessairement condamnée. » Les leçons de l’histoire nous échappent parfois.
Le lendemain, à quelques kilomètres de là, une horde cachée et masquée bondit des fourrés, court sur le parking et rentre sans faire toc toc toc dans le Super U de Vigneux-de-Bretagne. En quelques minutes, les sacs à dos sont pleins. À la sortie, une fusée et des bâtons font reculer les gendarmes et le gérant va-t-en-guerre en est quitte pour une mandale. Une centaine d’enfants sauvages repartent, haletants, pour quelques kilomètres à travers champs et chemins de traverses, par les sous-bois et les fossés. L’hélico bourdonne, mais ne parvient pas à les tracer dans le bocage. Les rushes des caméras du super U figent quelques images frénétiques et burlesques de l’ « autoréduction » dans les journaux télés. Des tracts de revendication laissés sur le campement invoquent la mémoire collective du « grand Ouest » et la détermination belliqueuse qui a amené les habitants de Plogoff à la victoire face au projet de centrale nucléaire. Le lendemain, au lever du jour, un gros tas de vivres est disposé sous le chapiteau central du camp « climat ». « À partager », pour la bella vita, pour les pizzas… Dans l’ouest, différents groupes ont décidé de s’« organiser pour ne plus payer » et de lancer une série de mauvais coups. L’histoire prend parfois sa revanche, un peu abruptement, comme souvent.
En attendant, cela ne fait pas que des heureux sur le campement, et forcément, vu que nos contes de la veille relataient les autoréductions de l’Italie d’alors, on est un peu montré du doigt et pris à partie. On ne tient pas vraiment à s’improviser porte-parole de quoi que ce soit, mais une assemblée s’enclenche, gonfle, passionnée, divergente, ouvrant aussi sur de possibles plans communs entre autoproduction anticonsumériste et volonté de s’emparer des richesses là où elles sont… Ce soir-là avait le goût de chocolat.
On travaille quelques jours calfeutrés derrière les murs d’archives du Centre International de Recherche Anarchiste. 200 ans d’histoire séditieuse nous entourent, minutieusement classée, confinée. Encore prête à bondir ? Après quelques années fluctuantes, avec des lecteurs et des lectrices engagées sur le tas au fil des représentations, on décide de se fixer sur un groupe stable : cinq ami.e.s pris.e.s par des vies, des villes et des communautés de lutte singulières mais qui s’attachent à continuer ensemble et à creuser cette aventure au fil de tournées, de dates ponctuelles ou de rendez-vous d’écriture pour les années à venir. Après avoir accumulé les discussions consécutives aux représentations, nous avons le sentiment d’être dépositaires d’une histoire hybride, d’une accumulation d’allers-retours entre nos tentatives contemporaines et l’Italie d’alors, dont on aspire à tirer des leçons et des hypothèses assumées, couchées sur le papier.
Entre le nombre croissant de demandes et nos disponibilités limitées, diverses autres bandes, à l’ouest ou au nord, nous font des appels du pied pour reprendre l’Intervento. On décide de passer nos images et textes aux motivées pour qu’ils puissent continuer à circuler, être réinterprétés, et de trouver des moyens d’échanger sur les rencontres et trouvailles des un.e.s et des autres.
Pendant la Commune de Paris, les communards, avant de tirer sur les gens, tiraient sur les horloges et les détruisaient. Ils voulaient arrêter le temps des autres, des patrons. Aujourd’hui face à moi, au-delà de vos visages, je vois une mer d’horloges cassées. Tel est je crois notre temps.
Inscription laissée sur un mur, 1977, citée dans Marcello Tari, Autonomie, La fabrique, 2011.
Nous roulons et lisons à voix haute des récits sur les assemblées ouvriers-étudiants de la Fiat turinoise à l’automne chaud ou nous nous entraidons à décrypter quelque obscure théorie opéraïste. Nous longeons les Alpes côté français et nos voyages s’effectuent toujours à travers l’espace et le temps. Les villes et les dates défilent au rythme des récits de nos découvertes sur tel événement ou telle nouvelle analyse d’alors. Nous polémiquons avec Nanni, Franco, Mara et Suzanna, au point de les croire parfois à nos côtés comme des camarades avec qui un dialogue se poursuit. À force, je pense souvent avoir vécu un peu dans l’Italie des années 70, y avoir beaucoup rêvé en tout cas.
L’intelligence ouvrière refusa d’être une intelligence productive, et s’exprima entièrement dans le sabotage, dans la construction d’espaces de liberté anti-productive. La vie commença à refleurir justement là où elle avait été plus radicalement effacée et éteinte, entre les lignes, dans les sections, dans les toilettes, où les jeunes prolétaires commencèrent à se rouler des joints, à faire l’amour, à attendre les contremaîtres-charognes pour leur tirer des boulons dessus, et ainsi de suite. L’usine était vue comme un camp de concentration inhumain, et commença à devenir un lieu d’étude, de discussion, de liberté et d’amour. C’était ça le refus du travail.
Nanni Balestrini, Primo Moroni, L’Orda d’oro [3], Feltrinelli, 1997.
Cela faisait un paquet de temps qu’on appréhendait d’aller à Paname, foyer de vieux exilés italiens et de générations successives de militants véners imprégnés de leur héritage. Notre version est plutôt bien accueillie le premier soir au siège de la « Coordination des Intermittents et Précaires », fer de lance des mouvements d’intermittents de 2003 et des grèves de chômeurs-CAFards. On se décale à l’est de Paris le lendemain. Quelques mois après l’expulsion de la « Clinik occupée », pendant laquelle un squatteur a perdu un œil suite à un tir de flash-ball, la « commune » montreuilloise est toujours en pleine ébullition. La Demi-lune brasse des étudiants déserteurs, des électrons libres de la cité d’à côté, des sans-pap’ africains et la diaspora italienne. Après la représentation, on s’entasse une journée entière dans une chambre pour écouter Oreste Scalzone – figure transversale aux dix ans de l’autonomie italienne et infatigable roi de la digression – qui nous rassasie d’anecdotes sur l’époque où on le surnommait Dr Molotov et d’entrechats savants sur la valorisation.
Issu de la matrice opéraïste, Oreste fut sans doute une de ces figures d’« intellectuels organiques [4] » au mouvement. Ses récits des heures passées jour après jour aux portes de l’usine à diffuser les journaux, tenter des assemblées et « enquêter [5] », nous rappellent au volontarisme d’une époque où l’on ne se contente pas d’attendre des surgissements spontanés. Pour Oreste et ses camarades, il ne peut y avoir de mouvement sans l’élaboration d’un langage commun, et certains groupes en lutte développent effectivement une capacité à poser des mots d’ordre et des mots justes sur une situation donnée. Ceux-ci pensent qu’il y a bien des fragments de la machine sociale – immigrés du sud, jeunes marginaux, homos – déjà marqués par des pratiques et des désirs porteurs d’une conflictualité nouvelle. C’est la préexistence de leurs pratiques qui permet de les nommer, mais c’est aussi le fait de les nommer qui va permettre de leur donner une puissance de projection dans le réel et de tirer volontairement le mouvement vers ces tendances. C’est entre autres cette dynamique classique mais complexe qui nous a frappés et dont nous cherchons petit à petit à refléter la richesse à travers l’Intervento. Les opéraïstes comme d’autres ne sont pas toujours émancipés des programmatismes pompeux et autres verbiages marxistes rebutants, mais si leur expérience nous parle, c’est parce qu’elle part de rencontres et d’implication directe plus que de théorisation en vase clos [6]
Il est difficile aujourd’hui de tenter de tirer des leçons d’une situation sans se trouver confronté au relativisme postmoderne ou au refus de l’ « intellectualisation », qui plus est de penser des stratégies révolutionnaires sans se voir directement accusés d’avant-gardisme. Et puis il nous est tellement malaisé de renouveler nos visions et de sortir du langage commun usé, héritier du corpus militant traditionnel, que l’on se cantonne souvent à un activisme du ressenti et de l’immédiateté. De leur côté, les intellectuels et universitaires officiels sont pour la plupart revenus à un rapport organique avec les institutions qui les financent et avec les médias qui les publicisent. Les échos prolongés de quelques voix italiennes invitent pourtant incessamment à repartir en quête d’énoncés tranchant dans le réel.
On passe l’après-midi à charrier des ordures et des meubles décatis en dehors d’une grange en cours d’effondrement et à tirer du jus, histoire de dégager un coin pour la représentation. La nécessité crée l’ingéniosité. La nouvelle salle de spectacle restera. Je hais quand même les dimanches et les fins de tournée.
En novembre 68 à Milan, les revendications pour obtenir des logements étudiants supplémentaires laissent place à la volonté de les prendre là où ils sont. Il est décidé de s’emparer de l’hôtel Commercio en réponse à l’expulsion de 300 étudiants-prolétaires de la maison de l’étudiant. L’hôtel devient rapidement la plus grande “commune” urbaine d’Europe. S’y côtoient des jeunes travailleurs immigrés, des étudiants-prolétaires, de multiples personnes et groupes de la contre-culture, des membres des Comités ouvriers de base, et aussi l’Union des femmes italiennes.
J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 1968 et le Mai rampant italien, L’Harmattan, 2008.
À Rennes, pendant le mouvement des retraites d’anciens locaux CFDT occupés avaient servi pendant plusieurs semaines de cantine et de point de ralliement pour les blocages et manifs. L’expulsion abrupte de cette « maison de la grève » et la fin du mouvement avaient laissé intactes les aspirations à un espace d’organisation qui permette de poursuivre les rencontres de l’automne. La réfection d’un nouveau lieu, loué cette fois, a demandé des mois d’intense boulot. À notre arrivée, il règne une fébrilité joyeuse à ce que la nouvelle Maison de la grève s’emplisse enfin. L’Intervento est en ouverture de la semaine d’inauguration. Il pèle grave malgré le monde et on tremble un peu. Ici l’Intervento fait un peu partie des rituels autour desquels se soude une communauté de lutte. Certains l’ont déjà vu trois ou quatre fois, connaissent les chansons, guettent les changements. Le lendemain, Marcello Tari vient présenter sa version de l’histoire de l’autonomie italienne. Lui aussi a tenté, à travers un livre, d’en faire une histoire pour le présent. Parce qu’il invoque un fonds commun, qui s’est disséminé à travers des partis pris politiques et des univers parfois hétérogènes, le passage de l’Intervento est régulièrement une occasion pour que des collectifs aux liens distants échangent à nouveau. C’est à partir de cet imaginaire, ici bien vivant, d’où émergent les exemples et parallèles, que se nouent deux assemblées qui vont dessiner des lignes de forces et tensions pour le reste de la semaine. Il y a des groupes de diverses villes et, une fois n’est pas coutume, à peu près tout le monde dans la salle a l’air de tenir pour acquis qu’il y a une force autonome qui peut émerger dans le paysage politique ici et maintenant. Le consensus s’arrête là. Certains retiennent des autonomes italiens leur refus de toute forme de revendication face au pouvoir, d’autres mettent en avant leur capacité à se tenir dans une perspective révolutionnaire tout en définissant des acquis partiels arrachés pas à pas. Certains s’attachent à leur volonté de « désubjectivation » et de refus des identités sociales, d’autres à leur manière de partir précisément de groupes sociaux soudés par des parcours et des oppressions communes pour mieux viser à les dépasser. Habillée de cette histoire et habitée par ces divergences, la « maison de la grève » se veut une tentative de composition sur la durée et dans un espace donné entre des groupes hétérogènes, parce qu’elle fait le pari que des énergies naîtront de ces frictions.
J’ai peur, je ne sais plus comment faire pour parler à une assemblée.
Journal de Justine, paru en mars 1977 dans le journal mao-dadaïste La Rivoluzione.
On vient de faire notre date avec la plus haute moyenne d’âge de l’histoire de l’Intervento, dans la salle municipale Auguste Blanqui, juste à côté d’un meeting du NPA. Mis à part quelques trentenaires du plateau de Millevaches, beaucoup dans la salle étaient en âge d’être à la retraite. Une personne nous confie avoir traversé en touriste l’Italie de 77 « sans s’être rendu compte de rien », d’autres mesurent la distance qui nous sépare des possibles d’antan. À quelques jours des élections et sans grands remous collectifs à l’horizon, on peine cette fois à s’ancrer sur des enjeux collectifs immédiats. Ce soir-là, à posteriori, je me dis que l’épilogue de l’Intervento sur la conflictualité qui renaît toujours, et les parallèles audacieux ou plus évidents sur les luttes du présent et l’Italie d’alors peuvent bien passer pour de la langue de bois volontariste.
Au fil des rencontres, je perçois bien à quel point la justesse de notre ton est dépendante du contexte et du groupe qui nous fait face. Quoi qu’il en soit, nos collages et récits sont toujours empreints d’un pari, d’un au-delà où peuvent venir se nicher la mauvaise foi et les fantasmes mais aussi la part vivante du récit, son imaginaire en suspens.
L’historiographie officielle desdites « années de plomb », ses repentirs publics et ses films psychologisants ont visé à enterrer définitivement un monde, à ce que dix ans de soulèvements et d’espoirs ne puissent plus se raconter autrement que comme l’échec d’une échappée terroriste marginale que l’on aurait finalement encagée et exécutée. Notre « contre-histoire » vise à retrouver une perspective stratégique, une continuité historique, à modéliser les murs à contourner ou à détruire plutôt que les impasses.
Je repense aux argumentaires enthousiastes de Fève dans un texte de bilan laissé en suspens et à sa recherche de fabriques utopiques : « Le mouvement autonome italien a donné l’écho qui manquait aux tangentes, à l’ironie, à la haine de la société, aux sécessions. Ses petites victoires flamboyantes étaient arrachées en courant, “à coups de pied et de feux”, mais on nous les conte comme partielles, dispersées dans un “éternel présent”, teintées d’un accent nihiliste, annonciatrices d’un post-modernisme “no future”. Il lui a peut-être manqué ce qui pouvait finir de prolonger cette fuite : un horizon désirable et appropriable vers lequel s’orienter, une passion pour la dimension sociale, une réflexion créative sur la production de ce dont nous avons besoin pour vivre. L’autonomie italienne nous signale peut-être en creux une tâche qui fait aussi cruellement défaut aux luttes actuelles : tout mouvement a besoin, pour s’alimenter, d’un débat passionné, profond, vivant et libre, sur la société dont on rêve. Sans cela, comment répondre au fatalisme géant de notre époque ? »
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Dès le mois de février, quelque chose d’apparemment inexplicable avait commencé à secouer les entrailles de Milan. La ville semblait renaître. Mais d’une vie curieuse, trop forte, trop violente et surtout, trop marginale. Partout, c’était le même scénario : des bandes d’adolescents s’élançaient à l’assaut de la ville. D’abord, elles occupaient des maisons vides, des boutiques désaffectées, qu’elles baptisaient “cercles de la jeunesse prolétarienne”. Puis, de là, elles se répandaient peu à peu et “prenaient le quartier”. Cela allait de l’animation théâtrale au petit “marché pirate” sans oublier les « expropriations ». Au plus fort de la vague on compta jusqu’à trente de ces cercles. Chacun possédait bien entendu son siège et beaucoup éditaient de petits journaux.
Fabrizio Calvi, Camarade P38, Grasset, 1982.
On a dû rajouter une date à l’arrache parce que tout le monde ne rentrait pas dans la salle. Au final, la prolongation du séjour nous offre deux moments de discussions avec la bande du CREA. Ils ont lancé un mouvement d’occupation d’immeubles depuis des mois avec des familles à la rue, des squatteurs, des travailleurs sociaux ou des voisins et arrivent à rassembler et catalyser une énergie contagieuse, bien au-delà des barrières et entre-soi habituels. Ici, pour le coup, les discussions post-Intervento ont un sens immédiat. On va chercher des billes du côté de l’Italie, on croise nos vécus récents et la manière dont nous nous sommes organisés avec les centaines de demandeurs d’asile arrivés brusquement dans notre ville pour que ceux-ci ne restent pas à la rue… On est face à un groupe pris jusqu’au cou dans un mouvement, et ravi d’une opportunité pour reprendre son souffle et échanger sur les tactiques et le fond, sur les possibilités de durer, sur leur identité plus ou moins affirmée et plus ou moins diffuse et réappropriable, sur les rapports en tension aux institutions et aux revendications.
À notre arrivée, la bande du CREA venait d’occuper, avec un groupe de migrant.e.s, l’ancienne prison Furgole où furent notamment enfermés les antifranquistes espagnols dans les années 40 : une forteresse avec une porte à dérouter un bélier. Les rues de Toulouse, pour qui sait les déchiffrer, sont encore imprégnées de la geste de ces exilés et puis de celle explosive de cette génération qui prit les armes dans les années 70 entre Toulouse et Barcelone pour hâter la chute du franquisme et tenter de conjurer la transition vers une démocratie libérale. Encore une histoire oubliée, mal digérée, ressuscitée par Jean-Marc Rouillan dans son triptyque biographique, De mémoire, qui me sert cette fois de carte de la ville. D’une cité à l’autre, je repense à une autre forteresse symbolique et à l’occupation du bâtiment désaffecté de la banque d’Espagne sur la place centrale de Barcelone à quelques jours de la grande grève générale de 2010. C’était là qu’avaient été fusillés bon nombre d’anarchistes catalans en 36. Même à contretemps, j’aime notre manière de faire irruption dans ces lieux scarifiés et de les peupler pour quelques jours ou quelques années, comme une délicieuse et improbable revanche sur la topographie de l’ennemi.
Au cours des dix dernières années, bien d’autres que nous ont été portés par une passion italienne avec le risque de cristalliser nos aspirations autour d’un univers de référence un peu hégémonique. Sur la place du village au Mas d’Azil, des potes nous parlent d’un exposé sur l’histoire de la psychiatrie réalisé lors de rencontres sur la folie et de leur excitation à lui trouver des formes moins conventionnelles… L’inventivité du Peter Watkins de La Commune, des conférences gesticulées d’un Franck Lepage, ou des réécritures mythiques de Wu Ming nous a passionnés…. Au fil de la route, l’Intervento inspire à son tour d’autres tentatives de récits vivants : des occupant.e.s de la ZAD qui souhaitent faire écho aux mouvements écolos radicaux anglais des années 90, des ami.e.s barcelonais.e.s qui relatent les révoltes des années 2005/2006 en France, ou des camarades charpentiers qui reviennent sur des grèves ouvrières suisses du début du siècle… L’histoire est un champ de bataille que nous espérons contribuer à embraser avec d’autres spectres entêtés.
Il s’est arrêté de rigoler mais on aurait dit qu’il se marrait toujours il a fait la grimace tu vas voir que de toute manière on va s’en prendre pour des années tous les deux et quoi qu’on leur dise la flamme a faibli d’un coup puis s’est éteinte pour de bon je ne voyais presque plus Ortie dans l’obscurité je lui fais je me demande quelquefois maintenant que tout est fini je me demande ce que veut dire toute cette putain d’histoire qu’est-ce que ça veut dire tout ce qu’on a fait qu’est-ce qu’on a gagné avec tout ce qu’on a fait lui m’a répondu peu importe que tout soit fini ce qui compte c’est qu’on ait fait tout ce qu’on a fait et qu’on pense que c’était juste de le faire je crois que c’est la seule chose qui ait de l’importance.
Nanni Balestrini, Les invisibles, P.O.L., 1992
Une salle municipale sur les contreforts tempétueux du massif hercynien. Il y a une bande de vieux italiens qui habitent dans un même village à une centaine de bornes de là : des exilé.e.s, sorti.e.s du fin fond d’une retraite spatiale et politique qui fredonnent en chœur toutes les chansons. Après, l’une d’entre elles vient nous raconter comment, alors qu’elle était en taule, elle avait balancé avec ses camarades sa soupe depuis les cellules dans les couloirs, pendant des semaines, pour faire craquer les matons en créant un « fleuve de bouillie rougeâtre ». Cela fait un moment que nous avons inclus cet épisode de « guerre bactériologique » tiré des Invisibles de Balestrini dans les textes lus dans l’Intervento. On l’a mis à la fin, parce qu’il arrache des rires combatifs, alors même qu’on doit bien rendre compte de l’ampleur tragique du rouleau compresseur répressif qui a dévoré leur génération. À vrai dire, j’avais pour ma part toujours pensé que ce « fleuve de bouillie » était un mythe emphatique et semi-fictionnel imaginé par Balestrini pour son roman. Mais, ce soir, la camarade italienne nous conte comment les prisonniers masculins les regardaient de haut au début parce qu’ils pensaient que la méthode était trop molle, et comment elles avaient bel et bien fini par gagner et par leur clouer le bec, à eux, et aux matons surtout. Un des gars nous prend à partie sur l’importance du mouvement féministe et sur comment, avant qu’« elles » ne viennent un peu faire exploser tout ça, ils demeuraient de bons révolutionnaires qui partaient aux meetings et manifs la journée et revenaient le soir mettre les pieds sous la table chez leurs mères ou leurs copines. La bande de ritals nous remercie de nous être emparés ainsi de leur mémoire et affirme avec dépit que de l’autre côté des Alpes il n’y a pas d’espace pour ça, « parce que c’est encore trop à vif, tabou… »
Étape après étape, l’Intervento se fait collecte des récits de ceux que l’Histoire désigne comme « vaincus », de leurs batailles rocambolesques, de leurs élans sublimes et généreux. Les décennies qui ont suivi ont marqué un tournant dans la guerre des mémoires, et les souvenirs atomisés se sont refermés sur eux-mêmes comme une boîte à bijoux. Il y a quelques années Oxymo nous avait confié, après des heures de récit sur les Indiens métropolitains, qu’il n’avait jamais pu raconter son histoire à sa fille : « parce qu’il y a eu trop de morts », à cause de ce qui a suivi, de la honte d’avoir perdu, des autoroutes de l’histoire officielle dont les panneaux lumineux ne titrent plus que sur les années de plomb. En nous prenant dans ses bras, il nous disait que l’on avait bien raison de tenter quand même, de nouveau : « mais surtout n’oubliez jamais de partir suffisamment entourées ! »
Ce soir-là en Ardèche, malgré les années de silence, de douleurs et de distance avec ceux qui se sont perdus en route, nous avions face à nous des vétérans aux yeux rieurs qui persistaient à poser des questions révolutionnaires, sans bégayer sur le passé.
Si le vent soufflait, aujourd’hui, il souffle plus fort.
Les idées de révolte ne sont jamais mortes ;
S’il y en a un qui l’affirme, ne l’écoutez pas,
C’en est un qui veut seulement trahir ;
S’il y en a un qui l’affirme, crachez-lui dessus.
« Contessa », chanson de Paolo Pietrangeli
[1] Les citations en début de paragraphe sont référencées mais elles ont été souvent librement remaniées au cours de l’histoire de l’Intervento.
[2] Périodiques du mouvement, issus du courant opéraïste basé à Turin pour l’un, et organe national du groupe Lotta continua pour l’autre.
[3] « La horde d’or ». Récit à plusieurs voix revenant sur les dix années de « la grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle » de 1968-1977 en Italie.
[4] Les opéraïstes étaient héritiers de la conception gramscienne de l’ « intellectuel organique ». Gramsci conseilliste, fondateur du Parti Communiste italien et inspirateur de mouvement d’éducation populaire avait cherché à encourager la formation d’intellectuels issus de la classe ouvrière et exprimant ses expériences et ses affects. Il contestait la séparation et avançait que « tous les hommes étaient des intellectuels même si tous n’en occupaient pas la fonction sociale ».
[5] L’ « enquête ouvrière », forme de rencontre et d’étude partisane, était une pratique opéraïste destinée à définir la « composition de classe », la réalité ouvrière dans ses composantes affectives aussi bien que matérielles.
[6] De fait, ce sont des années où les concepts font mouche et rentrent en dialogue direct avec la rue : l’ « usine diffuse » comme nécessité de sortir le conflit des lieux de travail puisque l’exploitation se situe dans tous les domaines de la vie, l’ « ouvrier masse » comme rupture vis-à-vis de la figure prolétaire traditionnelle fière de son savoir-faire et le « refus du travail » comme incarnation du rapport moderne à la production capitaliste et levier pour en finir avec elle, l’ « extranéité » comme étrangeté volontaire aux injonctions sociales, la « métropole » et la réorganisation préventionnelle du territoire urbain, ou la « révolution moléculaire » et « les machines désirantes » comme injection des affects dans le monde politique… .
ECILA : Au départ il y a les sources officielles, celles de l’État et de sa police, qui enregistrent les données glaçantes de leur victoire : nombre d’arrestations, d’emprisonnements, de morts, nom d’une organisation de lutte armée maintenue sous les (...)