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(suite)
7. Quelques minutes après l’« accident » qui a coûté la vie à Lakhamy et Moushin, le commissaire de Sarcelles qui s’est rendu sur les lieux est mis K.O., à coups de barre de fer. Des groupes de jeunes très mobiles attaquent la police. Les renforts tardent à arriver et pendant les deux premières heures, les flics du coin (environ 80) et la quinzaine de baqueux se sentent bien seuls. Quand les premiers CRS arrivent, ils repoussent un moment les assaillants dans la cité, puis subissent des tirs de plomb. La Compagnie de Sécurisation n’arrive qu’une heure après. Deux postes de police sont incendiés. Le lendemain, tentative d’incendie de la Trésorerie Générale : « on va cramer nos amendes ! ». Incendie du magasin Aldi et de la bibliothèque. 83 flics blessés dans la nuit, dont 47 par armes à feu. Les groupes mobiles s’orientent grâce à des guetteurs et en fonction du mouvement des flics (plusieurs talkies ont été arrachés aux condés pour obtenir les infos directement depuis les fréquences de la police). Des groupes de policiers sont attaqués au corps-à-corps. Des bagnoles tournent pour remplir les jerrycans et alimenter les ateliers de fabrication de cocktails. Poubelles, portières démontées, panneaux de signalisation sont transformés en boucliers. Les émeutiers portent des casques de motos, des accessoires de hockey, des protections de kick-boxing. Des habitants balancent de l’eau depuis les balcons pour contrer l’effet des lacrymos. Quand la police charge, ça caillasse depuis les étages. Certains coins sont intégralement plongés dans le noir. Des pierres et des poubelles forment des barricades pour contrôler le mouvement des flics. Pendant deux jours de novembre 2007, Villiers-le-Bel aura tenu tête aux flics, disputant la force à la loi.
8. « Je me rappelle – je ne sais plus très bien quand c’était, peut-être pour l’élection de Sarkozy : au détour d’une rue remonte l’odeur de la lacrymo et une foule de gens avec des foulards sur la gueule. Là, c’est con hein, mais je me suis dit « ça y est, c’est reparti ! », je me suis senti revivre le CPE… limite je me suis senti revivre tout court en fait. »
« Les flics, on les avait cherchés après, on se disait “les émeutes en banlieue et le CPE dans la foulée, c’est sûr ça va re-péter bientôt”. Finalement moi pendant les manifs du CPE j’avais jamais été pris vraiment dans des affrontements, je crois pas me souvenir d’avoir jeté une pierre en fait (rires). Mais y’avait ce truc qu’à des endroits ils avaient reculé, et on avait ce sentiment qu’on entrait dans un cycle où les occasions de se friter seraient nombreuses, et que partout où on pourrait les faire reculer à nouveau on gagnerait quelque chose. »
« Les mois qui ont suivi c’est pas que j’ai déchanté, j’y croyais toujours, mais j’avais l’impression d’avoir la poisse : il suffisait que je me pointe dans un endroit où potentiellement ça partirait pour qu’il ne se passe rien. Je te jure, plusieurs fois on se dit “allez on y va”, on prépare du matos, on fait des fois pas mal de bornes, et au final : rien. Au bout d’un moment je disais “cette fois-ci j’y vais pas, comme ça il se passera peut-être un truc” (rires). »
« Finalement, dans les années après, la malédiction s’est levée (rires), et y’a eu de bonnes occasions de voir ce qu’on valait face aux flics. Y’a eu Vichy, Strasbourg, Poitiers, notamment, pour citer les “rendez-vous” les plus remarqués par le ministère de l’Intérieur. Après, je crois que ce qu’on a appris là, c’étaient pas tant des techniques de combat ou je sais pas quoi, qu’à repenser ces trucs d’affrontements dans une perspective plus large. Aujourd’hui je peux encore faire des centaines de bornes pour aller dans une manif, mais ça sera pas juste en espérant que ça pète, c’est que j’y vois d’autres choses qui font sens. »
9. Avec le kit de prélèvement ADN, le flashball est l’emblème de la police des années 2000. Même côté « troisième millénaire », même diffusion massive au cours de la décennie, même valeur paradigmatique : l’ADN pour le rêve de surveillance totale, le flashball pour l’exercice ambigu du maintien de l’ordre en société démocratique. Les forces de l’ordre doivent rester maîtresses du territoire en toutes circonstances, mais sans jamais pouvoir prétendre à une toute-puissance absolue. Les armes dites non létales concourent à créer la chimère d’une police propre et sans bavure, en même temps que leur efficacité tient dans l’effet de sidération généré par les sales blessures qu’elles provoquent. La puissance de feu des flics et, avec elle, le rapport de force dans la rue tiennent en équilibre sur cette contradiction. Prendre le dessus sur la police n’est donc jamais un exercice purement guerrier. Quand des personnes mutilées par flashball s’organisent pour dénoncer l’usage de cette arme, y compris médiatiquement et juridiquement, la police perd du terrain.