L’Histoire Sainte ? Mais c’est toute l’Histoire !
Jacques Poulain, Salut à ceux qui vivent !
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Toute explication évolutionniste ou historique des mythes doit être rejetée,
car l’histoire est un mythe, elle est du domaine de l’imaginaire.
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire
ECILA : Nous passons, pour un temps, les Alpes. Comme un hasard, cette partie est italienne. Est-ce parce que, pour nous, leurs années 70, que certains disent « de plomb », sont devenues mythiques ? Toujours est-il qu’éclosent là-bas des réflexions et des tentatives autour de la place de l’imaginaire dans les luttes. C’est le thème de rencontres dans le Val Susa qui ont lieu désormais tous les ans. Je m’y suis rendue, et force est de constater que l’émulation d’un combat rend les idées fertiles. Car une nouvelle armée y a vu le jour : les « troupes de l’imaginaire ». Ils sillonnent la vallée durant les rencontres, criant leurs textes à la foule ou aux carabiniers. Leurs rangs comptent des habitants, et des écrivains venus pour l’occasion. Un intéressant mélange se produit dans la vallée entre les morceaux de récits « culturels » captés par la lutte, comme Astérix combattant les Romains (figure que l’on voit fleurir sur les affiches), et les morceaux de cette lutte s’immisçant dans la littérature contemporaine. Double mouvement. Mais au-delà de ces échanges, quelque chose se trame, quelque chose comme un costume cousu par la nuit des temps, et qui n’est ni une référence historique, ni un mythe dicible. Quelque chose comme la possibilité d’être en commun l’histoire, et de la conter en la vivant, sans jamais arrondir un angle, sans jamais avoir même la possibilité d’en redresser les méandres. Parce qu’on ne peut se garder du danger, de quelque peu y jouer sa peau.
Lors de la discussion publique entre les écrivains, l’un d’eux a dit que ce qu’il souhaitait le plus était que la lutte s’arrête, car ce sera seulement à ce moment-là qu’on pourra la transcrire. Alors une femme dans le public s’est levée et lui a répondu que ce qu’elle souhaitait, elle, ce qu’ils souhaitaient ici, c’était que la lutte ne s’arrête jamais, et elle a ajouté : « car c’est là qu’est la joie. » L’écrivain, déstabilisé, a repris, soulignant que le danger vécu quotidiennement rendait toute réflexion impossible, que c’était épuisant, alors qu’il y aura tant à construire après… Un homme l’a alors coupé, lui rétorquant que c’était justement le danger qui les maintenait ensemble, les réunissait et les resserrait, tous ceux qui luttent ici. Au début de la discussion, un des écrivains ne manquant pas de sagacité nous disait que les contes sont nés autour d’un feu, il y a 25 000 ans, pour parler du danger. Celui de s’éloigner du feu, d’abord. Ce danger, il court et remonte ce temps élastique en changeant de forme, pour s’emparer de nos récits, d’une certaine histoire. Walter Benjamin disait : « Faire œuvre d’historien […] signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit au moment du danger. » Nous sommes, aujourd’hui comme toujours, il y a 25 000 ans, autour d’un feu, au moment du danger. Le danger est double, celui de la métropolisation qui endigue la possibilité même d’une communauté, il n’y aurait alors plus rien à raconter, et celui de laisser filer notre histoire, de la laisser être arrachée de nous, lissée, aplatie, désarmée. Ce n’est pas l’Histoire, car elle dépasse ceux qui la portent ou la content, c’est une histoire dont la complexité rend impossible toute historicisation, toute totalisation, une histoire parlée par ses figures, par ses mythes, et dont on ne peut rendre compte qu’en la vivant, quitte à y laisser un peu de sa peau.
À l’heure du déjeuner, un homme des troupes de l’imaginaire s’est posté, face aux flics, un papier à la main, sous un pylône électrique étrangement vêtu de plastique. Si son ascension a été rendue impossible par ce revêtement, c’est qu’il y a peu, quelqu’un en est tombé. Poursuivi par les carabiniers, il avait grimpé tout en haut, avant de chuter, électrifié. Il a été grièvement blessé. L’homme entame sa lecture, une nouvelle racontant l’histoire d’ouvriers qui, le 7/07/1977, mettent à terre un pylône électrique relié à leur usine :
Sghez se déplace dans l’obscurité avec assurance et dit Pas de lumière, pas de cigarette la bête est là à trente mètres sur la gauche. Nous le suivons en évitant les buissons et les troncs d’arbres et d’un coup nous voilà face à lui. Dans l’obscurité il semble encore plus grand. Un monstre de fer de 25 mètres sur le fond du ciel étoilé. Le pylône soutenant la ligne de 400 kilowatts est planté sur une plateforme en béton armé au bord de la corniche. À un mètre cinquante s’ouvre un ravin sans arbres. De là la vue s’ouvre sur toute la vallée en contrebas pleine des lumières blanches jaunes bleues vertes des dizaines d’usines. Meuccio sort de son sac des jumelles 10 pour 40 et Massimino commence à aligner tous les outils sur la plateforme. Je regarde le pylône et je commence à douter que l’on puisse vraiment le faire tomber avec de simples scies à main.
[…]
Tombe tombe tombe, je répète je ne sais pas combien de fois. Puis d’un coup un fracas de fer. Un deux trois quatre câbles se déchirent se contorsionnent comme d’énormes serpents se touchent en l’air et l’obscurité s’illumine de lampes blanches qui éblouissent. La cime du pylône s’abat sur les arbres au fond du ravin. On entend le bruit des branches des troncs qui se cassent l’un après l’autre, mêlé aux bruits de fer tordu et d’éboulis. La terre tremble sous les pieds et des flots d’étincelles se lèvent au fond du ravin s’éteignant dans l’air dans un nuage de fumée qui sent le brûlé. Je n’arrive pas à comprendre combien de temps dure ce bordel où sont les autres combien de temps s’est écoulé. Au fond de la vallée les lumières des usines s’éteignent en damier l’une après l’autre. Il reste seulement l’obscurité le ciel plein d’étoiles et le silence.
[…]
Ainsi nous nous asseyons tranquillement sur l’herbe et chacun notre tour nous collons notre œil dans le télescope tandis que Meuccio, à mi-voix, nous apprend à regarder toutes les étoiles. Pendant une heure. Qui a été le temps le plus long de tout le temps de notre vie.
Y jouer sa peau… Sergio Bianchi termine sa lecture, ému, applaudi. Il y a de la revanche et de la joie dans cet à-propos…
Comment raconter ? Voici souvent notre limite, notre inconnu. Certains essaient, tentent une forme, écrite ou orale, ensemble. J’ai rencontré ici Wu Ming 2 et 5, membres d’un collectif d’écrivains qui ont choisi la forme du roman, de l’épopée. Leur premier livre à plusieurs mains, L’œil de Carafa, retrace la vie d’un des compagnons de Thomas Müntzer, anabaptiste millénariste du xvie siècle qui a levé une armée pour s’opposer au pouvoir politique et religieux en place en Rhénanie et dans le canton de Berne. En 1525, la « guerre des gueux » se terminera par un massacre, mais le souvenir de la prise de Mühlhausen, des émeutes et des victoires perdurera. À la lecture de cette histoire vieille de presque cinq siècles, on découvre des pistes pour les luttes d’aujourd’hui. D’autres livres sont venus ensuite, comme Manituana, récit de la vie en Amérique du Nord lorsque les frontières entre Indiens et Blancs n’étaient pas encore définitivement tracées de sang.
Puis comme un écho, on déroulera le carnet de route d’un des participants à l’Intervento, une tentative française de narrer l’histoire italienne des années 70, à l’oral cette fois-ci, avec des lectures, des chansons et quelques images.