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Tous ces hommes résolument tournés vers l’Avenir et qui croient en notre recherche de précision scientifique en l’infini humain, qui croient à l’Homme de demain, sur-évolué par rapport à ceux d’hier et se profilant déjà sur celui d’aujourd’hui, c’est à eux que j’adresse mes plus émus témoignages d’affection collaboratrice, comme à des associés en un effort pénible d’enfantement de cette Science neuve : la cybernétique.
Louis Challier [1]
Code is law.
Précepte hacker
Il y a maintenant plus de 60 ans, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, commençait à se cristalliser le concept de cybernétique. Partie d’une définition assez restreinte (essentiellement comme « science des informations et de leur circulation »), la cybernétique est devenue dans les décennies suivantes un lieu de convergence entre de nombreux domaines scientifiques. Sa naissance a provoqué dans les milieux universitaires une forte émulation, en particulier aux États-Unis ; ce nouveau paradigme scientifique s’est alors infusé dans un bon nombre de disciplines, parmi lesquelles la psychologie, la sociologie, ou la quasi-totalité des sciences du vivant (génétique, physiologie, médecine). Elles ont peu à peu intégré les méthodes et les concepts de cette nouvelle science, qui put d’ailleurs dès le départ se prétendre en dehors, voire au-delà de toute science, du fait de sa prétention à englober tous les pans de la connaissance, tout en partant d’un pragmatisme radical.
Le concept de cybernétique est issu du terme grec kubernesis, relatif au fait de piloter un navire : science du gouvernail, la cybernétique allait rapidement devenir une science du gouvernement. La définition qu’en donne actuellement Wikipedia est celle d’une « science des systèmes autorégulés, qui ne s’intéresse pas tant aux composantes qu’à leurs interactions, et où est pris en compte avant tout leur comportement global. […] Elle a pour objet principal l’étude des interactions entre “systèmes gouvernants” (ou systèmes de contrôle) et “systèmes gouvernés” (ou systèmes opérationnels) […]. »
Il semble que l’on mesure bien mal, de nos jours, comment le paradigme cybernétique s’est diffusé à travers tout le champ social ; si bien que cette notion évoque surtout les machines de calcul que sont les ordinateurs, et ce qui leur est directement lié (Internet, le mythe de la Matrice, les Nouvelles Technologies), et laisse de côté le paradigme de calcul optimal du monde qui est son véritable fondement. C’est pourquoi il est indispensable de comprendre comment, et combien, celui-ci influe sur le cours des choses depuis sa création. Il demeure le plus souvent innommé, et cette absence de désignation complique nettement sa compréhension.
Que recouvre, en substance, ce paradigme ? La cybernétique aborde son objet d’étude comme un système, ouvert ou fermé, voire semi-ouvert, qui se trouve confronté à sa propre évolution, ainsi qu’à l’influence d’autres systèmes. S’ensuivent des notions comme celles de rétroaction (en anglais feedback), de régulation ou d’autorégulation, de perturbation, de stabilité, ou encore d’entropie. Le système étudié est abordé sous l’angle de ses conditions de stabilité et d’instabilité, de ce qui lui permet de se perpétuer ou ce qui l’amène à être détruit ; l’élément central permettant cette analyse est celui des informations, de leur prélèvement et de leur mesure. Plus il y a d’informations, plus la compréhension peut être précise, plus on peut prévoir les perturbations et leur régulation – le tout à condition de disposer d’une puissance de calcul suffisante pour pouvoir traiter cette somme de données : ce en quoi les ordinateurs sont d’une aide non négligeable… La boucle est alors bouclée : l’analyse cybernétique et ses « systèmes de contrôle » ont besoin de machines de calcul, et la nécessité du calcul incite à produire un « système opérationnel », qui peut être le monde lui-même, pouvant être calculé.
La cybernétique, dont Internet et les ordinateurs ne sont que des conséquences, produit progressivement le monde dans lequel elle prend place : cela étant reconnu, on pourra peut-être mieux percevoir combien, depuis les sphères soi-disant virtuelles, elle a fait retour dans le « réel ». Ce qu’on nomme improprement « révolution numérique » (il s’agirait plutôt, tendanciellement, d’une révolution cybernétique) a donné naissance à toute une série de mythes ou de visées « utopiques ». Dans l’approche politique, les modifications projetées sur le « système » sont aujourd’hui souvent présentées en termes d’échanges, de régulation, ou de stabilité, dans lesquels l’information et son accès deviennent une source de conflits. Pour un peu, cette « révolution » relèverait du mouvement général de l’humanité vers le Progrès, et se trouverait par là même exemptée de toute critique : ouvrir l’accès au réseau, c’est bien ; augmenter la vitesse d’échange des informations pour tous, c’est bien ; rendre transparentes toutes les données qui circulent, et qui font partie du savoir général de l’humanité, c’est bien… L’informatique et l’Internet, outils de sauvetage d’une civilisation en déroute, se trouvent chargés d’une mission révolutionnaire qui s’accomplirait d’elle-même, en permettant (enfin !) une communication généralisée et égalitaire des individus du « village global ».
Quant à l’approche cybernétique dans sa diffusion plus « discrète », elle a déjà provoqué nombre de déplacements dans les domaines auxquels elle s’est appliquée ; si bien que sa manifestation la plus quotidienne semble se recouper assez précisément avec ce que Michel Foucault nommait « le gouvernement de soi et des autres ». Elle encourage les écolos les plus « modernes » à militer pour la traçabilité et pour le contrôle des paramètres des écosystèmes ; elle invite les urbanistes à prévoir la nécessité de relever un maximum de données ; elle engage les médecins et les biologistes à penser le soin en termes d’échanges moléculaires et d’analyses numériquement assistées ; elle amène la psychiatrie à considérer tout désordre en termes de déséquilibre moléculaire à corriger, quand ce n’est pas à étudier les vertus de la « Programmation Neurolinguistique » ; elle n’est pas sans influence sur les analyses et les prescriptions du néo-management, et finalement s’étend jusque dans les calculs de gestion des populations, pour former ce que certains chercheurs nomment désormais la « gouvernementalité algorithmique ». À travers cette approche, toute lacune d’informations, toute éventuelle perte de contrôle, prend la forme d’une menace ; et c’est finalement l’hypothèse révolutionnaire elle-même (en tant qu’elle implique justement la suspension de tout gouvernement et de tout contrôle) qui tend à être contrée.
Du point de vue des luttes sociales, on ne peut pourtant pas négliger arbitrairement ce que des pratiques nouvelles, rendues possibles ou facilitées par les ordinateurs et Internet, ont apporté : la circulation des informations sur les luttes et les possibilités de s’organiser rapidement sur de grandes distances ; la mise en place de réseaux comme les Indymedia, les recueils de textes, les mailing-lists et les fils d’infos, qui font aujourd’hui partie des pratiques de subversion et de contestation largement partagées ; ou encore la réappropriation de nombreux outils permettant de développer des stratégies de contournement de la surveillance des réseaux. Et, de manière plus large, l’ensemble des possibilités ouvertes par les machines de calcul complexes et la communication à distance ne peuvent pas plus être balayées d’un revers de main. Mais on ne considère là que la partie émergée de l’iceberg. La prise en compte du paradigme cybernétique engage à questionner l’usage et l’influence de ces outils, qu’on ne saurait considérer comme étant d’essence neutre, qui se révéleraient néfastes seulement en fonction de la manière dont on les emploie : dans tous les cas, les outils de la cybernétique incitent à envisager toute situation comme un système mesurable dont on pourrait modifier précisément l’état, en maîtrisant ses paramètres à l’aide de justes calculs ; ce qui implique, en termes métaphysiques, que la connaissance devrait nécessairement précéder l’action [2].
Il ne s’agit pourtant pas de séparer les bons et les mauvais révolutionnaires, ou de dénoncer une série de prétendus faux-amis piégés dans des croyances erronées. Le simple fait que des événements de nature politique aient pu être relayés par les outils numériques – comme ils l’ont été en d’autres temps par la presse, la radio, ou même la télévision – ne peut qu’amener à constater que de telles questions affectent ce qui est à leur portée, dans l’époque où elles prennent place. Ce qui semble plus problématique, ce sont toutes ces représentations d’une « révolution numérique » selon lesquelles l’approche cybernétique ouvrirait des possibilités en elles-mêmes révolutionnaires. Car cette « révolution » ne signifie, en soi, que l’expansion intégrale du regard cybernétique sur le monde, dont la finalité est celle du contrôle total – fût-il « démocratique ». Ce dont il est question, c’est donc de savoir quand on décide, en connaissance de cause, d’adopter ce paradigme, et comment on préserve la possibilité de s’en extraire – ce qui ne peut se faire que depuis d’autres approches, d’autres paradigmes.
À propos du règne de la marchandise et de son extension généralisée, l’analyse marxiste avait développé les notions de « subsomption formelle » (où l’argent se répand comme outil d’une mise en équivalence généralisée ; où le capital subsume le travail) et de « subsomption réelle » (où la mise en équivalence, achevée, ne connaît plus d’en dehors ; lorsque le capital subsume tous les aspects de la vie). Il est sans doute trop tôt pour savoir si une analogie avec le modèle cybernétique recèle une réelle pertinence ; mais dans cette hypothèse, de nombreux indices laissent à penser que nous assistons à une subsomption cybernétique formelle, dont l’achèvement (quelque chose comme un « bon gouvernement mondial » entièrement assisté par ordinateur) ne manque pas de faire rêver ceux qui sont aux commandes d’une certaine machinerie infernale.
La cybernétique a été depuis toujours une science du gouvernement, dont la diffusion s’est réalisée à une vitesse telle qu’il a été jusqu’à présent malaisé de mesurer son influence. L’hypothèse révolutionnaire, si c’est bien à la possibilité d’une pluralité de mondes qu’elle s’attache, ne peut plus s’épargner d’en comprendre les effets, et de lutter contre l’expansion hégémonique de ce modèle… et de ses « avatars ».
[1] Actes du 2ème Congrès international de cybernétique, 1958, in C. Lafontaine, L’Empire cybernétique, Seuil, 2004.
[2] Sur ces conclusions, voir F. Metz, Les Yeux d’Œdipe, Pontcerq, 2012. On peut ici prendre l’exemple d’un projet d’aménagement d’aéroport bien connu, qui prévoit la suppression de zones humides protégées : l’approche cybernétique, y compris et surtout sous les traits de l’écologie, est celle qui permet de mesurer exhaustivement les dégâts sur l’écosystème, et de recréer ailleurs un écosystème « équivalent ». Le piège cybernétique consisterait à se contenter de lutter pour que toutes les caractéristiques originelles du milieu dévasté soient recréées ; alors qu’une approche non cybernétique s’énoncera, par exemple, en refusant de considérer la contre-expertise – langage de la domination – comme étant la seule contestation légitime. « NON À L’AÉROPORT ».