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29 septembre 2011
Chers compagnons,
Je vous raconte à la hâte l’aventure étrange que je viens de traverser. Je faisais des recherches sur l’imaginaire, potassant livres érudits, essais pompeux de philosophes oubliés et autres théoriciens poussiéreux. J’essayai de le définir, mais sans succès. Dès que se refermait la cage d’une définition, il se faufilait. À peine avais-je posé sur lui la sentence « ce qui n’est pas réel » qu’il s’était déjà enfui… Je désespérai de parvenir à le décrire, et commençai à rêvasser, les yeux perdus dans l’entrebâillement de la fenêtre. Un petit souffle agitait les rares feuilles encore pendues aux branches, et les arbres se transformaient peu à peu en estampes, noircissant devant le crépuscule. Je distinguai çà et là des formes dans les nuages, des formes de plus en plus nettes. Mes yeux pensaient, mon esprit reposait. C’est alors qu’une voix aux accents ironiques se fit entendre.
« Vous autres modernes, il faut toujours que vous fassiez des dichotomies là où il n’y en a pas. » Damned ! Qui avait parlé ? Je regardai partout, personne. Je commençais à me persuader que ma santé mentale vacillait sérieusement, puisque tout me démontrait que j’étais seule, tandis que mon oreille avait bien entendu une voix. Peut-être avais-je rêvé ? La radio, le frigo, le chien du voisin… Mais elle recommença :
« N’imaginez-vous pas le réel, pendant, avant ou après qu’il soit “advenu” ? Qu’est-ce que votre réalité, si ce n’est une série d’images dont vous décidez la cohérence ? »
Cette voix s’adressait à moi, de toute évidence. Et elle parlait du travail que je peinais à entamer. Impossible ! La réalité se fissurait de plus en plus…
« Inversement, reprit le spectre, une fable ou un espoir ne contenant aucun objet connu de votre esprit ne peut se former. Le réel n’est rien sans moi, et je ne suis rien sans lui. »
Mon dieu, de toute évidence, c’était l’Imaginaire qui parlait. Et mettait en doute les certitudes établies par les auteurs auprès desquels je m’étais informée. Je sentais qu’il me fallait briser le silence, soutenir le débat proposé. N’y avait-il rien de « purement » imaginaire ? Je cherchai dans le bestiaire mythologique un animal ne possédant aucun des attributs naturels connus, mais n’en trouvai pas.
« Tu vois, ajouta-t-il d’un air malicieux, la licorne possède le corps du cheval et la corne du nerval, rien que de l’existant, du réel recomposé… »
Il m’avait mouchée avant même que je m’exprime. Une grande humilité s’abattit alors sur moi.
« Vous avez l’audace de vouloir écrire à mon propos, jeunes ignorants ! »
Je m’attendais alors à voir apparaître un monstre hideux qui me fasse avaler mon arrogance et mon acte de naissance. Cette situation oscillait entre Moïse face au buisson-ardent, et Caïn devant la tombe. Bref, je me sentais comme un jeune padawan.
— La réalité est ma maîtresse, le fruit de notre union est le sens du possible. Voilà à la fois le mystère et l’évidence. Si tu t’obstinais à nous séparer et à ignorer notre rejeton, tu pourrirais à jamais dans la bêtise de ton époque.
— Oh, non, pas la bêtise de mon époque ! suppliai-je.
— Alors défends-moi correctement, petite prétentieuse. Cherche des réponses chez les initiés, et éloigne-toi des philosophes qui ne défendent que le « rêve » anxieux des bien-assis !
— Les initiés, mais qui sont-ils, où les trouver ? Vous venez de citer Léo Ferré, là ? »
J’attendis de longues minutes avant de comprendre qu’il ne me répondrait pas. Il était minuit passé, et j’avais encore peine à croire à ce qui était advenu dans ma cuisine. Tout cela était donc… réel, me disais-je. Mais dès que j’eus conçu cette pensée, les bouteilles commencèrent à trembler et tombèrent une à une de l’étagère. Non, non ! Ni réel, ni imaginaire, les deux, me repris-je avant que le pastis ne chute à son tour. Il était évident que mon travail allait suivre des chemins inconnus, et plus tortueux que prévu. Et il n’y avait plus rien à boire.
Alice
22 novembre 2011
Bien des semaines se sont écoulées depuis ma dernière lettre, mes amis. Cette rencontre étrange m’a menée sur des sentiers inattendus, j’ai découvert des objets merveilleux, j’ai parlé aux pierres et aux plantes, j’ai vu ce que je pensais invisible, j’ai cru ce que je pensais incroyable…
Je suis dans un café, au centre d’une petite ville du sud. Il fait doux pour la saison, des hommes parlent fort derrière moi et à la télé passe une série singeant Marseille. Tout est normal, pourtant je reviens de ce qui me semble être un autre monde. Depuis la dernière fois, j’ai cherché en vain à parler à nouveau avec l’imaginaire, je l’ai appelé bien des fois, mais il n’a pas daigné me répondre. Son silence a acquis un sens à mesure que j’ai compris que ses relations avec sa maîtresse « réalité » étaient conflictuelles depuis plusieurs centaines d’années. Comment l’ai-je compris, me direz-vous ? C’est là que débute l’aventure.
Quelques jours après ce dialogue improbable, je me suis rendue à la bibliothèque, croyant y découvrir quelque piste. Mais on était lundi, jour de fermeture… La porte était néanmoins entr’ouverte et, en y passant la tête, je pus apercevoir un étalement de livres enserrés dans de hautes étagères, autour de vieilles tables de bois sur lesquelles trônaient les classiques lampes vertes. Mais pas âme qui vive. Poussée par le froid et la curiosité, je décidai d’entrer. Bien que les ténèbres régnassent, je pouvais deviner au fond de la grande pièce la porte matelassée et effrayante de la salle interdite au public. Je traversai l’espace de lecture à pas de loup et m’arrêtai face au chambranle menaçant. Prise d’audace, je plaçai ma main sur la bobinette afin que la chevillette chût, mais la serrure résista, méprisante : elle était fermée. Sans me décourager, je reculai d’un pas pour observer longuement l’huis vermoulu, orné d’étranges sculptures. Et si, comme dans les contes, il me suffisait d’enfoncer mes doigts dans les yeux d’une vanité pour actionner un système de loquets ? Bien entendu, une phrase latine surplombait la porte : victoria in simplicitate est. Bien. La simplicité. Je tirai à moi un lourd fauteuil et commençai à toucher chaque moulure, successivement, puis deux en même temps, mais aucun mécanisme ne fit entendre son cliquetis. Agacée, je frappai une des figures qui me semblait particulièrement ironique et perdis l’équilibre, le fauteuil se porta sur ses pieds de devant et je dus prestement me rattraper au chambranle. Ma main en fit alors tomber un objet métallique : c’était la clé. Simplicimus.
Elle était là, empilée et bordélique, celle que je croyais être la mémoire de l’homme, raidie en d’interminables tas pisans, enfermée dans d’austères armoires, cotée, tamponnée, silencieuse. Je supposais qu’en elle grouillaient les vies disparues, et les réponses aux énigmes qui me torturaient. Cette pièce sombre renfermait, en un quelconque recoin, les mots qui m’ouvriraient les voies de l’imaginaire. Par où commencer, mes amis ? L’amoncellement que se plaît à entasser l’être humain rend les quêtes longues d’une vie, si ce n’est plus. Je pris le parti de commencer par le fond, par le plus ancien, avant même l’imprimerie. Un monceau de grimoires me faisait face, endormi. J’en ouvris un et vis s’éveiller de minuscules caractères écrits à la main, ondulants et sibyllins. Certes, c’était bien notre alphabet, je le reconnaissais à ses belles majuscules, presque oubliées depuis l’école primaire. Mais diantre ! Impossible d’y trouver un sens quelconque, les minuscules l’étaient trop, et je ne pouvais qu’admirer les talents picturaux, à défaut d’en découvrir de littéraires. Je remontai alors drastiquement le temps pour me transporter au xviiie siècle, dans le coin à droite. Des actes de naissance, des actes de décès, des actes notariaux… Atroce pile, m’écriai-je !
« Votre ignorance vous y a menée », dit-on derrière moi. Je me retournai, coupable, et distinguai dans l’embrasure ce qui semblait être un vieux bibliothécaire. Il était étonnamment petit, courbé, ses mains noueuses refermées sur la clé. Son visage, dans la pénombre, prenait les traits étranges du contre-jour : orbites noires, nez courbé et très long, dissimulant la bouche par son ombre. Plus que tout, c’est son âge qui m’étonna : il semblait centenaire, au moins. Sa peau avait connu tant d’hivers qu’elle pendait, blafarde, le long de l’ovale du visage. Bien que l’âge de la retraite ait été récemment repoussé, comment était-il possible qu’un fonctionnaire fût si vieux ? Comment était-il possible qu’un fonctionnaire soit sur son lieu de travail un jour de fermeture ? Il coupa court à mes tergiversations en m’intimant, d’une voix d’outre-tombe, de sortir avant qu’il n’alertât les gardiens. Je m’exécutai sans mot dire, les yeux piteux. Je m’apprêtais à repasser dans l’autre sens la porte qui m’avait causé tant de soucis, lorsque sa main fripée saisit mon bras. Je levai alors le regard sur sa face blême et vis ses étonnants détails : ses yeux étaient parfaitement ronds et noirs, petites billes de mercure posées dans le gouffre des orbites ; ce qui m’apparaissait au-dessous n’avait rien d’un nez humain, c’était un promontoire concave, surmonté d’une minuscule truffe sombre autour de laquelle je discernais l’implantation de vibrisses blanches qui frémissaient ; la bouche – si l’on peut nommer ainsi cette cavité sans lèvres – était fendue sur sa partie supérieure, laissant apparaître deux dents jaunies. Je détournai la tête, effrayée, mais n’osant fuir, et aperçus alors, pendant jusqu’au sol, une queue nue et rose. Je ne pus retenir un cri d’effroi : un rat !
« Cessez de hurler ou j’appelle immédiatement les gardes !
— Lâchez-moi, monstre ! Et puis je sais qu’il n’y a pas de vigiles dans cette bibliothèque, répliquai-je.
— Ai-je parlé de vigiles ? Ce sont les Gardiens du Savoir qui attendent, dans la pénombre, mon signal.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
— Ne jurez pas ! Oh, ne jurez jamais, je ne puis souffrir que de viles paroles soient proférées en ce lieu, hurla-t-il, tremblant et grimaçant. Les Gardiens, jeune impertinente, veillent sur toutes les lignes que l’homme a tracées jusqu’ici. Seule une minuscule élite de vivants est autorisée à les déchiffrer, et vous n’en faites pas partie.
— Tout le monde devrait y avoir accès, lui répondis-je, prise d’un élan soudain de socialisme.
— Tout le monde, ah ! Je préférerais être écrasé par une tapette géante que de voir le peuple fouler de ses pattes crottées ce sanctuaire.
— De ses pieds, on dit de ses « pieds » crottés.
— Taisez-vous, et partez immédiatement, rejoignez votre médiocre ignorance, le Savoir vous demeurera à jamais interdit.
— Je ne cherche pas le savoir, Monsieur, mais le sens du possible, et je ne partirai pas.
Je m’enhardissais.
— Le possible… Soyez réaliste, Mademoiselle. Ci-gît le passé, pas le possible.
— Et pourquoi ne se cacherait-il pas dans le passé ?
— Impossible, les mots que nous retenons ici ne sauraient entrer à nouveau dans le monde, et nous veillons sur leur sommeil.
— Rien n’est impossible ! Tenez, il y a quelques jours, l’imaginaire est venu dans ma cuisine.
— L’imaginaire, tiens, tiens, l’imaginaire… Il en est réduit à ça… Notre victoire est donc absolue.
Je reculai d’un pas, voulant ainsi lui signifier l’ampleur de ma détermination.
— Je ne bougerai pas d’ici, dis-je avec ce qui me sembla être un ton définitif. Et pour appuyer mon propos, je m’emparai d’un livre enfermé derrière une vitrine.
— Lâchez cela, malheureuse ! Gardiens, Gardiens ! hurla-t-il.
Je pris mes jambes à mon cou, bousculai le rat et passai enfin la lourde porte. Je traversai en courant la salle de lecture jusqu’à l’entrée, mon salut. La porte était encore entr’ouverte, je la poussai de ma main libre et me retournai, une dernière fois. Ce que je vis alors, vous aurez peine à le croire : de chaque étagère sortaient des ombres immenses aux doigts longs et pointus. Elles s’avançaient vers moi, en apesanteur, avec une célérité inquiétante. Elles ne possédaient pas de visage, seulement un abîme noir d’oubli que recouvrait un énorme monocle. Leurs cris caverneux formaient une chorale atroce résonnant sur les murs pâles. C’était du latin.
Je m’empressai de refermer la porte et courus sur la grand-place. C’était jour de marché. Je me trouvais au milieu d’étals colorés devant lesquels de vieilles dames choisissaient consciencieusement leurs légumes. Les maraîchers leur souriaient en remplissant de petits sacs. Derrière moi, les hauts murs de la bibliothèque reflétaient le soleil voilé de cette journée d’automne. Je tenais entre mes mains un in folio relié de cuir sur lequel était inscrit, en lettres d’or : « Histoire et géographie du Mont Possible. »
Vous imaginez, camarades, la hâte qui fut la mienne. De retour chez moi, je m’installai derrière mon bureau et me résolus à ne le quitter qu’une fois découvertes toutes les anfractuosités de ce mont mystérieux. À l’aube, je tournais la dernière page. L’histoire que je venais de lire était à peine croyable. Il existait une montagne, au centre de l’Occitanie, haute de plus de mille cinq cents mètres. Depuis des temps immémoriaux, les hommes avaient coutume d’en faire l’ascension dès que la réalité se prétendait maîtresse du futur, dès qu’elle se vantait d’être inaltérable. Mais il ne suffisait pas de grimper là-haut, précisait longuement l’auteur anonyme, il fallait y accéder par le « sentier des songes ». S’il survenait qu’on atteignît le sommet par une autre draille, rien ne se produisait et l’on était pris d’une fatigue insurmontable qui vous laissait étendu et hagard. Pour trouver le chemin, il fallait, contrairement à l’habitude, suivre les herbes de détourne. Ensuite, était-il écrit, on devait abandonner ses certitudes les plus ancrées, jusqu’à celle d’être soi-même, pour être guidé jusqu’en haut par « l’imagination du monde ». On s’endormait alors d’un sommeil étrange et mouvementé. Des rêves qui le pavaient, l’écrivain ne pouvait rien dire, puisqu’aucun homme ne les avait jamais contés, ils s’envolaient au réveil comme on dissipe une fumée piquant les yeux. Lorsqu’on rejoignait ensuite la vallée, on avait acquis le don de percevoir les autres réalités possibles, et libre alors à nous de les faire advenir ou de les laisser flotter, inaccomplies, pour qu’un jour d’autres s’en saisissent.
Ainsi fut-il jusqu’au xviiie siècle. Car alors s’éveilla une race d’hommes qui voulut mettre en doute l’existence de cette montagne, et la capacité de métamorphose des êtres qui s’y rendaient. Ces hommes-là voulaient classer, répertorier, expliquer. Ils confondaient le Dieu de l’Église avec la foi. Ils confondaient la raison avec le désenchantement. Par-dessus tout, ils détestaient l’inexpliqué, le merveilleux, et la capacité de leurs semblables à se jeter dans l’inconnu. Ils décidèrent que pour les siècles des siècles, le réel régnerait, qu’un serait un, et que les clés du possible seraient enfouies à jamais. Comme on n’écrase pas une montagne, ils la firent disparaître des cartes géographiques, l’entourèrent de soldats, et défendirent à quiconque de prononcer jusqu’à son nom. Peu à peu, les hommes oublièrent le Mont Possible. Le livre finissait par ces mots : « Pauvre ouvrier tisserand de mémoire, j’ai enfilé dans l’écheveau du temps ce fil d’or et d’espoir. Puissiez-vous le coudre au monde, chers lecteurs. » Au dos figurait une carte de la montagne perdue, tracée à la main.
Ah, mes amis, que n’aurais-je donné pour avoir de petites ailes à mes sandales et pouvoir la rejoindre à l’instant même ! Mais Hermès n’est pas prêteur, et après quelques heures de sommeil, j’enfournais un sac de randonnée dans le coffre de ma vieille voiture et pris la route, sans égard pour les radars qui la longeaient. Je savais très précisément où j’allais, car j’avais, sur la carte multi-séculaire, reconnu le Mont Aigoual. Par le passé, j’avais gravi les « 4000 marches » menant à la station météorologique balayée par les vents, sur la cime des Cévennes. Je reconnus donc aisément le parking solitaire qui s’étalait à ses pieds. Descendue de voiture, je vérifiai une dernière fois mon équipement : duvet, tente, nourriture énergétique, deux litres d’eau, vêtements de rechange, tapis de sol, lampe de poche, briquet, journal. Il ne manquait rien. Bien que la journée fût déjà sur son déclin, je décidai de partir sur-le-champ.
Je m’éloignais du balisage rouge et blanc, en restant sur les flancs. J’observais attentivement la végétation : genêts, chênes verts, fleurs variées… Je fis presque le tour complet sans trouver trace de la plante indicatrice. La nuit tombait, mes épaules étaient endolories et je décidai de retourner bivouaquer dans mon automobile pour reprendre la marche au petit matin. Je ne vous cache pas ma déception… L’orgueil au fond des chaussettes humides, j’avouai ma défaite. Presque en vue de la voiture, prise d’une fringale soudaine, je m’emparai avidement d’une barre chocolatée que je dévorai tout en allant voir, débarrassée enfin de mon fardeau, quel insecte produisait l’étrange crissement qui chatouillait mes oreilles. Là, juste derrière ces petits chênes, non, plus loin peut-être… Mais plus je croyais m’approcher, plus le bruit s’éloignait. Lorsque je me retournai, abandonnant ma recherche, je ne reconnus plus rien. Alors que je pensais ne m’être éloignée que d’une trentaine de mètres à la recherche de ces cigales inouïes, il semblait que tout autour de moi fût transformé. L’obscurité recouvrait rapidement la montagne, et je compris que mon sac était désormais perdu. Je me résolus à m’asseoir quelques instants pour calmer mon inquiétude. Je respirais lentement, tentant de retrouver mes esprits, pour retrouver ma route. Quand je rouvris les yeux, un pâle rayon de lune éclairait une petite touffe verte, juste devant moi. Elles étaient là, ces plantes à propos desquelles ma mère me mettait autrefois en garde : « si tu trouves sur ton chemin l’herbe de détourne, fais demi-tour car elle cherchera à t’égarer. »
Je m’avançai à quatre pattes, rapidement. Tout, autour de moi, semblait étrange, je ne pouvais m’empêcher de penser aux contes de mon enfance dont les illustrations servaient de décor à mes rêves. La lumière de la lune n’éclaire pas plus faiblement que celle du soleil, elle porte sur le monde un autre éclairage, les choses ne sont pas identiques moins la lumière du jour, elles sont autres, simplement. Je reconnaissais la plante, pourtant les reflets mouvants qui l’offraient à mon regard la métamorphosaient. Je la touchai du bout des doigts, elle se balançait avec lenteur, vers l’ouest, d’où viennent pourtant les vents dominants. Je dois bien vous l’avouer, j’étais parfaitement fascinée, je croyais réellement que cette herbe de légende bougeait de sa propre volonté. Un nuage voila la lune, j’y vis un signal et partis en marche vers l’ouest. Mon cheminement fut hypnotique, mais sans fièvre. Chaque bruit, chaque lueur, chaque mouvement dans les broussailles, je l’interprétais comme un indice. Je suivais sans cohérence logique les signaux de la nuit. J’aurais bien du mal à vous raconter cette ascension, car ma mémoire est comme altérée par un banc de brume. Les souvenirs se figent en tableaux vacillants, entrecoupés d’obscurité : des centaines de lucioles autour d’un orme immense, dansant dans la nuit en une constellation lascive ; puis le noir, l’herbe de lune et… entre les arbres d’un bois profond, des yeux jaunes qui s’avancent prudemment vers moi, sans un bruit. Ils ne clignent pas, ne s’effraient pas, et je les suis, survivants d’un monde où le passé se confond avec l’enfance. D’autres images me reviennent que je n’ose conter tant elles semblent insensées. Aujourd’hui, de telles paroles suffisent à faire de vous un fou, un drogué, un mythomane. Mythomane, c’est joli pourtant, ça pourrait signifier « qui aime les mythes à la folie, qui ne raconte que des histoires »…
Je me suis réveillée à l’aube, au sommet, étonnée de ne sentir aucune fatigue, étonnée aussi de me trouver là, l’esprit quelque peu incohérent, mais apaisé. Je ne ressentais ni la soif, ni la faim, et ne pensai pas à me mettre debout tant la terre et mon corps me paraissait ne former qu’un seul être. Je restai étendue, émerveillée par l’horizon empourpré. Il rougit comme une jeune fille, pensai-je. Se déversa alors en moi la fontaine d’un éclat de rire, et sans savoir pourquoi, je repris ma marche, entamant la longue descente. On ne pouvait percevoir les vallées alentour que durant de très brefs instants, lorsque les filaments de nuages qui léchaient la montagne se déchiraient furtivement. Tout avait la légèreté d’un grain de pollen. Plus je descendais, plus mes sens redevenaient, comment dire… précis. À présent, je pouvais contempler ce qu’on appelle en ville le paysage. À mon grand regret, il ne s’adressait plus à moi. Mais, pourquoi l’aurait-il fait ? C’est que… oui… tout me revint, le livre, la bibliothèque, la carte oubliée… Je l’avais fait ! J’avais dormi au sommet du Mont Possible… Il me fallut m’asseoir, là, au bord de mes pieds. Je me sondai comme on gratte le sable pour retrouver une pièce de monnaie perdue. Avais-je acquis ce sixième sens, ce pouvoir incroyable ? Je fouissais mon esprit sans relâche, forçant l’imagination, mais ne s’y formaient que les habituels récits, ceux que je connaissais déjà avant et qui attendaient là, derrière mes oreilles. Rien n’avait donc changé ? Il semblait que la magie n’avait eu aucun effet sur mes sens, sur ma faculté d’imaginer. Un tintement lointain vint interrompre mes réflexions. Des chèvres paissaient le long d’une boralde asséchée. Leurs dents agiles s’emparaient des petites feuilles accrochées aux buissons épineux. Un peu au-dessus du troupeau, sur un rocher, était assis un homme. Il fumait en silence. J’eus honte soudain de mon accoutrement de randonneuse, car il se retourna vers moi. Il m’observait. Ses bêtes s’étaient, dans un même mouvement, arrêtées de dévêtir les arbustes. L’homme se leva, prononça un mot en direction du troupeau et s’avança d’un pas lent mais sûr vers la bruyère qui avait accueilli mes errances. Parvenu à ma hauteur, il me tendit une cigarette, sans mot dire. Je l’acceptai avec joie, lui signifiant mon contentement d’un signe de tête. Ma gêne se dissipait à mesure que les bouffées de tabac traversaient ma gorge.
« C’est parce que tu es venue seule que la magie n’a pas opéré, il est des dons qui ne vivent que d’être partagés, dit-il en regardant la vallée. Mais ce ne fut pas en vain. Sais-tu que seuls les vieux ont le souvenir de tels ormes, désormais ? Toi, tu pourras raconter qu’ils existent. Et tes amis diront à leur tour qu’ils en ont vus, ils oublieront que c’était par tes yeux. Comme tu oublies que tu racontes ce qui n’a, un jour, frappé que leur regard. Tu as trop fixé l’horizon et ses majuscules. Certaines lumières n’éblouissent pas, mais scintillent, faibles veilleuses que l’on cueille comme on caresse. »
Autour de nous, ça murmurait, les arbres, les bêtes, le ciel. Ça disait tant de choses que nous, il a fallu qu’on se taise, qu’on laisse un peu causer l’univers.
Voilà, camarades, la fin de mon histoire. Le soir de novembre tombe derrière les vitres du café. La patronne me regarde avec insistance, elle veut aller souper. Je finis ma bière, un peu trop vite. Je ne me suis pas résolue à jeter les livres, vous voyez… Alors, avant de rejoindre le sommeil, je vous transmets des paroles qui lèvent toute possibilité de point final :
Dans une atmosphère collective aiguë rien n’est impossible à l’homme ; il ne perçoit plus les barrières sociales et matérielles, celles-ci disparaissent effectivement, la puissance humaine est alors réellement décuplée. Je pense à ceux qui, à Barcelone en 1936, se sont rués sans armes contre des troupes munies de canons et de mitrailleuses et qui parvinrent, malgré toute probabilité logique, à vaincre. Une protection surnaturelle paraît acquise à ceux qui ont franchi la frontière de leur ordinaire timidité. À la réflexion, ce qui est surnaturel, c’est que des millions d’êtres acceptent de vivre au-dessous de leurs possibilités dans l’ignorance de la puissance qu’ils renferment.
Pierre Mabille, Le miroir du merveilleux
Adi camarades,
Alice
PS : Je ne pourrai être à vos côtés demain à Valognes, mais je souhaite ardemment que le surnaturel accompagne vos gestes… Les rails ne sont pas toujours linéaires, et l’on raconte que si l’on colle l’oreille sur les traverses, on peut entendre bruisser, crescendo, le sens du possible.