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CPE, le temps des bandes

Rennes 2006

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Le Chœur ion du texte
présentation du texte  

Quand, en début d’année 2006, le gouvernement de Villepin présente son projet de loi dite « d’égalité des chances », avec sa mesure phare du « Contrat Première Embauche » qui vise à favoriser l’embauche des jeunes en abaissant les contraintes légales pour les entreprises, il ne s’imagine pas qu’il ouvre une période d’intense radicalisation qui va bousculer durablement l’équilibre politique national. Il vient d’éteindre la « crise des banlieues » de l’automne précédent sous une pluie de mesures répressives et de promesses de subventions, et pense que son mot d’ordre « remettre la jeunesse au travail » sera accueilli comme le parachèvement de la solution au « problème » qui a éclairé les nuits de novembre 2005. De la première manif syndicale en février 2006 aux jours qui ont suivi le retrait des dispositions de la loi sur le CPE (le texte pourtant voté et promulgué) en avril, il aura vécu la plus sévère défaite qu’un gouvernement ait connue ces dernières années, après avoir martelé chaque soir de grosse manifestation qu’il ne céderait rien à la rue.

Pendant deux mois, des millions de personnes ont cru sincèrement qu’il était possible de s’opposer à une décision du pouvoir, et l’accroissement de la précarité et la façon dont elle tient sous le joug du travail ont cessé pour un temps d’être une fatalité. L’écho du mouvement s’est propagé par ricochet de ville en ville. Alors que du haut des murs de la Sorbonne occupée, échelles et extincteurs s’écrasaient sur les casques des CRS, à Angers on bloquait la gare, à Caen c’est la rocade qui était mise à l’arrêt, tandis qu’à Lyon le mobilier du local de l’UMP se retrouvait éparpillé sur la chaussée… Les facultés occupées se faisaient foyers d’agitation tandis que la rue accueillait l’engouement collectif, de la foule des grands jours aux manifestations nocturnes et sauvages.

Jamais peut-être en France et dans la décennie autant de vies n’ont été bouleversées dans le même temps. À compter de la mi-mars, pour qui s’est laissé prendre par le mouvement, chaque jour, chaque heure d’éveil – et parfois même de sommeil quand il s’agissait de dormir d’un œil dans un amphi menacé d’évacuation – chaque acte du quotidien était tendu par et vers la lutte.

Le champ des positions politiques n’en sort pas indemne. L’offensivité des pratiques de rue – même par images interposées – et peut-être plus encore les chambardements existentiels, donnent un écho inédit à la critique radicale pour toute une génération. Critique de la précarité et du libéralisme, mais aussi du travail, du capitalisme, de l’autorité et de la dépossession, qui sort de son cantonnement à un petit milieu pour devenir une des expressions les plus entendues du mouvement.

Besoin de se sentir, de s’éprouver ensemble : penser, agir, se constituer en force collective pour peser face à la machinerie syndicale gestionnaire ; besoin d’aller au contact, de rencontrer : composer, propager. Découvrir que l’on peut n’être pas seul – seul avec son parcours universitaire, seul dans sa studette, seul avec son vote en AG – ou qu’on fasse l’épreuve de ce qu’elles peuvent en tant que forme d’organisation au sein d’un mouvement, les bandes fleurissent ce printemps-là. Des amitiés, des serments, des mises en commun, qui auront porté le désir du non-retour à la normale, et solidement scellé les bifurcations de trajectoires. Sept ans plus tard, une dizaine de Rennais qui ont participé à la tendance « Ni CPE ni CDI » reviennent sur cette expérience, en commençant par ses prémices avec le mouvement LMD (1) de 2003.


(1) Mouvement étudiant contre un projet de loi de Luc Ferry instaurant en vrac : un système de diplômes à points, la disparition du DEUG, une privatisation progressive des universités sous couvert d’autonomie…

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Désertion

  • Incipit vita nova
  • Odyssée post-CPE
  • Y connaissait degun, le Parisien
  • Fugues mineures en ZAD majeure
  • Mots d’absence
  • Tant qu’il y aura de l’argent

Trajectoires I - 1999-2003 – L’antimondialisation

  • Millau-Larzac : les coulisses de l’altermondialisme
  • Genova 2001 - prises de vues
  • Les points sur la police I
  • Les pieds dans la Moqata
  • OGM et société industrielle

Savoir-faire

  • Mano Verda - Les mains dans la terre
    • Les pieds dans les pommes
    • Agrisquats – ZAD et Dijon
    • Cueillettes, avec ou sans philtres
      • Récoltes sauvages
      • Correspondance autour des plantes et du soin
      • Des âmes damnées
  • Interlude
  • Devenirs constructeurs
    • Construction-barricades-occupation
      • 15 ans de barricadage de portes de squats
      • Hôtel de 4 étages VS électricien sans diplôme d’État
      • Réoccupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes
    • Constructions pérennes–installations agricoles
    • Maîtrise technique
      • Chantiers collectifs
      • Apprentissage et transmission du savoir
      • Outils et fabrique
    • Gestes et imaginaire

Fêtes sauvages

  • Prélude
  • Faire la fête
    • Entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
    • Communautés des fêtes
      • Suite de l’entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
      • Carte postale : Italie – La scherma
  • Éruption des fêtes sauvages
    • La fête prend le terrain : un jeu avec les autorités
      • Carnaval de quartier
      • Une Boum de gangsters
      • Compétition d’apéros géants 2009-2011
    • La fête garde la main : s’affirmer, revendiquer, s’imposer
      • Free Parties : génération 2000
      • Les karnavals des sons
      • Carnaval de la Plaine
    • La finalité des fêtes
      • Street parties : Making party a threat again…
      • Carte postale : La Guelaguetza d’Oaxaca
  • Le sens de la fête
    • Fêtes et créations d’imaginaires
      • L’imaginaire des nuits du 4 août 2011
      • Vive les sauvages !
    • Quand l’imaginaire devient tradition, coutume, culture
    • Jusqu’au bout de la fête
      • Le Banquet des nuits du 4 août
      • Ivresse, transe et Petassou

Trajectoire II - 2003-2007 – Emportés par la fougue

  • Trouver une occupation
  • Un Centre Social Ouvert et Autogéré
  • CPE, le temps des bandes
  • Les points sur la police II

La folle du logis

  • Prélude
  • Retour vers le futur
  • Mythes de luttes
    • Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2
    • Intervento
  • Figures, héros et traditions
    • Lettre à V pour Vendetta
    • Survivance
    • Entretien avec La Talvera
  • Fictions politiques

Habiter

  • Les 400 couverts à Grenoble
    • La traverse squattée des 400 couverts
    • Le parc Paul Mistral
  • Vivre en collectif sur le plateau de Millevaches
  • Nouvelles frontières
  • Matériaux pour habiter

Trajectoires III - 2007-2010 – C’est la guerre

  • la France d’après… on la brûle
  • Serial sabotages
  • Fatal bouzouki
  • La caisse qu’on attend…
  • Les points sur la police III

Hackers vaillants

  • Lost in ze web
  • Ordre de numérisation générale
  • pRiNT : des ateliers d’informatique squattés
  • Et avec ça, qu’est-ce qu’on vous sert ?
    • imc-tech
    • Serveurs autonomes
  • Logiciels libres
    • Nocturnes des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre
    • Logiciels : de l’adaptation à la production
    • Et si le monde du logiciel libre prenait parti ?
  • Hackers et offensive
    • Entretien avec sub
    • Pratiques informatiques « offensives »
  • Post scriptum
  • Chronologie

Intervenir

  • Prélude
  • Le marteau sans maître
  • Énonciation et diffusion
  • Féminismes, autonomies, intersections
  • Ancrages - Les Tanneries, 1997 - 20..
  • Rencontres avec le monde ouvrier
    • Une hypothèse
    • Aux portes de l’usine
  • Mouvements sociaux
  • Composition - indignados et mouvement du 15M

Trajectoires IV - 2010-2013

  • Charivaris contre la vidéosurveillance
  • Hôtel-refuge
  • A sarà düra Voyage en Val Susa
    • Récit de voyageurs lost in translation…
    • La vallée qui résiste
  • Les points sur la police IV
  • Une brèche ouverte à Notre-Dame-des-Landes

S’organiser sans organisations

  • Extrait d’une lettre de G., ex-syndicaliste
  • Solidarités radicales en galère de logement
  • Une histoire du réseau Sans-Titre
  • Un coup à plusieurs bandes
  • Les assemblées du plateau de Millevaches
  • S’organiser dans les mouvements barcelonais

Les origines, le mouvement LMD de 2003 et la grève humaine à Rennes II

Pete  : Il faut d’abord revenir sur l’ancrage du mouvement LMD à Rennes, et sur les initiatives qu’il y a eu après. Parce qu’on peut dire que le CPE à Rennes a un peu démarré sur ces bases-là, avant de devenir un mouvement beaucoup plus large. Pendant le LMD donc, il y a eu un groupe qui s’est constitué sur la base d’un texte appelé « pour un comité de lutte ». Ce groupe appelait à être rejoint et organisait des réunions en marge de l’appareil syndical majoritaire. Puis, à la fin du mouvement, il a initié un travail d’élaboration d’une pensée collective qui a donné naissance à une brochure : « De la grève étudiante à la grève humaine [1]. » Pendant une semaine, elle a été distribuée sur la fac à l’occasion d’une occupation du hall B, point névralgique des luttes à l’université. Ça a été l’occasion de nouvelles rencontres.
Serena  : J’ai relu récemment les textes de la grève humaine, et ce qui m’a étonnée, c’est la manière dont on arrivait à porter nos trucs, on n’avait pas froid aux yeux ! On assumait complètement ce qu’on voulait, nos points d’intérêts et nos objectifs. C’est à ce moment qu’on s’est fait taxer d’« à la limite de l’artistique et du psychiatrique » par Christophe Moreau (un sociologue de la fête, conseiller à la jeunesse de la mairie de Rennes). On débarquait avec une cuisine, des canapés dans le hall B, on tendait de la ficelle un peu partout pour dévier les flux d’étudiants, on rentrait dans les salles et dans les amphis pour faire des interventions, on prenait le micro du prof, on lisait un texte qui appelait à déserter…

Festival de grève humaine

organisé par de l’obscurité, avec le soutien de l’université de Rennes 2

« Jusqu’à la fin de l’université ».

Tout a commencé quand le président de l’Université a rencontré l’un d’entre nous fortuitement en le prenant en stop. S’en sont suivies des heures d’intenses discussions qui l’ont amené à vouloir démissionner de son poste. L’idée nous semblait percutante, mais nous avons préféré organiser un festival, sachant l’attachement des étudiants bretons à ce type d’événement.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous organisons donc, conjointement, ce festival. Pour des raisons de démocratie et de sens historique évidentes, la présidence ne pouvait pas annuler tous les cours pour que la révolution y prenne place, comme ça.

Elle soutient tout de même « du fond du cœur » cette entreprise.

C’est ainsi dans une certaine ambiguïté que les cours seront sauvagement et amoureusement désertés.

Il était temps.

Pré-programme – à enrichir ! - semaine numéro 1, du 22 au 27 février

(Les activités qui peuvent l’être seront quotidiennes

un programme plus complet viendra ultérieurement)

Corps

  • Se libérer collectivement des institutions qui nous traversent
  • réveil dynamica de osho
  • contact improvisation
  • repas/discussion végétarisme, crudivorisme
  • (tai-chi)
  • (yoga)

Conférence - discussions

  • Quand votre cœur fait boum.
  • Allemagne- la Fraction Armée Rouge
  • Lectures
  • Partager nos idées sur du papier
  • lancement de l’espace de lectures privées et publiques
  • lancement de l’espace de circulation des brochures
  • réquisition des photocopieuses de la présidence
  • Autosuffisance
  • Penser et satisfaire directement nos besoins
  • Angleterre – les Brigades en Colère
  • Italie – l’autonomie, les brigades rouges
  • France– Action Directe

Mort à la gauche

  • De la grève générale à la grève humaine
  • Trahisons de la gauche dans le 20ème siècle

Se perdre

  • drogue et perte du sentiment de soi
  • jam, partouze, émeute : indistinction et plaisir collectif
  • lancement du potager
  • lancement de la zone de gratuité
  • atelier ouverture de squats

Musique

  • Résonner ensemble
  • concerts
  • impros collectives
  • musique avec nos corps et nos voix –musique avec la fac comme matériaux
Pete : C’était un peu après mars 2004, en avril peut-être ? Je sais plus. Ça a duré une semaine, il y avait des étudiants, mais aussi des gens de l’Ékluserie [2], avec qui la rencontre venait de se faire… Mais ça ne faisait quand même pas beaucoup de monde… En fait même les irruptions, ou l’occupation du hall ça n’était presque que les gens qui l’organisaient qui étaient là du début à la fin. Faut dire qu’on était assez décalé, on faisait de la danse-contact dans le hall. Certains étudiants faisaient en sorte de totalement nier ce qui se passait, ils faisaient comme si de rien n’était. C’était un peu déconcertant et en même temps, moi j’en ai un souvenir vraiment joyeux. C’est là par exemple que j’ai appris à voler : il y avait eu une annonce publique dans la fac : « Atelier pour apprendre à voler ! » Je me souviens qu’une petite vieille qui était venue pour la friperie, entendant l’annonce de l’atelier m’a demandé s’il y avait une limite d’âge pour participer. Moi je lui ai dit « ben non je crois pas, faut venir ! » Des rayons de magasins avaient été reconstitués pour l’apprentissage, et après des groupes sont partis dans des supermarchés autour de la fac, pour s’exercer, pour les travaux pratiques. Et quand nous sommes revenus, on a fait un banquet !

<dd<Il y avait un côté un peu arrogant à occuper la place comme ça. Nous étions réunis entre gens de la fac et d’autres aussi, tous insatisfaits de la manière dont s’était déroulée la lutte contre le LMD et nous cherchions autre chose. Nous cherchions vraiment, c’était un peu « Allez on y va, on tente ça, et puis… on verra bien ce qui se passe. »

Serena : Et au moment du CPE, on peut dire que ce qui avait été ébauché, touché du doigt, a véritablement pris. Quelque chose se passait, une évidence s’est partagée à plus nombreux.
Roger : Et puis, entre 2003 et le CPE, il y a eu les jeudis soirs !

Chronique d’un jeudi soir, rue de la soif

C’est assez hallucinant. Vous avez là des gens tout à fait normaux. Pas des SDF ni des marginaux, même s’il y en a quelques-uns. Non, des gens normaux : étudiants des écoles d’ingénieurs, en maîtrise ou en doctorat, qui viennent avec des sacs remplis de bouteilles. Ils commencent par des canettes pour se mettre en forme et poursuivent avec des alcools forts, comme du pastis sans eau, du rhum, de la vodka, du gin… On se rassemble, on discute. C’est quelquefois agrémenté de tam-tam, mais le sujet n’est pas là. Ces gens ingurgitent tout cela, se déshabillent, font partout… Il y a des accouplements en plein air, des hurlements… On casse tout ce qui se trouve sous la main.
Le Monde du 16/01/06 (« La préfète et la rue de la soif »)

« T’as des thunes toi ? Ok, on remet ça. »

Il est 00h30, les gens commencent à être fin bourrés. Allez, on change de bar, on va à l’autre bout de la rue St Mich. On se fait un bain de foule et au passage, on tire un larfeuille à une meuf qu’est trop bourrée pour s’en apercevoir. On se rapproche de la place Sainte-Anne, c’est toujours par là qu’ils arrivent.

Tiens les fourgons se mettent en place, ils sont nombreux on va se marrer, y’a la Bac aussi toujours dans le même recoin, Bob Denard, le chef de la Bac, est là comme d’hab’, on sait où il habite, un jour on ira crever les pneus de sa caisse.

Être dans l’ivresse mais pas trop pour garder notre capacité de fauve à l’affût de l’uniforme et à la recherche du mobilier urbain encore capable de s’enflammer.

Allons voir derrière l’église, c’est là que sont les fourgons, on va mesurer leur force, plus par réflexe que par stratégie parce qu’on sait bien que si la sauce prend ce soir ce sera indépendamment de leur force, mais plutôt par une alchimie floue entre degré d’alcool et degré de folie.

On croise des potes, on leur file le numéro de l’immeuble où on a planqué des cailloux, acheminés l’après-midi dans un sac de voyage et planqués derrière une poubelle. On leur file aussi une clef de facteur qu’on a en double.

On rejoint l’autre bout de la rue St Mich, c’est de là que partira l’incendie parce que les flics chargent de l’autre côté et la foule fait tampon. Un chantier non loin, bien fourni en palettes, nous file le combustible.

Ça commence, ça tape sur les poubelles, ça hurle, ça provoque, avec, comme objectif palpable de faire monter la tension jusqu’à ce qu’ils craquent. En attendant l’ordre du chef, ils tripotent leurs tonfas eux aussi tendus dans une certaine excitation de l’action à venir.

Deux corps se jaugent : celui de l’ordre et celui de la fête éthylique.

On sent que c’est le moment, il ne faut jamais allumer un feu trop tôt, il faut mesurer la part de fous dans la foule par rapport à celle de frileux.

Une bouteille d’essence et c’est parti, on alimentera ce feu avec tout ce qui nous tombe sous la main, personne ne quittera la place tant que ce feu brûlera.

S’il ne charge pas, on va plus loin, le distributeur de billets se fait une fois de plus saboter, la vitrine taguer.

Une patrouille traverse la foule, regards de défiance, d’hostilité, injures « Kill the pig, molotov ! », ils ne bronchent pas ces connards, c’est notre place ici, on aimerait qu’ils n’osent plus nous traverser, s’ils ont le malheur de faire chier un gars, de lui demander de vider une bouteille ou quoi, sûr on leur tombe dessus.

Ça y est, ils chargent, on reste ensemble, on recule mais pas trop, capuche, cagoule, c’est parti, les canettes volent, les hurlements « enfoiréééééééééées ! », on se marre. Le jeu dure des heures, nous, ce qu’on désire c’est garder la rue la nuit, on ne veut pas se quitter à une heure lorsque les bars ferment. On ne veut pas dormir, on veut ce risque et le plaisir de voir une canette exploser sur son casque.

Mais ils ont raison de ne pas nous laisser la rue car on la leur rendrait méconnaissable, comme le soir où les Bérus sont venus jouer dans une salle en ville pendant les trans-musicales et où tous les punks de France s’étaient réunis pour forcer l’entrée sans payer. Certains ont réussi, mais c’était tellement moins drôle d’être dedans au chaud pendant que ça fightait dehors qu’on est ressorti !

C’était ça les jeudis soirs rennais en 2003-2004.

L’occupation de l’Érêve

Pete : En mars 2005 il y a eu aussi l’occupation de l’Érêve.
Roger : L’Érêve c’était un nouveau bâtiment gris top moderne tout vitré et aseptisé, sur le parvis du campus avec une banque, un distributeur de billet, une assurance étudiante… On l’avait occupé en bloquant les portes avec de grandes barres de fer. Ça avait duré toute une journée, nous étions arrivés un matin, tôt, avant l’arrivée des employés.
Serena : On s’est enfermé dedans, on portait des masques blancs, on a collé des affiches sur les baies vitrées, des textes de la revue Tiqqun sur les masques et un autre qui s’appelait « Comment faire ? » On a aussi listé des revendications qu’on a énoncées le midi en montant sur le toit et en lançant des pétards et des feux d’artifice. On demandait notamment la sécession de Rennes 2 d’avec l’Éducation Nationale.
Steffi : On a exigé qu’il y ait des journalistes qui viennent et une fois qu’ils étaient là, on leur a gueulé dessus, on les a insultés… (rires)
Arantxa : On a aussi exigé d’avoir un mégaphone. C’était le vice-président qui nous l’a amené, et après on lui a gueulé dessus avec… (rires) « Dégage ! »… C’était l’incompréhension totale, le chaos… je regrette qu’on n’ait pas filmé ce moment-là !
Steffi : On est parti vers 16h discrètement, sans que personne ne s’en rende compte, ça laissait planer une atmosphère hyper mystérieuse…
Arantxa : Le lendemain il y a eu un article dans Ouest torche  [3] : « Vers telle heure, le commando s’est volatilisé… sans drapeau, pas même le noir ! » (rires) Il était super l’article !
Michael : On n’avait pas abîmé l’intérieur ?
Serena  : Non… par contre après, le bâtiment a été régulièrement attaqué, les vitres repeintes et pétées.

Le mouvement contre le CPE

Serena : Lors du CPE notre rapport à la police n’était pas le même qu’aujourd’hui, on n’avait pas l’impression d’être fiché même si t’avais quelques RG qui traînaient, on se disait jamais qu’on allait se faire choper, on se sentait un peu comme des rois, on se sentait fort !
Pete : Quand on s’est barricadé dans la mairie, on était quoi… une petite centaine à peine. Des gens même pas masqués balançaient des seaux d’eau sur les policiers municipaux, d’autres, cagoulés, étaient postés sur les balcons avec de grosses tringles à rideaux en fer, prêts à les balancer sur les CRS, alors qu’on était complètement encerclé. Et au final, même s’ils nous ont sortis en nous filmant un à un, personne n’a été arrêté. Pour les manifs c’était pareil, tu pouvais arriver tranquillement avec un sac rempli de boulons ou de cailloux, il n’y avait pas trop de contrôles.
Serena  : On faisait quand même hyper gaffe à la BAC quand elle se baladait sur les flancs de cortège. C’est arrivé plusieurs fois qu’on puisse empêcher des arrestations en intervenant à temps.
Pete : De notre côté, il y avait aussi des réflexes qu’on n’avait pas encore. Par exemple, on n’essayait presque jamais de dépaver les rues alors qu’il y avait des moments où on avait toute la latitude pour le faire.
Serena : Deux ans plus tard, lors du mouvement étudiant contre la LRU, on a bien senti la différence : à la première manif, on marche, et direct les flics chargent comme des bœufs et chopent des gens alors qu’on n’avait encore presque rien fait… C’étaient plus les mêmes possibilités, on s’est retrouvé plus ou moins cloîtrés à la fac, parce que dans la rue, on se faisait cartonner direct.

Récit du 19 mars 2006 concernant les manifestations de Rennes entre le 7 et le 18 mars

Le mardi 7 mars, la journée débute par une manifestation de plus de 10 000 personnes effectuant un trajet de la gare… à la gare. Au cours de la manifestation, une partie du mobilier d’une agence d’intérim est déménagé et rendu à l’usage de la rue. Peu après, et ce malgré les appels à rentrer chez soi de certaines tendances du mouvement, quelques groupes enfoncent les barrages du service d’ordre et permettent à un bon millier de personnes de s’engouffrer dans la gare et d’y occuper les voies pendant plus d’une heure avant d’être délogés par plusieurs charges de CRS. Les manifestants (pour l’essentiel des étudiants et des lycéens) ripostent par quelques jets de canettes et de pierres et un chariot. Des étoiles sont ainsi inscrites dans la morne façade post-moderne de la gare. Les affrontements se poursuivent autour de la place de la gare jusqu’à la dispersion des plus déterminés.

Le jeudi 9 mars après midi, nouvelle manifestation réunissant 5000 personnes, pour l’essentiel des lycéens et des étudiants. Jets de peintures sur différentes agences (immobilier, intérim, assurances…) et déménagements du mobilier (quatre dont une ANPE cadres) et ce avec le soutien de la commission action de Rennes II. Vers 17h, un cortège non domestiqué se rassemble peu à peu place de la République et décide de se rendre au siège local de l’UMP. De 400 à 800 personnes (dont une grande part de lycéens) prennent à partie pendant plus d’une heure les quelques dizaines de gendarmes mobiles postés là : à coup de canettes, mais aussi de pierres et de fusées de détresse.

L’inexpérience des manifestants permet aux forces de l’ordre d’attendre que les émeutiers n’aient plus de projectiles pour les disperser et tenter de les encercler sur la place de Bretagne.

Plusieurs arrestations ont lieu. Des condamnations tombent pour l’un d’entre eux : 105 heures de TIG (Travail d’Intérêt Général) pour détention de barre de fer et pour un autre : une peine de sursis et une interdiction de manifestation pour un de jet de canette, accusation qu’il niera. Le soir, une manifestation de nuit est organisée par l’AG de Rennes II qui réunit selon les différents moments entre 200 et 500 personnes. Le cinéma Gaumont sur les quais de la Vilaine est quelque peu chahuté, ses séances de fléaux pour la sensibilité commune (du cinéma) sont interrompues. Mais la tension de l’après-midi et l’absence d’orientation précise du cortège (un point de fixation avec les forces de l’ordre) empêchent les manifestants d’entamer leur disposition à l’impuissance, laquelle a entre autres raisons le sentiment erroné mais diffus de l’invincibilité policière.

Le lundi 13 mars, une assemblée générale était convoquée, dont le principal objet était la reconduction du blocage. Plus de 5000 personnes y furent présentes. Le vote à main levée a permis de dégager une nette majorité d’étudiants favorable à la poursuite du blocage jusqu’au lundi suivant. Cette même assemblée, face à l’organisation d’un vote avec carte d’étudiants par la présidence de l’université, a décidé non pas de boycotter ce nouveau vote mais de l’empêcher. Deux cents étudiants se sont alors rendus en direction des files d’attentes et ont barré l’accès aux anti-grévistes. Bousculades, quelques coups de poing et de tête ont été échangés, ce qui a décidé la présidence dans une belle confusion à reculer et à demander la dispersion des anti-grève et de quelques grévistes fort nombreux venus faire la queue pour voter avec leur idée mal conçue de la démocratie.

Mardi 14 mars, la manifestation est partie de la gare vers l’usine Gomma, en soutien aux ouvriers licenciés ou reclassés. En route, des actions de déménagement étaient prévues. Elles ont échoué parce que, d’une part, la plupart des bâtiments ciblés avaient anticipé en fermant leurs portes et d’autre part, du fait d’un service d’ordre lycéen et de Rennes I peu enclin à favoriser ce genre d’actions, alors que le service d’ordre de Rennes II y participait et avait été rebaptisé à cette occasion « service d’action ». Baptême qui signale que le service d’action n’est plus ce qui empêche les « débordements » mais ce qui protège les manifestants actifs, des policiers en tout genre et des journalistes. Tout de même, quelques vitrines ont été recolorées et une petite autoréduction dans un Marché plus a permis de récolter quelques œufs-munitions. (Journalistes et RG n’ont pas été épargnés.) Un feu de palettes a agrémenté notre arrivée à l’usine de Gomma, avant que nous envahissions la rocade pendant une bonne heure. La manifestation s’est peu à peu dissoute en route vers la préfecture où les affrontements n’ont été que du regard.

Jeudi 16 mars, vers 11 heures, la mairie a été prise d’assaut par une centaine de manifestants, pendant qu’un cortège s’ébranlait pour un petit tour. Nous nous étions mis d’accord pour tout barricader. Les trois policiers municipaux présents ont été contraints de sortir par la fenêtre. Deux heures plus tard, les CRS chargeaient à coups de matraques et balançaient quelques lacrymos. Dix minutes plus tard, le cortège arrivait à la mairie : il aurait pu arriver plus tôt pour défendre les occupants de la mairie comme le réclamait la situation, cette action ayant été votée en AG, mais les casseurs de mouvement de l’UNEF n’ont pas daigné dévier la manif et ont même empêché que cela soit possible. On leur en veut même pas tellement ils sont dépassés par tout ce qui se passe. À 15 heures, une manifestation sauvage, sans service d’ordre ni présence syndicale officielle, s’est dirigée vers l’UMP. Les affrontements ont immédiatement commencé. Nous étions assez mobiles et plusieurs feux de poubelles sont venus bloquer la circulation. Quelques vitrines ont souffert ainsi que quelques gardes mobiles. La BAC arrivait par-derrière ou sur les côtés et tirait au flashball à bout portant sur les derniers manifestants fuyant les gaz, afin de les interpeller.
À 19h30, il y eut une trêve. Un nouveau rendez-vous fut fixé pour 21 heures. Place de la mairie, plusieurs centaines de personnes se regroupent et partent dans les rues tout d’abord silencieusement puis aux cris de « Révolution sociale et libertaire ». Les slogans stupides « Non non non au CPE ! Oui oui oui à plus de CDI ! » ne semblant pas duper quiconque dans la manifestation. Un bon millier de personnes (lycéens, étudiants, gens de divers quartiers, flics en civils) finit par s’agréger au cours de la déambulation. Quelques pierres dérapent sur des vitrines de Petites pourvoyeuses de Misère Existentielle (intérim, banques, assurances…). Quelques faibles protestations, cherchant à diviser le mouvement, se font entendre, utilisant le registre de la LQR « La violence, c’est pas bien…[ou] vous décrédibilisez le mouvement ». Elles ne trouvent aucun écho auprès des manifestants. Le cortège se présente enfin, vers 23 heures, rue des Fossés près de la préfecture de région. Des jets de pierre et de cocktails molotov affichent de manière « lisible et crédible » la détermination des manifestants face à la police. Des grenades lacrymogènes divisent et repoussent les manifestants pour une part vers la rue de Toulouse et pour une autre part en direction des quais. Quelques minutes suffisent pourtant aux manifestants pour se regrouper place du Parlement : une barricade est érigée rue Victor Hugo à l’aide d’une voiture et de poubelles. Des kaïras invitent alors les étudiants à se joindre à eux en première ligne aux cris de « Eh ! les révolutionnaires, venez !!… » L’alliance entre les émeutiers de novembre et les étudiants devient alors effective. Les flics essuient à nouveau des jets de pierre. Des grenades lacrymogènes renvoient les manifestants au point de départ. Des projectiles de toute nature (pavés, bouteilles, engins incendiaires…) sont lancés en direction de la précédente place où sont retranchés les gardes mobiles. La mairie, siège du manager municipal est prise pour cible, quelques banques, diverses enseignes de soumission marchande sont attaquées. La police redouble d’efforts pour disperser les manifestants, ceux-ci se regroupent place de la République, il est environ 1h30. Les émeutiers sont maintenant moins nombreux, il reste peut-être les plus joyeusement irréductibles qui se rassemblent sur les quais en direction du musée des Beaux-Arts. Des affrontements ont encore lieu jusqu’à 4 heures du matin, heure à laquelle la police lève le camp. Ou plus exactement, la rue lui est désormais laissée.

Samedi 18 mars, la manifestation interprofessionnelle débute à 11h30. Trajet : de la gare à la gare. À l’arrivée, comme la semaine précédente, un service d’ordre inter-syndical protège avec la police l’entrée de la gare. Il se relâche au bout d’un quart d’heure, ne voyant aucune intention de la part des manifestants d’y pénétrer. Ensuite, au moment où un syndicaliste, muni d’un mégaphone, annonce qu’il faut constituer un bureau pour commencer l’AG interpro prévue sur la place de la gare, une fanfare se met à jouer et par sa puissance magique, emmène les manifestants sur les rails. Nous y resterons une heure. Cette fois-ci, nous en sommes sortis tout seuls pour anticiper la charge et les gaz des gardes mobiles afin de les affronter dans la rue, lieu plus propice. Une seconde manifestation s’est constituée sans service d’ordre, sans leader, sans trajet. Les services de police quelque peu désorientés bouchaient toutes les rues donnant accès à la préfecture. Nous nous sommes alors dirigés place de Bretagne. Dix pacifistes ont tenté une opération hostile au mouvement, en criant : « Les casseurs dehors, les casseurs tout seuls » et ont tenté d’emmener le cortège ailleurs. Personne ne les a suivis. Des slogans leur ont répondu, tels que « Nous faisons la guerre au capitalisme, nous n’sommes pas des pacifistes » ou « Nous sommes tous des casseurs ». Cinq minutes plus tard, l’ensemble des manifestants, y compris les pacifistes, se dirigea à quelques pas de là vers l’UMP, où des affrontements commencèrent par une charge des manifestants à coups de bouteilles et de cailloux. Rapidement, les forces de l’ordre ont répondu par des gaz et des tirs de flashball. Un pacifiste a été touché à la jambe. Des vitrines ont été étoilées, un RG chassé. Les gardes mobiles ont tenté en masse un encerclement qui a scindé les manifestants en groupes épars. Jusqu’à 20h30, des regroupements se sont formés à de multiples reprises, attaquant et se dispersant à nouveau. Le bitume a fondu sous la chaleur des poubelles en feu, le sol était jonché de palets lacrymogènes, de bouteilles brisées et de cailloux, un peu partout en ville. Ces derniers jours ont marqué l’impossibilité pour les médias, les bureaucrates et les voix de l’ordre établi, de diviser le mouvement en « casseurs » d’une part et « étudiants » d’autre part. Car comment masquer le fait que les affrontements concernent des milliers de personnes ? Et ce depuis plusieurs semaines à Rennes ? Ici, il n’y a plus de manifestation sans affrontements et actions. Un principe d’une action au moins par manifestation a même été voté par l’AG de Rennes II. La cagoule, l’écharpe, le citron, le sérum physiologique, le caillou, deviennent les objets communs d’un nouveau monde. Des manifestants s’organisent en groupes et chargent ce qui a trait à la police et certaines cibles liées à l’existence métropolitaine. Une communauté de lutte est née (qui n’est pas sans luttes internes) qui s’organise au sein de l’hostilité policière de la métropole. Et ce qui anime cette communauté se situe déjà bien au-delà du simple CPE.

Paru sur Indymedia Nantes, le 20 mars 2006

Intervention en AG

Pete : Mais vous vous souvenez pendant le CPE ce qui a fait que ça a pris ? Je me souviens que pendant le LMD, en 2003, même quand il y avait des propositions d’actions en parallèle des manifs, c’était systématiquement verrouillé par l’UNEF. J’ai pas souvenir de ce qui a fait que pendant le CPE, ça a changé, comment c’est arrivé au début, la gare, l’inspection et tout ça… C’était spontané ou quoi ? Je me souviens plus vraiment.
Serena : Pour la gare, ça s’est joué dans la manif, moi je me souviens bien qu’on se disait qu’il fallait essayer de dévier le cortège, à ce moment-là on allait plutôt se mettre avec le SLB [4], avec qui il y avait quelques proximités. On arrivait un peu par le jeu des tensions entre les groupes à faire que la manif dévie. Mais c’est surtout qu’il y avait plein de gens qui avaient envie que ça parte. Et c’est arrivé assez régulièrement que les manifs se divisent parce que l’UNEF essaye de garder la tête coûte que coûte.
Arantxa : Certaines choses se décidaient aussi en Commission Action, non ?
Serena : Oui, mais malgré cela l’UNEF essayait quand même de diriger les manifs.
Roger : La première manif nocturne, devant la préfecture, qui est partie en cacahuète à cause des flics, ça a radicalisé la Commission Action de la faculté. Il y a pas mal de gens qui sont venus à la commission suite à cette nuit-là, et qui voulaient se défendre, s’organiser en cas d’affrontements avec les keufs, voir comment on se masque…
Boris : À ce moment-là, une AG avait voté de porter la banderole, « nous sommes tous des casseurs » en tête de manif, c’était sur une proposition d’un de nos camarades !
Serena : C’était des sacrées joutes, les AG !
Steffi : Juste avant cette manif qui s’est transformée elle aussi en émeute, l’UNEF a essayé de condamner le truc en Commission Action, en disant que c’était pas possible les casseurs…. Mais des gens se sont élevés contre eux et ils n’ont même pas osé faire d’intervention pendant l’AG. En fait, ils étaient quand même complètement à côté de la plaque. Cette banderole a été très largement votée au final. Elle correspondait à ce que pensait le mouvement.
Serena  : D’ailleurs, alors que l’UNEF continuait à marteler son mot d’ordre de crédibiliser le mouvement, pour faire en sorte qu’il ne prenne pas définitivement la voie des affrontements, on avait défilé tous masqués derrière une autre banderole sur laquelle était inscrit : « Ensemble, décridibilisons le mouvement ».
Pete : Au tout début du CPE, y’avait un fascicule interne de l’UNEF qui avait fuité, sur comment manipuler une AG. Ça a fait, entre autres choses, que l’UNEF a été mis sur la touche direct.
Serena : Pendant le LMD, on critiquait beaucoup les structures de lutte traditionnelles, les assemblées, les commissions. On jouait le scandale…
Pete : Oui alors que pendant le CPE, on a mené un jeu plus subtil où on a plus accepté le fonctionnement de l’assemblée, pas toujours honnête ou très clair. Ce qui nous a permis de faire passer par exemple les actions de blocages économiques, ou les banderoles type : « Nous sommes tous des casseurs. » Ça a aussi fait que l’UNEF était perdue sur le terrain des manifs, mais aussi à la fac, en AG et en commission. En pratique, on voit bien que ce sont des situations conflictuelles dans la rue qui ont ensuite fait que certaines paroles sont devenues plus audibles pour une quantité d’étudiants plutôt mous et non violents à la base.
Serena : Y’a certains trucs qui tenaient à la spontanéité. Ce qui se passait dans les manifs, c’était pas du tout pensé, organisé. La fatigue de l’émeute, à un moment, est venue. Les émeutes se passaient toujours place de Bretagne, et on avait beau se dire de bouger ailleurs, par exemple d’aller faire des déménagements d’agences d’intérim, c’était hyper dur de déplacer tout le monde.
Roger : Tu te rappelles des patators [5] ? Le grand mythe du patator… on ne s’en est jamais servi en manifestation, mais par contre, contre l’Érêve, ça oui !

Les actions

Steffi : Une fois, on avait essayé de pousser à la réquisition des locaux de reprographie de la fac, mais c’était pas du tout passé. Alors qu’il y a eu des gestes hyper radicaux, ce seuil, on n’a pas réussi à le dépasser, celui d’une certaine réappropriation matérielle qui nous aurait emmenés beaucoup plus loin.
Serena : C’était pas passé au niveau de l’assemblée ?
Steffi : Non, c’est la présidence qui avait empêché l’occupation pendant les vacances et la réquisition. Mais je me souviens aussi de la CNT qui était très opposée, pour pas se mettre les travailleurs à dos.
Michael : C’est le consensus universitaire… Sinon comme action réussie, y a eu l’occupation du centre de tri postal. C’est pour ça que le gouvernement a plié ! (rires)
Boris : On avait pris cher quand même, la course putain…
Steffi : Ça c’est le meilleur moment du CPE ! La soirée avec les postiers c’était génial. On occupait le centre de tri postal et les postiers nous ont donné les noms de leurs chefs pour qu’on fasse des chansons, ils se marraient trop, ils nous filaient de la bouffe.
Serena : Il y avait le chef qui était planqué avec l’huissier, et nous on le connaissait l’huissier, c’est celui qui venait pour nos squats. Du coup ils étaient tous les deux tout penauds, on pouvait les insulter, c’était génial ! Les salariés jubilaient d’avoir cette position face à lui. On avait fait une assemblée avec eux, et lui il était là, un peu en retrait, il observait, sans savoir quoi faire, trop mal à l’aise.
Steffi : Le tout c’était de bloquer l’avion pour qu’ils puissent pas charger le courrier du jour qui devait partir, du coup y’avait une ambiance particulière la nuit, près des décollages, autour d’un feu. Une vraie tension.
Arantxa  : Quand les flics ont chargé (c’est là qu’il y a eu les premiers coups de taser) et que quasi tout le monde a couru, on était quelques-uns à être restés derrière les employés. Pour nous protéger, d’autres postiers sont arrivés avec des caddies et les ont poussés sur les flics, puis ont fermé les portes. Ils nous ont planqués à l’intérieur, ils nous ont donné des vêtements de La Poste, pour qu’on passe à travers.
Boris : Ils nous ont proposé de rentrer dans leurs camions de La Poste avec eux et de nous déposer pendant leurs livraisons. Pour finir, on est sorti un par un avec eux pour éviter qu’il y ait des arrestations.
Steffi : Ils s’étaient vraiment mis en jeu.
Roger : Le lendemain, ils ont fait trois jours de grève parce qu’il y avait des postiers mis sur des listes noires par les petits chefs. Une grève à 90% ! Ils s’étaient fait taper aussi par les flics qui n’ont pas trop fait de distinction.
Steffi : Ce serait marrant d’aller les voir et de recauser avec ceux qui étaient là.
Nelson  : Y’a pas eu de suite à ça ?
Steffi : Je crois qu’ils sont venus à quelques AG après, mais c’est assez vite retombé.
Pete : Au même moment, il y a eu aussi les rocades bloquées. Au début, c’était vraiment efficace… On partait assez tôt, vers 8 heures, à une centaine au moins pour pas que ce soit trop dangereux. Le début c’est le plus chaud, tu marches sur le côté de la rocade, ça fait ralentir tout le monde, et puis tu te mets vraiment en travers des deux voies. Fallait vite faire un feu pour que le blocage soit effectif et que les voitures renoncent définitivement à passer. Y’avait toujours un moment où la tension retombait un peu, où tout était arrêté, et où on avait quelques heures pour discuter et boire du café, avant l’arrivée des condés. Parfois les voitures étaient déviées avant le blocage, ce qui fait qu’on se retrouvait tout seuls sur la rocade ! Ambiance désert. Mais y’avait une habitude du blocage à ce moment-là, et un soutien massif. Du coup les gens en voiture n’étaient pas trop agressifs. Je me souviens qu’une fois des automobilistes avaient démonté la rambarde de sécurité au milieu de la route pour repartir dans l’autre sens !
Roger : Il faut aussi parler de l’occupation de la place du Parlement ! La construction d’un village autogéré (avec des étudiants grévistes présents dans le hall B, mais aussi des gens à la rue) en plein centre-ville, c’était fou. T’avais d’abord quelques cabanes, un peu bidonville, un four à pain, une cantine, puis d’autres cabanes plus chiadées, des assemblées de village en plein air, juste sous le nez du parlement. L’énergie qui se déployait voulait dépasser le truc étudiant urbain qui va revenir à ses habitudes de vie et qui lutte d’abord à la fac. Il y avait l’envie de mettre réellement en pratique des choses, de manière un peu folle et de contaminer le cœur de la ville, pour être sûr que personne ne puisse passer à côté de cette histoire.
Michael : Dans les journaux on lisait qu’il y avait eu 30 % de chiffre d’affaires en moins pour les commerces du centre-ville.
Pete : À cause des émeutes et des blocages…. certaines personnes hésitaient vraiment à venir dans Rennes.
Steffi : Il y a eu l’organisation d’une manif des petits commerçants pour que ça cesse, ils avaient même écrit un texte distribué devant la mairie.

Le discours politique

Michael : Comment ne pourrait-on pas parler de la tendance « NI CPE NI CDI » ? Dès le début c’était la tendance disons « radicale » du mouvement. C’était parti de Rennes et puis ça c’était un peu répandu dans d’autres villes…

Appel du 22 février 

Les grévistes de Rennes II sont unis en tant qu’ils considèrent que la grève avec blocage de l’université est pour ceux qui y étudient la condition sine qua non d’une lutte contre le CPE ; non que cela suffise, mais cela libère le temps et l’énergie sans lesquels il n’y aurait pas de lutte, mais une simple divergence d’opinions.

Ils sont également unis en tant que pour eux la grève avec blocage est le seul moyen de provoquer le débat politique sur le CPE en dehors des joutes oratoires feutrées des parlements. […]

Ce débat politique sur le CPE a permis de constater au sein du mouvement une forte tendance à ne pas se satisfaire de slogans tels que « non au CPE, pour plus de CDI », qui suggèrent que le CDI serait en soi un contrat équilibré. […] Nous considérons que rejeter une réforme qui aggrave nos conditions de vie ne doit pas signifier la valorisation unilatérale de l’état des choses préexistant.

On nous parle de prudence, nous disant qu’il ne faut pas effrayer « la grande masse des gens ». Pourtant, la grande masse vit quotidiennement la réalité du CDI. Lui faudrait-il cesser de lutter, de faire grève, sous prétexte qu’elle jouirait de privilèges auxquels tous les précaires rêveraient d’accéder ? On connaît ce raisonnement, c’est celui par lequel on combat la révolte en prétendant que seul le pire la justifie, et que le pire est toujours ailleurs. […]

L’épuisement, nous ne le connaissons pas. La liberté n’est pas épuisante, mais exigeante. Nous sommes contre le CPE parce qu’une certaine idée de la précarité nous est chère ; pas celle des tracasseries quotidiennes pour trouver et conserver un emploi plus ou moins désagréable mais toujours subordonné à la nécessité de se vendre comme force de travail pour survivre ; mais la précarité de l’existence et de la pensée que ne vient garantir nulle autorité à laquelle se soumettre, nulle communauté à laquelle appartenir, famille, entreprise ou état. Qu’on ne voie là nulle célébration libérale de la « mobilité », cette liberté d’aller d’expérience en expérience ; au contraire, puissants sont nos attachements, et c’est parce que nous ne voulons pas d’une joie garantie durable qui se marchande à coups de renoncements quotidiens et que nous savons que cette joie de lutter ensemble a pour fond la politique, la discorde, la fragilité des règnes, que nous assumons la précarité comme la vérité de notre condition. […]

La question de subvenir à nos besoins devient alors une question collective : celle de constituer entre nous des rapports qui ne soient pas des rapports d’exploitation contractuelle. Et de faire que ce nous ne soit pas celui d’un groupe restreint, mais le nous de l’affirmation révolutionnaire.

Tendance gréviste ni CPE ni CDI.

Nelson : Qu’est-ce que ça a provoqué le retrait du CPE ?
Roger : La fac n’était plus occupée à ce moment-là. Du coup, au comité de grève deux jours après, on a décidé la réoccupation de la fac en pleine nuit… On était 300, c’était n’importe quoi de se retrouver isolés et si peu nombreux, alors que jusqu’à présent le mouvement était massif.
Michael : Ce soir-là on a dépassé toutes les limites, tous les trucs sur lesquels on se limitait à peu près. Il y avait un consensus universitaire à Rennes qui faisait qu’on ne touchait pas aux murs, on ne montait pas aux étages, on n’allait pas dans les autres bâtiments. On n’avait pas encore tagué partout, alors que dans d’autres facs, à Caen, à Toulouse, partout c’était tagué.
Steffi : Ouais, jusque-là il y avait un truc assez respectueux.
Serena : Cette fois-là on avait occupé tous les bâtiments, et le lendemain on s’est retrouvé à dix dans un bâtiment avec les hordes d’étudiants qui arrivent super vénères, il y avait un type complètement fou avec son cutter qui voulait nous défoncer.
Nelson : Je me souviens de cette période, dans ma ville : les quelques jours après le retrait de la loi et avant que le mouvement retombe, y’avait une espèce d’euphorie et en même temps on devait bien sentir au fond que ça prenait fin. Dans les manifs, on gueulait « retour, retour, retour du CPE »…

« Pour un comité de lutte »

issu de la tendance « Ni CPE ni CDI », écrit sur la fin du mouvement anti-CPE à Rennes.

(extrait)

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« 3. Puisque le mouvement continue – que se constitue, sous de multiples formes, une coalition de forces qui partagent la visée encore confuse, mais qui s’impose, de l’insurrection * – l’existence du comité de lutte est ici à cet égard la mise à l’épreuve d’une hypothèse précise : qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir de retour à la normale (et tout particulièrement dans le monde universitaire) après la profonde déchirure qui s’est ouverte au cours des six derniers mois. Que c’est maintenant au cœur de la vie quotidienne, dans ses matérialités, que doit se poursuivre le conflit entre les politiques libérales et nos aspirations insurrectionnelles. Que cela doit à nouveau prendre la forme d’une lutte (dont la spécificité pourtant ici ne doit pas être un carcan – à l’instar du CPE – et ne doit rien laisser à l’abri), d’une reprise de l’offensive, qui ne se contente ni d’un resserrement groupusculaire, ni d’un dégagement communautaire et ne vise surtout pas à « rassembler les militants » sur les bases confortables d’une opposition verbale – c’est-à-dire en deçà du blocage économique – à l’ordre existant. »

* L’insurrection devient la question là où l’intensité des luttes politiques tend à rendre ingouvernables de vastes zones du territoire.

La suite

Nelson : Après le mouvement, vous avez fait quoi ?
Michael  : Après c’étaient les squats, une nouvelle génération de squatteurs avec beaucoup de gens du village autogéré qui s’étaient rencontrés pendant le mouvement. Au canal Saint-Martin, il y avait cinq maisons ouvertes dans trois rues, avec un peu tous les gens présents dans le mouvement qui habitaient là, les autres y passaient régulièrement.
Serena  : Par contre on n’avait plus de lieu central pour continuer la lutte en ville, on voulait ouvrir un nouveau lieu, refaire surgir ça dans la ville mais ça n’a pas du tout marché.
Michael : Ils ont tout restauré à la fac aussi, ils ont installé des portes anti-occupation, tout a été aseptisé.
Serena : Après le LMD et le CPE, ils ont mis des vigiles dans le hall B, même s’ils n’empêchaient pas grand-chose, ça change quand même l’ambiance. Ça a l’air plus difficile maintenant pour qu’il se passe quelque chose à la fac.
Michael : Moi j’ai essayé de faire prof, mais ça n’a pas marché.

[1] Disponible sur le site infokiosques.net

[2] Lieu squatté à Rennes.

[3] Appellation commune du quotidien le plus lu de l’ouest.

[4] Sindikad Labourerien Breizh (Syndicat des travailleurs de Bretagne).

[5] Tube en PVC avec une chambre à explosion qui propulse au choix patates, piles ou cailloux.

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Borroka ! Désormais disponible en librairie


Cet abécédaire du Pays basque insoumis a été rédigé en vue du contre-sommet du G7 qui se tiendra en août 2019 à Biarritz. Il a été pensé comme une première rencontre avec un territoire et ses habitants. Car le Pays basque n’est ni la France au nord, ni l’Espagne au sud, ou du moins il n’est pas que l’Espagne ou la France. On s’aperçoit en l’arpentant qu’y palpite un monde autre, déroutant : le monde en interstices d’un peuple qui se bat pour l’indépendance de son territoire. Borroka, c’est la lutte, le combat, qui fait d’Euskadi une terre en partie étrangère à nos grilles d’analyse françaises. C’est de ce peuple insoumis et de sa culture dont il sera question dans cet ouvrage.
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