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Avant l’ouverture il y eut plusieurs réunions pour définir le projet, j’imagine que c’est là que s’est décidé le nom : CSOA. Je suis sûre que pour beaucoup d’entre nous « centre social » ne faisait pas référence à une pratique de luttes passées mais plutôt aux centres médico-sociaux de la mairie, le médico en moins, l’autogéré en plus. Ce nom, CSOA, avec son O d’ouvert et son A d’autogéré, a beaucoup joué dans ce qui s’est vécu là.
J’y pense maintenant, il y avait un projet papier issu des réunions d’avant l’ouverture. La route était toute tracée : bagagerie, friperie, lieu « d’accueil » de gens dans le besoin, activités culturelles et variées… ça te plante un décor. L’imaginaire, la pensée, ne sortiront plus de ces sentiers balisés. Abîmes et failles du « projet » comme départ du faire ensemble.
Les luttes autonomes italiennes où « le centre social » avait toute une densité, ne nous avaient pas été transmises. Comme ça aurait été merveilleux de voir ensemble l’Intervento ! Nous n’étions pas riches de ces histoires-là et très pauvres de mots pour dire, pour partager. Je me rappelle cette sensation d’urgence à vouloir trouver des filiations, des étiquettes, des sigles – libertaires, antiautoritaires, autonomes – qui nous aideraient à appréhender ce monde et ce que nous vivions ensemble. Nous faisions feu de tout bois, chaque discussion, petit bout de lecture étaient avidement captés, digérés et amalgamés. Sans histoire, porteurs de ce trou immense à l’intérieur, impartageable, cela se traduisait par des logorrhées, écritures fleuves, théories de complot en tout genre, drôle de cocktail avec les pétards en sus.
En grande majorité nous venions de la fac du Mirail, les luttes de l’année précédente avaient créé les espaces et les conditions d’une expérience commune. L’organisation du contre-sommet d’Évian avait également réuni beaucoup d’entre nous. L’autogestion était un mot-clef, cela voulait dire : pas de chef, tout le monde fait tout, le travail salarié vient détruire la possibilité d’une organisation collective, il est donc mauvais en tant que dispositif.
Il y avait, et je me répète, la difficulté de porter une parole sur ce monde qui nous emplisse, qui nous nourrisse, une prise qui permette de tenir et de voir plus loin. Mais ce qui est sûr aussi c’est que tout d’un coup on partageait un quotidien, on se sentait exister dans une collectivité et ça c’était pas rien : les travaux, la popote, les objets de nos maisons et de la récup’ devenaient collectifs. Joie et trésor de la déchetterie, accès libre aux poubelles de toute une ville, outils, peinture, meubles, ordinateurs rebricolés pour faire des bécanes sous logiciel libre. Bon, je n’ai jamais mangé autant de kebabs qu’en ces temps-là, c’était pas encore ça la mise en commun et l’organisation qui va avec, mais on s’y frottait.
Ce n’était pas le projet « centre social » qui nous bouleversait le plus, mais bien cette brèche dans le cours normal de nos vies. Cette brèche, je l’ai ressentie très fortement dans la transformation de l’espace de la ville : changement des parcours, errance habitée-reliée, rencontres-signes, le délire n’était pas loin, sensibilité exacerbée. Ce n’était plus la marchandise qui guidait mes trajets dans la ville, mais une multiplicité d’autres choses. Je n’ai jamais plus ressenti cette autre Toulouse avec autant d’intensité. Cet espace, personne ne nous l’avait destiné, il n’était pas pensé par d’autres, il n’était pas géré, on pouvait se l’approprier. Entre deux utilisations assignées, deux projets d’aménagements, il y a eu une vacance que nous avons habitée.
Cet état d’orphelins d’un passé de conflits, de ruptures, était renforcé par le fait que nous n’avions pas cherché à être en lien avec des squats plus anciens et le milieu qui les faisait vivre. De leur côté, je ne me rappelle pas de gestes permettant la rencontre. Nous étions trop à fleur de peau et bouillonnants pour nous rapporter à un milieu déjà figé dans des pratiques, des codes. Et quand « rencontre » il y eut, ce fut en pleine crise et pétage de plombs général, quand illes tentèrent tant bien que mal de nous donner la main. Une rencontre en négatif, difficile de partager quoi que ce soit dans un tel moment. Je trouve triste d’être dans l’incapacité de faire communauté, d’inclure des pratiques dans une histoire. Aujourd’hui encore la question des dispositifs sclérosants générés par un milieu est toujours aussi présente.
Tout ça m’amène à essayer de dire de quelle manière distanciée, légère nous envisagions d’accueillir « des personnes en difficulté » et l’impasse dans laquelle nous sommes tombé.e.s. Le préalable que nous partagions était de ne pas vouloir nous positionner comme « travailleurs sociaux ». Ce rôle, ce métier qu’on associait à la gestion de la vie des autres. Ce qu’est un travailleur social, dans quel dispositif de police et de gestion il s’inscrit, ce que ça crée pour les « usagers des services sociaux », n’a pas été questionné collectivement. Et si notre analyse de cette figure n’allait pas plus loin, on n’avait pas non plus pensé celle de l’étudiant-apprenti-squatteur. Et puis c’était facile de se défaire d’une figure que de toute façon on n’avait pas les moyens d’incarner. Nous ne voulions pas aider, mais en même temps nous ne portions pas d’intentions, de gestes. Dans ce brouillard, social était synonyme d’ouverture, tout le monde était le bienvenu, il fallait justifier notre raison d’être en faisant venir du monde. « Du monde », il fallait « du monde » en soutien, « du monde » qui habitait là, sinon on ne pouvait pas prétendre être un centre social. Dans la même veine, il fallait « des activités », n’importe quoi, pourvu que le planning se remplisse. Toutes les démarches juridiques qu’impliquait l’occupation ont en partie généré cette course au chiffre. On ne sort pas indemne d’une démonstration de légitimité : avocat, lettre de soutien, article de presse comme autant de marquages.
On ne savait pas ce que nous voulions partager les un.e.s avec les autres. Nous n’étions donc nulle part. L’hypothèse que le seul fait d’habiter ensemble, aussi avec des gens de la rue, d’avoir une cuisine commune, une bagagerie et une machine à laver, nous amène autre part, ne pouvait tenir sur du vent. Je ne dis pas qu’en d’autres circonstances quelque chose n’aurait pas pu naître de cette volonté de vivre entre personnes qui ne partagent pas les mêmes réalités mais qui peuvent se trouver des ennemis communs, des points de rencontres. Où était la part du grand frisson, de l’exotisme pour nous ?
On savait que cela n’allait durer qu’un temps, même si on n’y pensait pas, ou alors on se barrait en claquant la porte pour retourner dans le chez-soi qu’on avait toujours. Je me souviens d’un gars qui avait déserté l’armée, il était là, je sais pas ce qu’il est devenu après, est-ce qu’il avait un endroit où aller pour pas se faire choper ? On n’a même pas été capable de trouver une solution commune. Est-ce qu’on s’est même posé la question ensemble ? Pour une autre, en rupture avec sa famille, heureusement qu’il y avait des personnes plus conséquentes parmi nous ; elle a été accueillie chez la mère de quelqu’un, initiative isolée. Ce n’est donc pas trop étonnant que des gens aient profité de ce flou pour faire du lieu un point de revente et de consommation de drogues. C’était commode, au centre-ville, il n’y avait qu’à s’installer. Je ne sais pas à quel moment le lieu a commencé à être déserté, à quel moment c’est devenu un endroit à la dérive, un lieu d’errance. Nous avons dû mettre à la porte certains « indésirables », le malaise que ça a provoqué a mis en exergue le vide entre nous devenu insoutenable.
Cela me mène à parler d’une autre expérience actuelle qui, mis à part la ville et le nom, n’a pas grand-chose en commun avec celle du CSOA : le CREA et le GPS [1]. Ce qui me saute aux yeux, c’est comment ils sont partis de ce qu’ils étaient : travailleur-euses du social, squatteur-euses et de ce qu’ils pouvaient s’apporter en expériences comme en désaccords. Je me demande ce que pourra bien leur évoquer cette lettre. Ça fait partie de ces expériences riches de ces dernières années qui ont dépassé des blocages et qui amènent tout le monde plus loin dans ces questions d’habitat, de précarité, d’inégalités.
Je voudrais finir sur l’après qui ressemble évidemment à ce qui s’est passé durant ces deux mois d’occupation. Certains se sont trouvés et partiront sur d’autres histoires communes, d’autres (beaucoup ?) restent dans un vague, une indécision, certains pour qui à la fois ça a pu faire rupture et qui finalement restent sur le carreau. Sans s’être vraiment trouvé pendant, on ne pouvait se retrouver après. Reste que cette expérience, en bouleversant le quotidien, a bouleversé aussi nos rapports au monde (notamment la remise en question du sentiment de stabilité), et que personne n’en est ressorti indemne.
P.S : Je semble dire qu’on avait des positions collectives énoncées, c’est un effet de l’écriture, c’est moi qui ai construit des positions à partir de ce que je me raconte de cette histoire-là. On n’a pas beaucoup parlé ou reparlé de tout ça.
[1] Le Collectif pour la Réquisition, l’Entr’aide et l’Autogestion (CREA) et le Groupement pour la Défense du Travail Social (GPS) ont été très actifs sur Toulouse depuis 2011, ouvrant plusieurs lieux de vie, squattés, pour des personnes en galère de logement.
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