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Les portes battantes se sont ouvertes bruyamment, et nous nous répandons désormais en grappes compactes dans les larges coursives. Un architecte de l’après-guerre les avait conçues, nous dit-on, pour protéger les étudiants algériens des rayons du soleil. Elles furent finalement construites ici, nous gratifiant d’un nombre incalculable de fuites d’eau. Larges d’une dizaine de mètres, couvertes, elles résonnent en ce début de soirée hivernale de la belle rythmique du blocage. Les appels en provenance de l’amphithéâtre nous invitant à revenir donner un terme formel à l’assemblée sont recouverts par les grincements du mobilier qui partout commence à être déménagé. Il fait nuit, il pleut sans doute. À la lueur intemporelle des néons, nous progressons, prenant rapidement possession des UFR déserts. La réquisition des tables et des chaises pour nourrir les barricades se double d’une véritable exploration. Nous visitons chaque bloc, chaque couloir ; quand une porte nous résiste, nous montons sur les toits plats des coursives et forçons facilement une fenêtre de la salle ou du bureau, suscitant l’étonnement d’enseignants-chercheurs attardés.
C’est une ville dans la ville, 30.000 étudiants inscrits environ, un immense terrain de jeu autant qu’un terrain de lutte, loin du centre-ville, entouré par les plus grandes cités de l’agglomération. Il y a quelques jours encore, beaucoup d’entre nous s’y perdaient en cherchant leurs cours, ne connaissant que leur bâtiment, aller-retour en métro et puis c’est tout. Ce soir, nous nous approprions les lieux, tout ou presque nous est accessible. De partout l’ameublement fuit des salles, il en vient tant et tant que certaines barricades destinées initialement à bloquer les différentes entrées enflent démesurément. L’une d’elles, haute du sol au plafond, s’allonge tellement qu’elle finit par emplir tout un couloir de 50 mètres, immense parallélépipède enchevêtré qui deviendra la fierté et le symbole de l’occupation. Plus tard, un immense code-barres y sera accroché. Il fallait tout modifier, tout changer et que cela se voie. Nous dormons pour la plupart dans les bureaux de la présidence, salle cosy avec moquette et fauteuils confortables que nous avions occupée pour organiser la lutte. S’y tiennent les réunions du comité, une cantine et toute chose utile aux occupants. Ceux qui le soir cherchent un peu d’intimité partent sur les toits et ouvrent un bureau à leur convenance dans un ballet de couples qui se font et se défont, si typique de la communauté étudiante.
Je venais de rejoindre Toulouse, c’était l’automne 2002. Les études étaient encore pour moi une chose vertueuse qu’il fallait saisir avec l’assiduité d’un travail et qui s’enrichissaient réciproquement d’une activité militante rationnelle et réfléchie. Je répétais donc, malgré la joie évidente de l’occupation, le discours d’abnégation porté par l’immense majorité des étudiants en lutte : « Prêt à risquer son année pour sauver l’université ! » Ça ne tenait pas une seconde bien sûr, d’abord parce qu’on ne risquait pas réellement notre année, ensuite parce que quand bien même l’eussions-nous perdue, cela ne constituait pas une mise en risque à la hauteur de nos discours… Mais cela produisait son petit effet de culpabilité sur nos semblables moins engagés dans le mouvement et qu’il fallait convaincre. Franchement, ça ne mangeait pas de pain. Néanmoins, c’était peut-être moins artificiel que d’affirmer péremptoirement, comme nous le fîmes plus tard, les vertus révolutionnaires que l’occupation ne manquerait d’insuffler à nos vies en bouleversant leur rythme quotidien. Ce bouleversement, s’il reste une forte possibilité dans ces moments-là, n’est en rien systématique. Et en affirmer la venue a priori tend à en minimiser la possibilité, tant la faculté à se laisser surprendre joue un rôle central dans ce type de bouleversement.
L’agitation dura toute l’année. Déjà, une semaine après la rentrée de septembre, les pions, dont on venait de supprimer le statut, s’étaient mis en grève. Notre blocage n’avait commencé qu’un mois plus tard. Puis, en janvier, au moment où notre mouvement perdait de la vitesse (l’occupation s’était quand même, et c’est notable, maintenue pendant les vacances de Noël) c’est le reste du monde de l’éducation qui entra en grève contre la réforme des retraites. L’université à nouveau fut mise à l’arrêt par le personnel et les étudiants, et ce jusqu’à la fin de l’année universitaire. Si bien que je n’ai guère de souvenir de cours cette année-là… La présidence n’eut finalement pas d’autres moyens pour tenir les partiels de juin que de louer le centre des congrès sur une île de la Garonne. Tout en promettant aux grévistes qu’ils pourraient aussi, s’ils le voulaient, passer cette première session de partiels en septembre. Nos modes de protestation contre ces partiels délocalisés furent aussi désuets que ceux destinés, quelques semaines plus tard, à empêcher la tenue du baccalauréat : des manifestations sans blocage des examens… Nous touchions là à une limite des mouvements de corporation : la difficulté à détruire le fruit, donc le sens même de son travail – en l’occurrence, pour les enseignants, une année de préparation des élèves au passage de l’examen. En nous mûrissait la certitude que nous ne pourrions aller au bout d’un tel mouvement qu’en nous détachant de notre condition elle-même, en brisant l’attachement à la logique étudiante et à sa cohorte de diplômes. Nous allions mettre un an à franchir ce pas…
Si l’on chausse pour un temps les lunettes et les gros sabots de l’économiste, les études universitaires se révèlent avoir pour principale vocation de faire baisser le chiffre du chômage, en retardant l’arrivée des bacheliers sur le marché de l’emploi (...)