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Si la fête a un sens, il est du côté de la transe.
Jean Duvignaud
Nous chutons. La fin du monde nous entraîne dans sa course. À chacun de nos pas, la rue s’incline davantage, se dérobe jusqu’à devenir verticale, tympan, fronton, clocher, église qui prétend barrer notre naufrage. Nous déferlons sur elle, lui tendons un siège de danses et de clameurs, au feu roulant des batucadas. Deux grailhes [1] investissent le perron, leur mélodie enchaîne les corps en une farandole qui s’ouvre une brèche sur le flanc de l’édifice vers les quartiers chics et commerçants. Dionysos convoque ses illusions. Par un glissement imperceptible mon masque dépose un léger voile sur mes visions. La sueur le colle à mon visage. Nous dialoguons, nous nous apprivoisons :
— Bonjour je suis moi.
— Bonjour, je suis toi, Petassou, homme de chiffon, frère aîné d’Arlequin aux mille petasses [2] multicolores.
— Eh bien… enchanté !
Sans prévenir, il court comme une bête sauvage sur une famille de badauds, agitant bruyamment sa cloche sous leur nez. D’abord surpris, les bourgeois éclatent finalement de rire. Dans son dos, Petassou n’a pas vu les deux barbares qui viennent de le rejoindre et qui, bon gré mal gré, lui font maintenant ingurgiter la boisson de carnaval. C’est un mélange, imbuvable sans ivresse préalable, composé dans l’après-midi au moyen d’une grande marmite dans laquelle s’additionnent toutes les fins de verres. Couché par ce goût unique, Petassou, dos au sol, contemple les rares morceaux de ciel graciés par les immeubles tandis que deux de ses semblables installent au-dessus de lui deux tuiles qui forment un aqueduc de fortune. Le vin y coule, la bouche ouverte se remplit jusqu’à, fatalement, déglutir, déborder sur les vives couleurs de notre habit et finir en flaque sur la chaussée.
Il se relève, tout autour notre chaos s’est installé dans cette rue snob de l’hyper-centre. L’hostilité supposée des riverains attise un peu plus l’exubérance. Petassou sonne aux portes, il est deux, il est huit, il grimpe aux gouttières, frappe aux carreaux, décroche un drapeau français et le jette dans la rue où il s’enflamme instantanément. Les percussions de poubelles durent encore et encore.
Tout à coup, sous un porche, j’avise, un peu inquiet, ma conductrice titubant trois verres à la main. Je maudis immédiatement cette morale de sécurité routière qui résiste vaille que vaille aux vapeurs d’alcool dans un recoin de mon cerveau. Trop tard, j’ai perdu mon compère démoniaque. Je pars à sa recherche en remontant la foule, une profonde solitude m’envahit. Sans conviction je me laisse raccrocher par la chaîne de la danse, les mollets tièdes.
Arrive un croisement de deux rues, Petassou est là, transformant la danse en chahut, un énorme tas de corps et de membres sur lequel chacun se plaît à venir s’empiler. Il se relève hilare, un brin courbaturé. Ça se tape dans le dos, ça s’enquiert que personne ne se soit fait mal. Il n’y a plus ni hommes ni femmes, le triste jeu de la séduction a laissé la place aux jeux des enfants et des bêtes, à l’innocence de l’inconnu. Mais déjà les grailhes nous appellent à remonter à l’assaut de l’hyper-centre, duquel nous avons sérieusement dérivé. Les pas chancelants s’attaquent à la montée derrière le caramantran « fin du monde 2012 », un amas de déchets métalliques sur roulettes, soudés entre eux et au sommet duquel trône une chaise d’écolier. Petassou tendu de tout son long sur le dossier, dominant la foule, la harangue dans l’indéchiffrable langage de l’ivresse. Jusqu’à ce qu’une rumeur remontant de l’avant du cortège lui coupe la politesse : la flicaille bloquerait l’accès à la Comédie [3].
Suspension loquace, chacun a quelque chose à en dire. Depuis plus d’une dizaine d’années qu’ils y interviennent, les argousins font partie du paysage du carnaval des gueux, de ses rites mêmes. Il a tant de fois fini en affrontements, gazage contre bris de vitrines. C’est même par ce biais que j’en avais entendu parler. La foule toujours bruissante de discussions s’est retournée, choisissant spontanément comme destination de secours une placette où les fêtards avaient leurs habitudes tous les week-ends, mais d’où depuis quelque temps ils se font systématiquement déloger. L’espace se resserre, on se sent proche. Sans autre forme de procès, la fin du monde s’enflamme, et comme depuis des millénaires, on danse autour du feu. Je recroise encore Petassou, qui accélère les pas, fait bifurquer à l’improviste un trajet bien huilé. Nous sommes cette place, nous sommes carnaval et cette nuit, carnaval est Montpellier.
Encore quelques heures de grâce masque à masque avec « ce puits sans fond du présent qui fait rougeoyer l’inconnu devant nous ». Et puis resurgissent les inévitables spasmes du monde alentour. Alors qu’au volant d’une poubelle pleine de combustibles nous croisons la BAC en embuscade, une banderole est accrochée entre un réverbère et un échafaudage : « jamais répression ne tuera Karnaval ». Les mots sont de retour, l’élastique de mon masque craque, on a perdu le tambour… La fête bascule sans se presser vers sa mort. Malgré l’inertie de l’alcool, chacun redevient peu à peu moi, toi, elle, eux… Petassou a disparu. Ma conductrice, interloquée, tombe des nues, comment est-ce possible que ça ne dure pas jusqu’au petit matin ?
Donner, c’est perdre, bousiller, sans image économique. C’est jouer passionnément sa dénégation d’un monde ordonné par l’économie […] On mise sur l’infini, la réponse est l’ivresse des possibles. Jean Duvignaud
LES NOCEURS DE LA CAMBROUSSE : On a les mains (...)