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De l’imaginaire à la culture carnavalesque
Alors que nous sommes anxieux que notre histoire ne soit pas faussée, leur anxiété se concentre sur la possibilité que leur histoire puisse être sans vie ou oubliée. Alors qu’à nos yeux la vérité est la vertu primordiale d’un récit historique, à leurs yeux ce qui importe le plus est sa présence et sa vivacité.
Karen Brown [1]
Le carnaval fait partie de ces fêtes qui ne prennent leur sens que dans leur inscription dans le temps, dans leur répétition d’une année sur l’autre. S’étalant sur plusieurs semaines du début février à la fin mars selon les années, il accompagne, certains disent suscite, la fin de l’hiver, les métamorphoses de la nature, ses hésitations. C’est une ronde en sens inverse des aiguilles du temps au moment où celui-ci est justement prêt à passer un cap. On hérite de ce fil ténu, qui disparaît ici pour réapparaître là. Où sont-ils les délires des saturnales qui envahissaient les rues de l’Antiquité ? Où sont-elles les aspersions moyenâgeuses de liquides et d’excréments ? À la place, les rues de ces dix dernières années sont envahies de carnavals des écoles, de carnavals mis en spectacle, carnavals bourgeois aux allures de défilé de mode. Malgré ce tableau décadent, en cherchant bien se débusquent encore quelques résidus de culture populaire ici ou là.
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Mais en décidant de ressaisir une tradition aussi engagée sur le chemin de l’officialisation, les carnavals indépendants ne peuvent que la bousculer en profondeur. Le monde a changé. Que faire désormais des puissants rites entourant le 2 février, date où l’ours était censé faire sa première apparition alors qu’il ne reste aujourd’hui qu’une poignée de plantigrades réintroduits dans les Pyrénées ? Comment parler de retour du printemps quand des tomates affluent toute l’année des serres d’Almeria jusque dans nos assiettes ? Comment retrouver un sens carnavalesque dans nos rythmes et nos modes de vie du xxie siècle ?
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Mais le carnaval se base également sur la subversion, la faute peut-être à cette méprise tenace autant que fertile qui le fait confondre avec la fête des fous : moment d’inversion et de retournement de l’ordre social. Quelle qu’en soit l’origine, la charge politique est depuis longtemps indiscutable, et la transformation au cours des siècles de ce qui fait politique, métamorphose également la fête.
L’évolution des aspersions et autres projections est également fort parlante. Les excréments, les dragées de plâtre qui cassaient des nez, ont peu à peu laissé la place à partir du xixe siècle aux gentils confettis. Il n’est pas inutile de rappeler que ceux-ci ont été inventés à cette époque par un ingénieur de Modène pour recycler avec quelques bénéfices les déchets de papier des élevages de vers à soie. Le village de Cournonterral fait dans ce domaine figure d’exception : chaque mercredi des Cendres on continue (depuis un temps inconnu et presque sans interruption) d’y déverser des hectolitres de lie de vin dans les rues, pour que les intraitables pailhasses puissent en crépir indistinctement quiconque pénètre dans l’enceinte du village, journalistes et gendarmes compris. Le rite dure trois heures, et fait force de loi, porté par une part conséquente de la population.
Dans les carnavals indépendants, moins « populaires » sans doute, c’est la farine qui s’est propagée. Plus « agressive » que les confettis, elle a pour effet d’interdire la position de spectateur, contraignant ceux qui viennent voir à entrer dans le jeu ou à s’enfuir. Mais plus propre que les excréments ou la lie de vin, elle évite que le vide ne se fasse autour des carnavaliers.
Il faut du temps, beaucoup de temps et de persévérance pour que ces bribes de mythes et de rituels se partagent, se diffusent. L’ancrage dans un territoire semble un impondérable, la fête s’inscrivant alors dans l’ensemble des sociabilités et des événements locaux. On touche là aux limites bien floues entre des imaginaires qui apparaissent et une culture commune qui s’installe. La fête plonge ses racines bien au-delà de son domaine, elle se nourrit, s’enrichit de la vie qui l’entoure et de celles des participants.
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Mais malgré leurs explosives apparitions, les carnavals indépendants reposent sur des communautés et des cultures fragiles, récentes, fraîchement recomposées. Finalement, ils n’ont peut-être pas tant à attendre de celles-ci que l’inverse. Il se peut que ce soit depuis la folie et la passion pour ces fêtes que des cultures se créent, contaminant la vie de ceux qui s’y adonnent, renouant avec les multiples dimensions des carnavals de jadis : culinaire (on mangeait des fayots, des fèves), économique (avec de nombreux jours chômés), spirituelle, sexuelle…
Au Moyen-Âge on giflait les enfants pendants les fêtes pour que le corps se souvienne des événements importants. Jean Duvignaud
LES NOCEURS DE LA CAMBROUSSE : Une fois qu’on a le socle minimal, le micro-imaginaire, il s’agit encore de le nourrir, (...)