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[1]Au départ, il n’y a presque rien. Pas de fric, pas de moyens. Quelques baby-boomers un peu frondeurs qui gravitent autour d’Eymoutiers [2]), qui sont attachés à ce village, et qui ont envie de s’offrir une fête sur mesure. Ils ont en commun une certaine détermination à rompre avec le cours des choses, l’envie de poser une distance politique vis-à-vis du monde actuel, mais ce n’est pas plus précis que ça. Leur intention à ce stade est formulée de manière assez sommaire « cette fête ne sera pas un énième festival ! » et « pas question de solliciter la moindre subvention ». Le petit noyau se retrouve deux ou trois fois à la librairie du village pour tenter de préciser son projet. Une des premières questions qui se pose est celle du calendrier. Choisir le moment le plus propice dans l’année qui va venir. Une amie propose la date symbolique du 4 août. L’idée plaît à beaucoup, même s’il y a un peu de discussions sur l’opportunité de faire quelque chose en pleine période touristique. Se retrouver au milieu des touristes et de leurs camping-cars, c’est pas la meilleure manière de poser une distance, mais il y avait toute la symbolique de la nuit du 4 août. Remettre sur le tapis la question de l’égalité. Abolir les privilèges : comment ça se poserait aujourd’hui ? Pour donner corps au projet, il est décidé de lancer un appel public aux habitants du coin. Ça sera fait au travers d’une affiche largement placardée, invitant à une réunion élargie. On sollicite aussi l’« assemblée populaire du plateau », constituée au moment du mouvement des retraites. Environ soixante personnes se retrouvent à cette assemblée fondatrice, elles formeront par la suite le collectif des organisateurs. La dynamique est enclenchée. Paradoxalement, cette idée des « privilèges » ne sera jamais traitée en tant que telle par la suite. L’argument de départ sera laissé de côté, malgré la conviction chez la plupart des participants qu’une vraie révolution reste à faire. Mais derrière le terme « révolution » chacun met évidemment un peu ce qu’il veut. L’intention initiale n’était pas d’en faire un prétexte, mais la question est un peu compliquée. Arriver à formuler ce qu’est devenue aujourd’hui la question des privilèges, c’est pas donné tout cuit, un matin, au sortir de sa salle de bain. C’est devenu assez subtil.
Les gens qui au départ s’étaient imposé ce thème, sans forcément s’en rendre compte, avaient mis la barre très haut. Le monde a énormément changé depuis la vraie nuit du 4 août. Pensaient-ils vraiment qu’on allait parvenir à résoudre ces questions : que sont devenus les privilèges aujourd’hui ? Quelle est l’étendue de ce qu’il faudrait supprimer ? Au cours de la préparation, personne n’a dit à aucun moment : « on a oublié cette histoire des privilèges ! » À aucun moment ! Ça aurait mérité d’être rediscuté, parce que le titre constituait une sorte de promesse non tenue. Tu promets quelque chose qui ne va pas se passer, c’est la ficelle de base des publicitaires et des politiques. En même temps, ça n’est jamais forcément mauvais que les choses ne se déroulent pas comme on les a prévues. Il est quand même assez remarquable que les organisateurs eux-mêmes aient été les premiers surpris par l’ampleur de ce qui s’est passé.
Deux mille personnes venues au fin fond du plateau de Millevaches et qui, pendant quarante-huit heures, ont radicalement changé l’ambiance et la physionomie d’un village de 800 habitants.
Pour la partie programmée, nous avions fait venir un certain nombre d’intellectuels réputés incarner une certaine dissidence vis-à-vis du monde existant. Ce qui a été plus ou moins réussi, le degré d’insolence d’un Gilles Clément [3], ou tel ou tel autre n’allant pas non plus très loin. Bien plus que ces conférences, le forum informel était très représentatif de l’esprit des Nuits. C’est l’endroit où un certain nombre de protagonistes de luttes en cours sont venus, des No TAV du Val de Susa, des Notre-Dame-des-Landes, un Japonais qui racontait Fukushima, des gens de retour de Libye et d’autres encore. Ce forum accueillait des sujets vivants, pas des universitaires, mais de vrais participants aux combats en cours.
Pour ce qui est du vivant, l’euphorie festive a été constamment nourrie, de façon programmée ou bien très largement improvisée, par des dizaines de groupes de musiciens et de saltimbanques venus participer à l’événement. Pour finir, il y avait dans l’idée de conclure les nuits du 4 août par une « grande assemblée finale », d’où sortiraient, comme un texte le promettait, « des projets pour le siècle à venir… ». Cet aspect-là a été plutôt décevant, à tel point qu’une fois les nuits du 4 août passées, il a été assez difficile de s’accorder sur une simple esquisse de bilan à chaud. Cependant, il y a une magie du 4 août. Aucun des protagonistes de départ n’aurait pu dire que c’est ça qui allait se passer. Un des aspects les plus magiques du 4 août, c’est l’expérience que chacun a pu faire de la puissance de l’association, qu’un résultat de cette ampleur-là émerge aussi naturellement de la conjugaison de toutes les énergies.
Sur les aspects logistiques, il y a eu des choses extraordinaires. La plupart des gens n’ont pas d’expérience concrète d’un gros chantier réalisé à beaucoup. La vie courante, essentiellement fondée sur la séparation des individus, n’offre pas ça. Là, c’était un collectif en actes. Pour ceux qui y ont participé, c’est une de ces petites conquêtes non négligeables des nuits du 4 août.
[2] La mairie d’Eymoutiers (Haute-Vienne) qui affichait un soutien aux préparatifs de la fête retourne sa veste trois semaines avant l’événement et menace de l’interdire, les « nuits du 4 août » seront finalement accueillies par la commune de Peyrelevade (Corrèze).
[3] Gilles Clément est ingénieur horticole, paysagiste, écrivain, jardinier, il enseigne à l’École Nationale Supérieure du Paysage à Versailles (ENSP). A conceptualisé entre autres « le jardin planétaire », « le tiers paysage » ou encore « le jardin en mouvement ».
C’est une aventure hors des régions balisées de notre quotidien, on est dans l’excès de créativité, dans le délire collectif. Jean Duvignaud
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