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La fête, peuplée de rangées de clowns effrayants et de ravers aux pupilles éclatées, dura pendant des heures […] Pas amusés le moins du monde, les leaders des nations les plus puissantes sur terre fuirent en avion de la ville pour finir la journée dans un manoir à la campagne. C’est tout ce qu’ils arrivèrent à faire ressortir publiquement de cette journée qui fut pour nous une victoire majeure.
16 mai 1998 Birmingham – sur la Global Street Party lors de la réunion du G8 – rétrospective sur dix ans de lutte dans Do or Die [1]
Je vais t’expliquer. Il y a ce groupe qui organise ce que nous espérons être une fête de rue illégale et massive. Nous voulons allumer un brasier d’espoir et de vie au cœur de notre métropole mourante. Nous allons lancer un assaut sur la M41 [2], la reprendre, la voler à la machine. Mais occuper une autoroute n’est pas une affaire facile. Vous ne pouvez pas juste marcher là et dire “excusez-moi, est-ce que vous pourriez vous poussez un peu, on a prévu une fête ici”. On a planifié ça depuis environ 5 mois. Tout a été prévu dans le moindre détail. Chaque possibilité scrutée et coordonnée, la possibilité (certitude ?) que nous pourrions louper quelque chose, des plans de secours pour nos erreurs, des imprévus à nos plans de secours. C’est notre propre monstre de Frankenstein. Notre propre Catch 22 [3]. Une fois que nous avons réalisé qu’il était essentiel de s’arrêter, de se mettre à distance, il était devenu impossible de le faire.
An arrow of hope par Charlie Fourier dans We are everywhere - The irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003 [4]
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Nous avions lu des récits de la bataille du Beanfield et de ce passage à tabac massif de travellers par lequel Thatcher chercha dans les années 80 à leur porter un coup fatal, aux périples d’une population entière qui vivait – en passant d’un « free festival » à l’autre – sans que l’État anglais ne réussisse plus à la capter dans ses filets. Nous rêvions de ces kilos de son posés aux pieds de forêts aux sols percés de tunnels et aux arbres entrelacés par des villages aériens pour en empêcher la destruction. Les premières tribes qui se constituaient autour de chez nous étaient imprégnées de la geste des Spiral Tribes et de l’esprit originel des free parties, univers sauvage en rupture binaire avec la société. Nous connaissions l’alliance des ravers avec le front commun contre la Criminal Justice & Public Order Act, une loi qui s’attaquait en vrac aux squatters, saboteurs de chasse, nomades et écolos radicaux… et qui était allée jusqu’à la création d’un délit lié à la diffusion d’une musique composée de « beats répétitifs », comme la qualification d’une menace qui s’incarnerait à l’intérieur même de la musique. Nous savions que c’était l’appel à la défense du sound system qui avait transformé la manifestation massive contre cette loi en émeute dans Hyde Park en 1995. Et puis nous nous enflammions pour les blocages urbains du collectif Reclaim The streets, « contre la voiture et son monde », leurs fraternisations improbables avec les dockers de Liverpool ou les travailleurs du métro londonien. Quoi qu’il en soit, là-bas la fête avait l’air d’avoir un contentieux historique et corrosif avec les autorités : la fête avait toujours dû lutter pour exister et la lutte prenait souvent la forme d’une fête.
Nous n’étions pas très excités par le sérieux souvent sinistre des vieux anars, et la radicalité dents serrées des « autonomes » d’ici manquait de swing. Nous avions grandi dans la contre-culture anarcho-punk, qui continuait à agiter le spectre d’un mouvement de jeunesse et de bouleversement du quotidien en musique, mais commencions à douter sérieusement que le punk-rock puisse de nouveau représenter une réelle menace pour l’ordre établi. Alors, ce qui nous fascinait de prime abord chez Reclaim The Streets, c’était précisément leur capacité à articuler fête et politique anticapitaliste post-situ et à être une bon dieu de menace. Certains d’entre nous sont donc partis dans ces années-là en quête des street parties anglaises, de techniques et de codes pour les réinventer par ici.
Vous parlez du langage rationnel de la politique qui serait incompatible avec un certain besoin d’abandon de la fête. Il me semble que cet antagonisme est un peu forcé. Je pense que la fête et certaines « interventions offensives », celles qui impliquent une foule notamment, ont ceci en commun d’exiger une préparation minutieuse, un agencement savant de dispositifs quasi-rituels ou plus expérimentaux, de décorum et d’annonces, avec une collecte d’outils, d’armes, de masques mis à disposition des participants… À partir de ce schéma somme toute rationnel et prédéterminé, on attend qu’un monstre, agencé par la foule, le dance-floor ou le bitume, s’échappe des contours géométriques, trouve sa propre vie, sa propre transe. La magie prend ou pas. C’est cet imprévu, cette part d’improvisation dans la danse qui donne corps à certaines fêtes comme à certaines manifs, mais les emmène aussi parfois droit dans le mur. C’est sûrement moins douloureux, il est vrai, quand il s’agit simplement d’un mur d’enceinte. Cette alchimie entre préparation rationnelle et irruption impromptue est brillamment retranscrite dans Arrow of hope, un petit texte sur l’invasion légendaire de l’autoroute M41 à Londres en 1998 par dix mille ravers qui y dansèrent pendant douze heures. Cette prise de la M41 était un autre de nos mythes fondateurs pendant nos premières années d’ébullition, alors que nous parcourions la ville déguisés, en vélo ou en skate, pour nous affronter à notre tour à la « société de la voiture ». Nous étions bluffés par ces photos en noir et blanc de marionnettes géantes à robes bouffantes sous lesquelles œuvraient secrètement des marteaux-piqueurs pilonnant le tarmac. Des mois de préparation secrète, des plans A, B, C et C’ d’une complexité invraisemblable, des groupes cloisonnés pour faire passer des camions de sons au dernier moment à travers les lignes policières. Le matin même : oubli d’une clé de bagnole – retard – blocage du métro – encerclement de la foule qui en sort – arrestation des camions. Tout semble foutu, sans issue. Mais au dernier moment, le monstre submerge l’autoroute, et libère les sounds systems. The party must go on.
Le pic de la capacité de Reclaim The Streets (RTS) à organiser méticuleusement un bordel invraisemblable a sans doute été l’invasion de la City londonienne le 18 juin 1999 pour un « carnaval contre le capital » avec trois cortèges masqués partis dans des directions divergentes et la destruction d’un centre boursier à la clé dans une débauche de BPM [5] et d’eau projetée par les bornes à incendie. Impuissante pendant un temps, la police londonienne a réussi à asphyxier les quelques rassemblements suivants, et RTS, sur le grill, a fini par perdre la réputation d’organisateur de « bonnes teufs », essentielle à sa popularité. Le mouvement a quitté les rues un moment pour se retrouver de nuit dans les champs pour des sabotages beaucoup plus chronométrés.
Mais la capacité à l’abandon dans le feu de l’action est en tout cas manifeste dans mes souvenirs de ces hordes de freaks anglais capables de danser à en perdre haleine, ivres, devant des rangées de flics, de courir et danser, de se faire matraquer, de pousser et de continuer à danser…. J’ajouterais néanmoins, que nous, nous n’avons sans doute pas souvent retrouvé dans nos fêtes de rue de ces années-là la transe désinvolte recherchée, et que la tonalité militante y était sans doute dominante. Nous en avons tiré une énergie ludique et colorée, des techniques pour monter sur des trépieds de neuf mètres au-dessus du bitume, mais l’alchimie propre à RTS n’était évidemment pas exportable comme ça. Pour autant, à des années de distance, les festivités que nous avons échafaudées plus récemment par chez nous face aux méfaits de la brigade anti-ivresse me laissent à penser que cette possibilité de collusion fertile entre fête et politique n’est pas restée enfermée dans l’Angleterre des années 90. Et puis vu d’ici, il me semblerait inconvenant de dédaigner la puissance menaçante et mobilisatrice des fêtes alors que nous avons si souvent compté sur le potentiel des concerts de rue lorsque la Mairie menaçait de nous expulser… J’ai d’ailleurs lu que le 2 juin 2012, une fête de rue anonyme et sauvage avait entraîné plus de quinze mille personnes à danser jusqu’à l’aube, à redécorer la ville et à tenir la police en retrait en réaction à des « mesures de restrictions de la vie nocturne » dans la ville de Berne et sur la place du centre autogéré de la Reithalle.
Les boomeurs du bitume
[1] Revue annuelle d’analyse issue des mouvements écologistes radicaux et anarchistes anglais qui parut à la fin des années 90. Voir le site http://www.eco-action.org/dod/
[2] Autoroute de Londres large de six voies.
[3] Expression anglo-saxonne issue d’un roman de Joseph Heller, désignant une situation kafkaïenne, inextricable.
[5] Battement par minute. Unité de mesure pour exprimer le tempo de la musique.
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