présentation du texte  
Le combat peut être une fête.
Jorge Luis Borges
Les noceurs de la cambrousse : Le maire de notre village, qui avait l’âge de se répéter, ne manquait jamais de nous réitérer ce conseil : « Qui tient la fête, tient la mairie ! » Et il est resté maire cinquante ans ! Alors nous autres, même si on s’en fout de la mairie, ça nous a quand même donné des idées. Ne serait-il pas possible d’opposer aux fêtes du pouvoir des fêtes de la subversion, des fêtes du désordre ? À cette période, l’idée nous effleurait que la véritable « éclate » des festivités pourrait être le moment du débordement, de l’affrontement, l’instant où le public se retourne contre les patrouilles et les barrières dont les festivités n’ont désormais de cesse de s’entourer (1). Pour toute notre génération qui a connu les gros festivals populaires, le flicage de la fête a été un vrai traumatisme. À la fin août 2000, nous étions au campement de la Tronquière en marge du festival de théâtre de rue d’Aurillac. On s’était fait réveiller matin par les flics pour une affaire de stupéfiants concernant certains de nos voisins. À l’époque, il y avait peut-être mille routards présents sur le site. Ça s’était castagné pendant une bonne heure sur le coup, et puis ça avait continué le soir en plein centre-ville. En cherchant sur Internet, on a retrouvé l’intervention de Jean-Marie Songy, alors directeur artistique du festival : « Ce n’est pas étonnant que l’attention de ce type de population se soit focalisée sur nous. Pour autant, ces communautés ne correspondent plus à ce qu’est le théâtre de rue. » Voilà, c’était déjà clair ! Il allait falloir nettoyer la place, se débarrasser de l’ivraie, du traveller et de ses chiens qui ne collaient pas avec l’officialisation croissante des spectacles, off compris. Un événement qui désire aujourd’hui rester dans les clous, dès qu’il grossit un peu, dévoile immanquablement les limites bien étroites de sa permissivité. Il doit se prémunir de tous les morceaux de spontanéité et de désordre. Cette « purge » crée une injonction paradoxale : on demande de la folie au public, du délire, de se laisser emporter… mais sans excès. De se désinhiber, mais tout en s’autorégulant. Ce double bind, ce hiatus, c’est ce qui, paradoxalement, peut te faire dégoupiller. Tu te dis, tant pis ! Plutôt l’affrontement, la bagarre, la confrontation avec les casqués que ce petit dressage en musique, cette interdiction de boire ta canette dans un square ou de fumer dans un bar alors qu’on t’annonce sur de grands panneaux lumineux que la fête est censée « avoir pris possession de la ville ». Et c’est encore plus vrai quand on parle de « nos » fêtes, celles qu’on organise et qui nous tiennent à cœur. Là ça devient une question de fierté, si on veut te les interdire, tu dois les défendre, à coups de poing si nécessaire, et ne pas toujours rentrer la queue basse en te disant : « bon ben si c’est interdit on va faire autre chose. » Si on veut que quelque chose de beau survive dans ce monde, il n’y a pas d’autre choix, va falloir aller au baston.
(1) Ce processus sautait déjà aux yeux de certains dans les années 70. On en retrouve le témoignage dans un texte de Guy Debord, « Sur l’incendie de Saint-Laurent-du-Pont » : lors de l’incendie d’une discothèque le 1er novembre 1970, périrent 146 personnes prises au piège dans les dispositifs anti-fraudeurs.
En 2007 on a eu un petit problème. D’une part, il y a eu une baisse de régime, on s’est reposés sur nos acquis en pensant qu’après sept ans sans interruption les gens allaient venir. En plus, on est tombé en période de vacances scolaires, la totale ! Cette année-là, le caramantran c’était l’incinérateur de Port-Saint-Louis qui était en train d’être construit. Comme caramantran, on a fabriqué une sorte d’usine avec des trappes où on plaçait des fumigènes pour que de temps en temps il y ait de la fumée qui sorte. Et on a eu l’idée d’inviter les gens du collectif anti-incinérateur à participer au carnaval. En fait ce sont des militants écolos de Marseille sans un grain d’humour qui sont venus, même pas déguisés, faire signer des pétitions, distribuer des tracts.
Là-dessus, en descendant la rue d’Aubagne à hauteur de Noailles, on tombe sur une équipe de tournage d’un film qui était en train de bâcher en voyant arriver la farine. On a failli avoir des accrocs avec eux. Sur ce, le carnaval se termine dans la bonne humeur. Mais le lendemain dans La Provence [1], on constate un article putassier d’une demi-page : « Le carnaval de La Plaine-Noailles tourne à la manif anti-incinérateur, en plus ils ont perturbé le tournage d’un spot publicitaire pour Nike. » C’était ça en fait le film « qui, lui, faisait l’objet d’une demande d’autorisation. En plus dans les rues étroites de Noailles où les enfants sont en danger… ils remontent à la Plaine ils font du feu, les pompiers sont pas avertis… tout peut se passer… »
Comme on pouvait pas laisser passer ça, on leur a remis une lettre très humoristique, disant qu’on envoyait sans tarder un chèque de 12 euros 35 centimes au siège de la direction générale de Nike à New York parce qu’on ne voulait surtout pas compromettre l’exercice 2007 de cette compagnie et qu’on se sentait vraiment mal d’avoir perturbé le déroulement de leur spot publicitaire. Qu’on était très touché de les voir s’intéresser pour la première fois au quotidien des enfants de Noailles. Et on finissait en les remerciant d’avoir participé au groupe de réflexion du carnaval en nous suggérant par leur article quel serait le caramantran de l’année suivante : La Provence. Ce que nous fîmes l’année d’après.
[1] Principal quotidien de Marseille.