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La teuf à l’ancienne piscine Molitor (en avril 2001) en plein Paris XVIe, c’est deux mois de préparation. On s’était déguisé en ouvriers du bâtiment, on avait péta des véhicules de propreté, les machins verts et gris, pour poser un faux truc de travaux sur tout un mur. Après l’installation, on avait attendu trois-quatre jours pour voir si ça passait : ça ne choquait personne. Puis la rue a été ventousée : nos caisses ont été garées sur toutes les places de parking autour. On s’était acheté des talkies-walkies, et puis des mecs se sont postés aux quatre coins autour. Quand ils disaient que c’était OK, on cassait à la masse et à la barre à mine une ancienne entrée murée. La palissade de travaux recouvrait le trou. Elle a servi de système de pont-levis en la basculant afin d’en faire une rampe pour que les camions montent et rentrent le jour J. […] Pendant la teuf les flics ont débarqué, ils étaient persuadés que c’était le DAL (Droit Au Logement) qui organisait et qu’on allait squatter pendant quatre mois, ils en étaient sûrs ! “Arrêtez de nous raconter des conneries, je vous ai reconnus, je sais très bien.” Comme ils étaient super convaincus, j’ai dit ok [1].
Ben, du groupe « Hérétik », in Guillaume Kosmicki, Free Party, une histoire, des histoires, Le mot et le reste, 2010.
Dans les années 1998-2000, une nouvelle génération de teufers apparaît, paradoxalement curieuse de l’image péjorative des free parties renvoyée dans les médias. Cette génération se trouve confrontée immédiatement aux velléités gouvernementales de canaliser ce mouvement en plein essor. Renouant avec leur passé d’outre-manche (la persécution des sounds systems anglais par le Criminal Justice and Public Order Act) les free parties deviennent, en France, un problème de sécurité intérieure. Au printemps 2001, le député RPR Thierry Mariani dépose son célèbre amendement. Après quelques pérégrinations entre Sénat, Assemblée, retrait, puis suspension pendant l’été pour une période test, la proposition se retrouve finalement incluse le 3 mai 2002 dans le décret d’application de la Loi sur la Sécurité Quotidienne du Parti Socialiste. Elle prévoit notamment la possible saisie du matériel en cas de rassemblement non déclaré de plus de 250 personnes [2].
Les démocraties n’interdisent pas les fêtes, c’est mal vu. Elles les autorisent « sous certaines conditions ». Des conditions qui les transforment en festivals, en spectacles extrêmement encadrés. C’est la proposition du nouveau ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Certains sounds systems essaieront de bifurquer dans cette voie-là : « On n’a fait qu’une fête déclarée, en 2006. On ne le regrette pas, parce qu’on a vu ce que c’était. En tant qu’amateurs […] sans moyens, on ne pouvait pas organiser. On n’a rien vécu de cette fête : trois mois de discussion, vingt-cinq personnes qui te suivent sur le terrain pour expliquer ci ou ça… ça décourage 90% des sons. Il faut avoir la capacité de s’exprimer avec un sous-préfet, un préfet, un maire, la DDASS, la SACEM qui te pète les couilles. On n’a pas la patience pour ça [3]. » C’est ainsi qu’apparaîtront les Sarkovals (teknivals autorisés – Marigny en 2003, Chambley, Scaër et Labécède-en-Lauraguais en 2004, etc.), parquant les sons technos et les teufers dans des infrastructures bien huilées, similaires à celles des grands festivals. C’est ainsi également que de nombreux sons ou Djs se professionnaliseront, cherchant souvent, avec force déboires, les espaces légaux où abriter leurs créations.
Mais, à l’opposé, une partie plus underground du mouvement entre en conflit avec cette loi et persiste à affirmer un esprit d’autonomie. Se maintenir contre les pressions des autorités, c’est endosser les habits de l’illégalité, et s’ils furent à une certaine époque une simple conséquence de l’organisation des teufs, ceux-ci font partie aujourd’hui des valeurs primordiales des free parties. Grâce aux camions, au côté traveller, les teufs conservent une capacité à investir rapidement des lieux et à y occuper beaucoup d’espace. Et de fait, même après la loi, cela n’a pas été si fréquent que les autorités anticipent suffisamment pour parvenir à empêcher la fête de se tenir. Plus souvent, la stratégie policière consistera à attendre le petit matin que le site se vide, pour tenter de saisir des sons ou des responsables, d’user le mouvement sur sa durée. Les camions, dans ces moments, c’est aussi la possibilité de passer en force pour sauver le matériel. Mais au-delà des mille et une ruses et astuces pour investir ou sortir du terrain, ce qui permet de faire basculer le rapport de force reste la quantité de participants qui affluent sur la zone. Les free, c’est une capacité de rassemblement à faire pâlir d’envie bien des organisations militantes [4]. « Matériellement nous ne pouvons pas contrôler dix mille personnes qui arrivent par une dizaine de rues. […] Dès que des policiers s’approchent, ils reçoivent des cannettes [5] ! » Les apéros Facebook se sont servis du web, la tekno avait popularisé les flyers et l’infoline, les lieux que l’on finissait de trouver à l’oreille en battant la campagne. Les deux s’appuyaient sur un caractère ostensiblement massif.
Quand ces fêtes commencèrent à être menacées, l’idée était donc naturelle d’en appeler à la masse des participants pour les défendre. Les années 2001, 2002, 2003 ont été pour le mouvement tekno celles d’une recherche des formes de mobilisation qui lui correspondent, un renforcement de sa dimension politique et conflictuelle. À Marseille, le collectif Kanyar avait déjà fédéré plusieurs sounds systems en janvier 2000 pour un meeting intersoundz visant à discuter de l’avenir et du sens des teufs. Ce collectif était également impliqué dans la rédaction du texte « Free party c’est fini [6] » en 2001. Et logiquement, ils s’investiront largement dans les premières mobilisations contre l’amendement Mariani. Le jeudi 24 mai 2001, une série de manifs se produisent simultanément à Paris, Toulouse, Nantes, Lille et Marseille. Dans la cité phocéenne, l’initiative, organisée à l’arraché en une semaine, rassemble un bon millier de personnes sur le vieux port devant un mur de son en carton. À Toulouse en revanche, la place du Capitole finit sous les lacrymos après l’intervention des vigiles d’un parking souterrain. L’été 2001, déclaré « période test » par le gouvernement Jospin, est l’occasion d’un bras de fer ultra-médiatisé entre teufers et gouvernement. Nouvelles manifs en juin et en juillet. Pour le teknival de l’été, de fausses rumeurs quant à une installation à Aubenas (Ardèche) permettent aux organisateurs de s’installer tranquillement dans le dos des autorités à Marcillac dans l’Aveyron [7].
Les mobilisations se poursuivront en 2002. Mais les organisateurs seront un peu déçus du peu de suivi du public des soirées, tant et si bien que certains sons évoqueront l’idée de grève des teufs du samedi soir pour susciter une réaction. Le fantasme de la grande communauté des teufers s’écrase un peu sur la nécessité de se donner des formes qui sortent des codes et des espaces de cette contre-culture. En revanche le teknival de l’été 2002 au col de Larche installé à quelques mètres du côté italien des Alpes, et qui sera le théâtre de nombreux affrontements avec les CRS français tentant d’empêcher les voitures d’y accéder, prend, de fait, une dimension clairement revendicatrice. Clin d’œil et remerciement aux autorités hexagonales, toutes les poubelles seront déposées du côté français de la frontière. Les 5 et 6 octobre, toujours dans le registre festif, le Tuning teknival [8], petits frères des EkoMobiles de 1994, contourne le risque de saisie des sons en émettant sur plusieurs fréquences et en incitant chacun à diffuser depuis son autoradio. C’est dans ces moments où se cherchent de nouvelles formes que le mouvement free va rencontrer d’autres mouvements contestataires.
[1] Voir également le documentaire de Damien Raclot, Hérétik, we had a dream.
[2] Seuil qui sera revu à 500, le 21 mars 2006 par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur.
[3] Rabin, in Guillaume Kosmicki, Free Party, une histoire, des histoires, cit.
[4] La notoriété de sound systems comme Hérétik devint telle que lancer une rumeur dans quelques lieux choisis suffisait à faire venir deux mille à trois mille personnes.
[5] François Mainsard, patron de la police de Nantes (au sujet du second apéro géant dans cette ville).
[7] Voir le magazine télévisé de M6 Zone interdite, « Alerte aux Rave Party », 2001.
Le combat peut être une fête. Jorge Luis Borges
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