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Chers noceurs,
Je dois bien vous avouer une chose : jusqu’ici vos histoires de fêtes dans un bouquin politique me laissaient relativement sceptique. Attention, loin de moi l’idée de dénigrer les intensités extatiques : je ne suis pas le dernier à me trémousser en costume de Kangourou sur de la plus ou moins bonne disco. Et j’ai bien entendu parler des provos et des situs, et de la fête comme plan d’une offensive révolutionnaire, mais tout de même, ce n’est pas un livre sur les années 60…
Et puis voilà que la police semble venir vous donner raison : alors que par ici on s’étonne quotidiennement de ne pas se faire plus emmerder que ça pour nos multiples activités qui doivent bien pourtant incommoder les pouvoirs locaux, la réaction nous tombe sur le nez pour des affaires de teufs un peu trop joyeuses (enfin, on a plutôt bien esquivé, vous allez voir…). L’objet de la gouvernance, c’est ce qui lui échappe plus que ce qui se dresse contre elle – j’imagine que notre préfet a lu Deleuze et Foucault, ou quelque chose comme ça.
Figurez-vous les amis que le maire de notre bonne vieille bourgade, candidat au ministère de l’intérieur tout juste éconduit, a très sérieusement signé un arrêté interdisant une boum de gangsters dans la « salle polyvalente Jacques Mesrine ». Et comme cette boum devait être précédée d’une alleycat, une course d’orientation urbaine à vélo, le préfet a de son côté paraphé une interdiction de cette « manifestation anarcho-libertaire » et fait occuper le centre-ville et le quartier par un escadron de gendarmes mobiles. C’est que les instigateurs de la course et de la soirée ne s’étaient préoccupés ni de faire inspecter la grange squattée en question, ni de faire viser le parcours (qui devait bien entendu n’être connu que d’eux seuls) par les autorités compétentes, et que l’esprit de la fête (plus que celui du grand Jacques) s’était manifesté par trop joyeusement dans les jours précédents.
Le 17 mai dernier en effet, à l’heure où la patrouille spéciale de ramassage des fêtards bourrés (dite « anti-débordements ») s’équipait en tonfas et éthylomètres au commissariat central, quelques centaines de personnes investissaient gaiement la rue Berbisey en décrétant la renaissance de la commune libre du même nom (commune libre fondée sous l’Occupation, institution de la vie du quartier qui a pris pour devise « sans craindre les loups, l’agneau se désaltère », devenue aujourd’hui un simple relais folklorique de la municipalité – d’ailleurs son dernier « maire » en exercice s’est fendu d’une déclaration explicite dans le journal local : « Nous n’avons rien à voir avec ces gens qui ont organisé cette beuverie. Je suis le maire et président de la commune libre de Berbisey, qui est d’ailleurs reconnue officiellement par la mairie de Dijon. Jamais nous n’utiliserons l’anarchie pour appuyer nos thèses. Nous n’avons pas les mêmes valeurs. »). Défilé en fanfare, masquage des caméras et alcool à prix libre, pour finir par occuper un local vide en bas de la rue comme bar clandestin jusqu’au petit matin. De l’avis général des participants, une vraie fête. Parmi mille moments de grâce : l’œil-caméra géant en carton est mis à feu dans l’enthousiasme général, et tout le monde se met à sauter au-dessus du brasier. Les flammes qui génèrent l’allégresse plutôt que la crispation, c’est beau à vous en faire pleurer Dominique Boullier [1].
Les flics avaient choisi de gérer à la dijonnaise : présence discrète et paternaliste. La « patrouille de lutte contre l’ivresse publique et manifeste » est restée à la maison, ou bien est allée chasser à la sortie des boîtes de nuit dans un autre coin du centre-ville.
Une dizaine de jours plus tard, rebelote : pendant le festival Maloka [2], la rue dijonnaise (ou plutôt le boulevard) s’est vue à nouveau « privatisée » (selon l’expression du journaliste policier local à propos du 17 mai, dans un étonnant renversement de sens…) : mille punks dans les Tanneries, ça devait bien finir par s’étaler un peu à l’extérieur, jusqu’à envahir la chaussée pour une boum disco mémorable avec DJ, baby-foot et table de ping-pong, de 3h du mat’ à 15h le lundi de Pentecôte ! La veille, l’abribus le plus proche et son encart publicitaire avaient déjà illuminé la fin de soirée… Je n’y étais pas et je ne pourrais donc que mal vous rapporter l’exaltation des petits camarades d’ici quand ils m’ont raconté l’événement, mais vous imaginez l’ambiance. Et là encore, les flics ne se pointent que de loin et en sont réduits à venir prendre en photo les traces de la fête le lendemain.
Fête : 2 - Police : 0. Il semble que ça ait jasé en haut lieu, et qu’on soit allé jusqu’à remuer le préfet de zone de défense à Metz pour faire refluer le désordre des rues dijonnaises. Une affaire de sécurité nationale, apparemment. Et c’est le directeur départemental de la sécurité publique, ci-devant patron des flics locaux, qui s’est pointé à la grille des Tanneries à l’heure du départ de l’alleycat, escorté par une demi-douzaine de fourgons, pour signifier que la fête était finie avant d’avoir (re)commencé. Et effectivement, les organisatrices s’étaient résignées à annuler, peu préparées à la débauche sécuritaire qui s’était abattue sur leur innocent événement. Après avoir subi nos sarcasmes (lancés de derrière nos grilles fermées), et sans peur du ridicule, les fourgons sont ensuite allés bloquer les accès à la salle que nous avions rebaptisée « Jacques Mesrine », pour interdire toute soirée festive. Comme on connaît un peu le coin, vu que c’est sur les terres occupées, on s’est quand même retrouvé pour un barbecue champêtre au nez et à la barbe de tous les petits commissaires Broussard. Pas sûr que sur ce coup-là, les flics aient vraiment marqué un point…
Ici, on pense que la pression va vite retomber. L’escadron est rentré chez lui ; on a sorti un communiqué qui fait pas mal parler en ville, et la mairie, qui avait d’abord haussé le ton, essaie maintenant de la jouer conciliante. Faut dire qu’elle ne peut pas trop aboyer sans être prête à mordre : elle s’apprête à assumer publiquement de rallonger la facture de 300 000 € pour notre relogement ! En tout cas on espère qu’avant l’été l’esprit de la fête frappera encore par chez nous, en bernant une nouvelle fois les flics (on s’apprête à rebaptiser la salle polyvalente Jacques Mesrine en « Boulodrome Chantal Goya », pour tromper l’ennemi).
Un boomeur du bitume
Elle occupe provisoirement un territoire, dans l’espace, le temps ou l’imaginaire, et se dissout dès lors qu’elle est répertoriée. La TAZ fuit les TAZs affichées, les espaces “concédés” à la liberté : elle prend d’assaut, et retourne à l’invisible. Elle (...)