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Division Hypothèses et Stratégie,
Cellule retour d’expériences et pistes à suivre
le 30 août 2012
à la mouvance mouvementiste débordante
Camarades,
Vous trouverez ci-joint les conclusions du retour d’expériences mené sur la base de notre participation aux mouvements sociaux de ces dix dernières années.
Les perspectives politiques et stratégiques se confirment : depuis au moins 1995, les luttes collectives d’ampleur dans le monde du travail sont exclusivement défensives, et principalement perdantes (à court ou moyen terme). Aucune revendication n’a dépassé la « défense des acquis » : s’il existe encore quelque chose en France comme une lutte entre possédants et exploités, elle ne porte plus en elle son propre point de basculement.
Une fois ce constat renouvelé, il n’en reste pas moins que les mouvements sociaux, dont l’armature est issue du mouvement ouvrier et qui ont comme déclencheurs des revendications propres aux salariés, sont les seuls moments d’intensité politique à avoir trouvé une dimension nationale (aux exceptions notables de novembre 2005, des réactions à l’élection de Sarkozy, des manifestations lycéennes et de la ZAD dans une moindre mesure), et à s’être ainsi hissés au rang d’événements politiques intérieurs de première catégorie. D’une façon ou d’une autre, la question du travail, voire du droit du travail, peut remuer tout le monde, jusqu’au lycéen de 17 ans qui n’a pourtant objectivement que peu de chances d’atteindre avant 65 ans les 42 années de cotisation nécessaires pour avoir droit à sa retraite (ni les 37 ans et demi, d’ailleurs).
Il y a un décalage entre les perspectives immédiates des mouvements, l’étroitesse de leurs revendications, et la façon dont pour autant ils embarquent et bouleversent, au moins temporairement mais massivement, des existences. C’est ce décalage qui est en jeu dans ce que nous nommons débordement, et qui reste notre objectif stratégique pour les mouvements à venir : les porter au-delà de ce qu’ils peuvent.
C’est le sens des enseignements tactiques exposés dans la synthèse ci-jointe.
1. Coordination
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La seule instance pseudo directionnelle du mouvement est l’intersyndicale. Elle fixe principalement les revendications et le rythme officiels. En ce qui nous concerne, c’est un baromètre : elle renseigne sur la dynamique (fréquence des manifs) et sur la détermination (notamment par le rapport de force entre ses différentes composantes, de SUD à la CFDT).
La coordination du mouvement est de toute façon d’abord affaire d’effet d’entraînement, plus que de direction : que le mouvement prenne ou pas dépend souvent tout simplement de l’assurance partagée qu’on ne part pas seul.
1.1 circulation-liaison
Un des premiers gestes, paradoxal à l’heure de la surinformation généralisée, est de mettre en place des moyens de circulation de l’information, souvent issus ou adossés à des expériences existantes. À Lyon, depuis les mouvements LRU/régimes spéciaux (2007/2008), le dispositif se rode : l’émission spéciale « passez le mot » sur radio Canut fait le point quotidiennement sur la situation, et Rebellyon épluche les dépêches twitter et les messages de militants pour tenir à jour en page d’accueil les principales infos de la journée. Dans d’autres villes, des bulletins papiers qui font le point sur les sites en luttes s’arrachent dans les manifs ; dans d’autres encore des rondes informelles sont organisées entre les différents piquets de grève et lieux occupés.
Ces tentatives ont commencé à s’envisager à l’échelle nationale, avec la parution du bulletin Jusqu’ici pendant le mouvement des retraites (2010) [1], ou le travail de recueil des dépêches de presse effectué par le site du Jura Libertaire. Cependant leur impact reste plus confidentiel, faute de structure de diffusion adaptée à cette échelle.
1.2 lieux
Le mouvement trouve sa consistance dans les espaces qu’il a su s’annexer. Les piquets sont l’entité de base, sur les plans stratégique (blocage), matériel (mise en commun) et existentiel (vie partagée, rencontres). Des lieux plus centraux sont aussi nécessaires à la coordination : à l’échelle d’une agglomération, les différentes composantes du mouvement doivent savoir où se rencontrer.
Les universités présentent souvent des caractéristiques idéales. À notre connaissance les bourses du travail n’ont pas été investies en ce sens dans le cadre de mouvements sociaux récents. La tentative la plus conséquente de se doter de lieux propres est l’ouverture (dans les anciens locaux de la CFDT) de la maison de la grève à Rennes lors du mouvement des retraites.
1.3 prise de décision
Du site en grève aux tentatives de coordination locales, voire nationales, les décisions du mouvement se prennent en assemblée générale. Ce même terme recouvre des réalités différentes. Il y a les AG étudiantes, reproductions consciencieuses du modèle démocratique : chacun est invité à venir y exprimer son opinion, pour ou contre le mouvement. Il y a les tentatives d’assemblée de ville interpro pour court-circuiter l’intersyndicale, et qui faute de participation se réduisent souvent à de simples collectifs inter-militants. Il y a les AG de boîtes, plus expéditives, où se jauge la détermination des salariés et où le syndicalisme « de base » fait valoir ses méthodes, entre coups d’éclats et souci de ne jamais « aller trop loin », et toujours marqué de près par les directions des Unions Départementales qui savent se rappeler à leurs ouailles quand il le faut.
Quelle que soit la teneur de ces assemblées, il convient de prendre ces espaces pour ce qu’ils devraient être : un point de rencontre, de composition, voire de confrontation, des forces du mouvement, à différentes échelles. D’une manière générale, passés les premiers moments et la surprise de se trouver nombreux, les assemblées ne génèrent pas de puissance propre ; ce qui alimente le mouvement se joue hors d’elles. La capacité à prendre des initiatives ne doit jamais dépendre de leur inertie, d’ailleurs même les AG étudiantes intègrent à leur fonctionnement l’existence de commissions parallèles qui sont tout sauf démocratiques mais nécessaires à la vie du mouvement.
Au final, le mouvement a besoin à la fois d’instances de prise de décisions qui l’engagent tout entier, et de multiples espaces de prise d’initiative qui l’animent et le nourrissent.
1.4 coordination extra-locale
Si on exclut l’intersyndicale, dont certains membres paraissent pourtant souvent indisposés par l’existence même d’un mouvement, aucune instance n’est capable de s’en saisir au-delà d’une échelle locale. Des tentatives de mettre en place des rencontres au niveau national ou régional ré-émergent donc à chaque fois, par exemple en subvertissant les coordinations nationales étudiantes dans le cas du CPE pour qu’elles portent autre chose que la part strictement universitaire du mouvement, ou en rassemblant les AGs interpro locales pendant le mouvement des retraites.
Il semble qu’à ce stade ces tentatives arrivent toujours trop tard pour trouver de véritables traductions dans le mouvement.
2. Expression
2.1 Revendications/radicalisation
Nous pouvons maintenir l’hypothèse, largement éprouvée, que les mouvements sociaux sont des expressions sporadiques d’un ras-le-bol général et que leurs revendications officielles ne sont qu’un prétexte. Pour autant nous ne devons pas négliger les gouttes d’eau, qui peuvent tout aussi bien être des allumettes. Le succès des conférences sur le thème « une autre retraite est possible » pendant le conflit de 2010 montre bien l’importance de s’attacher aux questions précises qui se posent à l’occasion de telle ou telle réforme ; ne serait-ce que pour ne pas laisser toute la place au discours garantiste qui voudrait faire croire que le retour à l’État providence est souhaitable, et possible. La question posée – ou masquée, c’est selon – par les pourcentages et les articles de loi qui encombrent les tracts gauchistes, c’est bien celle des conditions de vie, que nous devons prendre à bras-le-corps.
Par ailleurs, la possibilité de victoires partielles, même sur des mots d’ordre étroits, n’est pas à négliger non plus lorsqu’il s’agit d’aiguiser la détermination du mouvement.
De plus, depuis au moins les seventies italiennes, nous savons que les luttes de travailleurs appellent, et portent, la critique du travail : il s’agit toujours de se dégager partiellement de son emprise. C’est particulièrement le cas avec la critique de la « précarité » en jeu dans le refus du Contrat Première Embauche ou de la révision du statut d’intermittent. C’est pourquoi malgré et à côté de ses revendications officielles, le mouvement est avide d’énoncés clairs. Un texte comme l’Appel de Raspail (encore disponible sur internet), se donnant pour mot d’ordre d’« aggraver la crise », a grandement contribué à l’émergence de la tendance « ni CPE, ni CDI » au printemps 2006. Tags, slogans, affiches, tracts, brochures, journaux, livres : les mots et les idées se chargent en temps de mouvement d’un poids particulier. En s’écartant un peu de notre corpus d’étude, et en allant chercher du côté des mouvements indignados/occupy, nous pouvons aussi constater l’usage efficient de nouvelles formes d’expression type vidéo en ligne ou réseaux sociaux.
2.2 Modes d’action
2.2.1 blocage
Le blocage s’est imposé petit à petit au cours de la décennie comme la forme d’action des mouvements.
Au printemps 2003 les travailleurs de l’Éducation Nationale ont abdiqué pour n’avoir pas osé exercer le seul blocage qui relevait de leur champ professionnel : celui du baccalauréat. La même année les intermittents se font entendre en faisant annuler, entre autres, le festival d’Avignon (ce blocage-là aura en l’occurrence pris la forme classique de la grève).
« C’est par les flux que ce monde se maintient. Bloquons tout » proclamaient des affiches de 2006, alors que gares, rocades et centres de tri étaient investis par les manifestants anti-CPE.
2007, l’instauration du service minimum participe à l’échec de la grève des cheminots pour la défense de leur régime de retraite. Quelques actes de sabotages s’en prennent alors directement aux infrastructures.
En 2010, les opposants à la réforme des retraites se sont explicitement attaqués au bon fonctionnement de l’économie, principalement en bloquant les flux de marchandises (piquets en zones industrielles) et de carburants (raffineries et dépôts).
Même si le blocage effectif de l’économie n’a jamais été même effleuré, et que les actions entreprises dans ce sens sont restées largement symboliques [2], le glissement de la forme canonique du mouvement de la grève au blocage est riche d’enseignements, que nous résumerons ici en trois points :
On peut agir sur autre chose que son outil de travail : le bloqueur est souvent d’ailleurs non-salarié (chômeur, étudiant, lycéen). Cela dit, la participation de professionnels (cheminots, routiers, etc.) peut rendre les blocages plus effectifs, par leur connaissance du terrain.
En s’attaquant à la circulation plutôt qu’à la production, le blocage rappelle que l’économie capitaliste ne se résume pas à l’extraction de la plus-value dans le processus productif : les ouvriers des raffineries ne produisent rien, ils gèrent du flux ; les lycéens ne produisent rien non plus, mais ils semblent avoir de bonnes raisons d’en vouloir à l’économie.
Le blocage, contrairement au triptyque grève/grève générale/réappropriation des moyens de production par les travailleurs, n’est pas porteur de sa propre positivité. Si cela laisse grand ouvert le champ des possibles, nous faisons l’hypothèse que cela contribue aussi à en restreindre absolument l’effectivité. C’est pourquoi nous considérons comme de première importance stratégique les tentatives d’appuyer le blocage par un imaginaire de l’après et par une connaissance pratique des mécanismes à défaire et/ou à relancer (là encore la participation des travailleurs des secteurs concernés est précieuse). Notons tout de même que lorsque le blocage s’appuie sur des piquets tenus en permanence, le quotidien qui s’y invente renforce aussi positivement la lutte (cf. plus haut, 1.2).
Il est à l’heure actuelle difficile d’aller plus avant dans les leçons à tirer de l’avènement de la forme blocage. La portée historique de celle-ci reste à confirmer lors des prochains événements.
2.2.2 violence
Par sincérité de la colère ou par détermination à bouleverser l’ordre des choses, un mouvement n’émerge pas sans une certaine part de violence. Nous considérons en première analyse cette part de violence comme une voie du débordement. Malheureusement, toute discussion plus poussée sur la question s’avère difficile, voire impossible, les termes du débat étant déplorablement mal posés, qui confondent expression de la violence et oppression. Constamment confrontés à l’hyper-sensibilité non violente, nous nous en tenons donc en la matière à une approche un peu grossière, mais souvent payante. Se mettre en capacité d’assumer l’affrontement avec les forces de l’ordre, par exemple, s’avère nécessaire pour tenir effectivement des blocages. Une telle initiative a fait défaut au mouvement de 2010, qui n’a pas connu de heurts majeurs et qui en est souvent resté au stade du symbolique.
Cependant, privilégier une approche amorale de cette question ne doit pas conduire à prendre systématiquement le contre-pied de la posture non violente : chaque action doit être discutée, non pas en fonction de son caractère plus ou moins violent, mais selon ses implications stratégiques.
Si la question de la violence est mal posée, on ne peut pas l’ignorer pour autant : c’est, comme le constat en est désormais bien établi, le ressort de l’opération policière de séparation qui vise à isoler les franges débordantes. Que toute une manifestation anti-CPE ait pu défiler derrière la banderole « Nous sommes tous des casseurs » montre que la réussite de cette opération n’est pas toujours assurée.
2.3 Stratégie
En matière d’énoncés comme de modes d’action, chaque mouvement développe ses stratégies au gré de l’écho que trouvent ses mots et ses gestes dans tout le pays. Faut-il laisser cette émergence à l’intelligence propre du mouvement, ou bien appuyer et propager activement les quelques bonnes idées qu’on croit y déceler ? Fallait-il, par exemple, promouvoir la création de caisses de grève ou se focaliser sur le flux pétrolier à l’automne 2010 ? Les avis divergent selon les aspirations plus ou moins tacticiennes des différentes franges. Le bulletin Jusqu’ici, notamment, s’est refusé à mettre en avant mots d’ordre et options stratégiques. Notre cellule pense au contraire qu’une telle contribution, qui présente certes le risque de tomber à côté de la plaque, apporte du souffle et accroît les perspectives de débordement. Quoi qu’il en soit, il y a un équilibre à trouver entre le nécessaire recul par rapport aux chemins empruntés et l’enthousiasme tout aussi nécessaire pour aller jusqu’au bout – avancer tête baissée est parfois la seule façon d’avancer.
3. Prolongation
Si les enseignements exposés ici portent un jour leurs fruits, ce qui suit reste à écrire.
Sinon : la fin d’un mouvement tient toujours de l’effondrement. Une annonce de l’intersyndicale, un bastion qui tombe, une baisse de fréquentation des manifestations, et en quelques jours son sort est réglé, malgré les dernières tentatives de relance qui peuvent encore s’étaler sur plusieurs semaines. Brutalement, la plus grande force fait place à la plus grande faiblesse. C’est le beau risque à prendre, ce qu’on met en jeu dans la bataille. Et tout n’est pas englouti dans la chute : les expériences trouvent leurs prolongements, il y a des moyens de faire durer des rencontres, des initiatives, de ne pas repartir à zéro. Un lieu occupé est pérennisé, une caisse de solidarité garde de la consistance, un journal se fonde, des amitiés acquièrent quelque chose d’irréversible.
Il y a autre chose à (ap)prendre des mouvements sociaux que leur éternelle défaite. Cette synthèse est aussi un appel à en compléter les enseignements.
[1] Bulletin national de synthèse des productions sur le mouvement dont les deux numéros ont été tirés et diffusés à plusieurs milliers d’exemplaires.
[2] Le caractère symbolique des blocages de carburants, argument principal de la critique radicale contre le mouvement de 2010, doit cependant à son tour être relativisé. Si, effectivement, les ouvriers des raffineries n’ont pas exercé tous les moyens en leur possession pour couper totalement l’approvisionnement du pays, aucune campagne de sabotage ni aucune autre forme d’action « radicale » n’a jamais atteint ce degré d’impact : un tiers des stations-service de la grande distribution touché par la pénurie.
Nous publions ici, en exclusivité, le fac-similé d’un document stratégique de la plus haute importance. L’original a été recueilli dans une photocopieuse par un stagiaire officiant au sein d’un service administratif de la MMD (Mouvance Mouvementiste (...)