Parcourir le sommaire de "Fêtes sauvages" ainsi que tout le livre.
Hier soir, une fois encore, tu étais pressé de partir. Je voulais te retenir et tu m’as trouvée agaçante. Quel soin infini tu es capable de déployer dans ces circonstances pour parvenir à m’éviter… Et lorsque, dans un dernier élan, je vins t’enlacer pour te faire goûter encore nos enivrements de naguère, tu m’as toisée comme les passants le font des illuminés qui divaguent en pleine rue. Dans ces moments, tu ressembles à un petit commerçant qui repousse une affaire qui l’a jadis alléché et qu’il ne veut plus conclure. Les lampes s’éteignent, je demeure seule à regarder partir les couples dans les rues sombres.
Tu as changé, moi pas. Je garde la constante jeunesse de celles qui savent s’abandonner. Je demeure toute de danses et de rires, de partage et d’exubérance. Tes matins s’en émerveillaient autrefois. Te souvient-il de ce jeune homme frêle aux allures d’artiste ? Il se voulait insolent ; réellement il était timide et semblait se donner. Il m’a tout de suite plu. Il n’appartenait pas à un « monde », on aurait dit qu’il avait poussé là avec le seul terreau de ses amitiés et de ses talents. Avec eux et eux seuls, fourmillant d’hésitations, il ourdissait spontanément des nuits faites à notre mesure. Il ne les jugeait pas alors « trop petites ». Ce sens des réalités qui manquait à ma folie, il me l’offrait des nuits durant. Il créait un pays fait pour nous, fait de nous. Nous y avons chanté des romances, airs de danse vieux de dix ans ; les paroles étaient bêtes et je ne suis pas sentimentale, mais près de toi, dont l’âme plus que la mienne est petite fleur bleue, je me laissais prendre à la mélodie de ces airs. D’autres fois, je me laissais aller au désordre, désordre lyrique et inattendu, où tous les instincts se livrent en paroles et en cris. J’imaginais qu’aucun de ces abandons ne troublait ton amour et ta confiance. Comme je me trompais…
Tu avais beaucoup de fréquentations, dont certaines notoires, je ne te les reprochais pas. Insensiblement pourtant, ce qui t’attirait près d’elles t’éloignait de moi. Peu à peu, leurs exigences sont devenues les tiennes, tu contentais leurs caprices, ceux-là mêmes dont nous nous moquions auparavant. Ensemble, vous avez érigé des frontières, bardé de précautions et d’interdits ce pays qui n’était dès lors plus le nôtre. Trompant l’ennui sur les parkings qui longent vos confins, je tentais de maintenir vivant ce qui n’était plus qu’une illusion. Toute de tumulte et d’ivresse, il m’arrivait parfois de forcer le passage et de m’inviter en votre sanctuaire. En retour, vexé, vous vous engagiez à prendre certaines « mesures », pour bien vous assurer que cela ne se reproduise plus. Je ne t’aime pas quand tu fais des sermons ; tu me donnes envie de bâiller. Néanmoins, je ne renonçais pas ; on ne se sépare pas de son double en quelques instants parce qu’il s’est brutalement métamorphosé. Au cours de mes errances, j’espérais retrouver le jeune homme égaré. Mais celui que je croisais n’avait plus ces allures bohème ; il ne comprenait plus l’homme qui se tenait à l’écart, ou celui qui, abandonnant pour un instant son poste, chavirait dans l’ivresse du moment. Pour peu qu’on l’excitât, il aurait crié « taïaut » ; et son idée fixe consistait désormais à préciser les rôles et les attributions.
Vous m’aimiez parce que j’étais forte, indépendante, riche d’idées personnelles, mais maintenant, obnubilé de principes moraux et sociaux, vous transformez la force en inconscience, l’indépendance en orgueil, les idées personnelles en égoïsme et en exigence. Vous avez ruiné ce qui semblait être votre pensée intime. On aurait dit que vous cherchiez à me tuer en vous. J’ai pleuré de me voir ainsi détruite. Vous guettiez de mes paroles, de mes gestes, tout ce qui pouvait se rapporter de gré ou de force aux travers dont vous m’aviez affublée. Vous avez agi comme tout le monde, vous avez cherché mes défauts et vous n’avez plus parlé que d’eux. Mon « goût du désordre », ma « sauvagerie »… vous les auriez volontiers livrés à la force publique si vous n’aviez tant craint qu’on vous le reprochât.
Je vous imagine lisant cette lettre, vos yeux se ferment un peu et votre tête tout entière se tend en avant. Vous prenez cet air quand vous avez trouvé le moyen de ramener une belle pensée à un sentiment mesquin. Je suis gênée quand vous êtes ainsi : vous vous rapetissez. Vous vous échinez à reprendre votre position stable, compromise un instant par une chose plus grande que vous, et vous avez tellement peur du snobisme que vous niez le beau que vous avez ressenti. Même aux moments où nous avons été le plus proches, vous avez toujours gardé un coin de vous qui ne vibrait pas… qui me jugeait. J’aurais tant voulu qu’au lieu d’essayer de ne pas vous montrer tel que vous êtes, vous me dévoiliez vos petites laideurs. Rien n’est plus attachant que les faiblesses et les défauts, rien ne m’était plus nécessaire. Mais je vous vois déjà revenir avec vos grands airs. Vous êtes si prévisible…
Il est d’usage chez les gens comme vous, lorsqu’on n’aime plus, de donner quelque chose en échange ; alors on pense à l’amitié. Et on l’offre en essayant de montrer que c’est bien mieux que cet amour que l’on donnait avant. Mais peut-être, la chose n’est pas si courante, me surprendrez-vous par une proposition plus fidèle à votre cœur, au sein duquel les collaborateurs ont lentement évincé les amis. Vous craignez – comme je vous comprends – que je ne passe à la concurrence. Vous tremblez, le doigt sur la calculette, en évaluant déjà votre manque à gagner, la chute vertigineuse de vos nombres d’entrées. Mais soyez sans crainte, je ne vous quitte pas pour m’échouer sur les croisettes de vos semblables. J’ai choisi pour mouillage une île des confins balayée par des vents imaginaires. Les autochtones, que vous jugeriez certainement « peu civilisés », me rappellent à mes amours lointaines. Parmi ces « sauvages », je ne suis plus cet objet curieux pour lequel vous exigiez que l’on paie. Je me suis éveillée ce matin, chez moi et pourtant dans leur monde. Un monde vivant, souple et audacieux, dans lequel je reviens à la vie, de mille manières. Depuis cette cure de jouvence, vous me pardonnerez d’attendre avec un certain amusement le jour où, enfin, s’écroulera votre décor. Où apparaîtra alors le vide laissé par l’absence de votre part maudite, qui fût notre essence et notre beauté, et qu’alors vous chercherez en vain. Il est tard maintenant, cher Festival, et vous aurez compris que l’on m’attend.
Votre double sur les chemins,
la Fête