Parcourir le sommaire de "Intervenir" ainsi que tout le livre.
mauvaise-troupe chez riseup.net
Comité de lutte Continental
Bistrot le bon coin,
136, rue de la République
60280 Clairoix
Bonjour,
J’envoie cette lettre un peu au petit bonheur la chance, parce que je trouve belle l’idée d’un café comme QG pour un comité de lutte, et parce que je ne sais pas par quel bout m’y prendre autrement. J’espère que malgré l’été et le temps qui passe depuis votre « victoire » de 2009, elle trouvera des lecteurs, et une réponse.
Je vous écris parce que je travaille en ce moment, avec plusieurs amis, sur un projet de livre sur une histoire politique de ces 10 dernières années. Une histoire subjective, qu’on cherche à écrire depuis ce qu’on a vécu, ce qui nous a marqués. Une histoire de luttes : pour nous il n’y a pas de politique sans des gens qui luttent. Et en la matière on se dit que vous avez des choses à raconter.
Ces choses nous intéressent d’autant plus, nous qui planchons sur ce projet, qu’elles nous paraissent à la fois proches et lointaines : on a fait des manifs, des AG, on a connu la colère, le désespoir, la force de se sentir ensemble, on a fait reculer des flics et on s’est pris des coups.
On a occupé des facs pendant le mouvement anti-CPE, on s’est battu aux côtés des sans-papiers, on est allé manifester contre le G8 à travers le monde, on a défendu nos quartiers ou nos campagnes contre les logiques marchandes et sécuritaires de l’aménagement du territoire.
Mais on n’a jamais, ou presque, lutté contre un patron.
On est, pour la plupart, de cette génération qui a été envoyée à la fac pour faire baisser les chiffres du chômage, et qui n’a jamais eu en guise de travail que des petits boulots. La seule fierté, le seul sens qu’on veut bien nous laisser trouver dans ces jobs tertiaires qui nous attendent au pôle emploi, c’est d’accéder à des postes de petits chefs, et se rendre important en écrasant les autres. Comme on n’est pas tellement tenté par cette « lutte des places » individualiste, la « réalisation de soi par le travail » ne nous dit rien qui vaille. « Ouvrier », au moins, ça veut encore dire quelque chose socialement, malgré la propagande libérale, et vous, vous pouvez vous réclamer de cette position pour lutter. Nous, on n’a pas grand-chose à quoi se raccrocher. Et aussi bien, on préfère se dire qu’on peut se battre même sans avoir une place à défendre dans la société.
Le salariat, donc, ça ne nous a jamais fait rêver : très vite on a pris le parti de le fuir au maximum, de le subir le reste du temps. On bricole avec le RSA, les APL, le black, la récup’, la bidouille. On vit à plusieurs dans une même maison, parfois sur un même revenu. On assume la contradiction d’en vouloir au système et de prendre ce qu’il nous offre : on fait avec ce qu’on a. Et puis quand on est fatigué de bricoler, et qu’on veut savoir faire quelque chose, et le faire sérieusement, on se débrouille pour exercer nos activités sans avoir à rendre de compte à un patron : coopérative, association, artisanat, projet collectif…
Et pourtant, on se sent quand même un lien de parenté avec les 200 ans d’histoire du mouvement ouvrier. Disons qu’on est cousins, quoi ! Tout l’espoir qu’il a porté à travers le monde entier, et la belle force et la détermination de ses communautés de lutte, ça en impose, et c’est une source d’inspiration. Sans remonter jusqu’à la première Internationale, quand ici et maintenant des ouvriers comme vous relèvent la tête et refusent de se plier de bonne grâce à la logique capitaliste qui préfère aller exploiter moins cher ailleurs, ça nous parle aussi.
Alors voilà, on aimerait pouvoir discuter de tout ça avec vous, de votre lutte, de ce qu’il en reste au-delà des procédures aux prud’hommes, de votre « victoire ». Mais aussi de comment vous voyez le travail maintenant que la période de chômage et de reclassement touche à sa fin, de la différence entre un pneu français et un pneu roumain, de ce que devient votre région. Et si ça vous intéresse, on pourra vous parler de nous aussi.
Moi qui écris cette lettre, je peux passer vous voir à l’occasion, si quelques personnes sont partantes pour partager une bière et une discussion. Aussi, les gars de ***** à *****, ville où j’habite, m’ont dit que vous les aviez contactés, donc si vous passez par là, vous pouvez me faire signe pour qu’on se croise à ce moment-là.
À bientôt j’espère,
Johnny Pothèse
Quelques semaines plus tard, sans réponse, coup de fil à Xavier Matthieu, leader de la lutte alors en tournée avec une troupe de théâtre.
« Une lettre pour un entretien ? Peut-être, oui. Au « bon coin » ? Alors on l’a reçue. Vous êtes étudiants, c’est ça ? Rappelle dans quelques jours, le temps que je rentre à Clairoix. »
Quelques jours après : « Attends, attends, je vois plus très bien. Ah oui. Mais tu sais les Contis, ils sont passés à autre chose. Appelle machin, le responsable du CE. Si tu veux parler de gros sous c’est la bonne personne [rire triste]. »
{}
On voulait pas parler de sous. On voulait parler de vous. De ce qu’il reste de la communauté ouvrière une fois l’usine liquidée. On voulait parler de nous. De nos mondes respectifs, et de leurs frontières. Manifestement, notre monde, on n’a pas su le leur rendre palpable, comme ça, dans une lettre. Heureusement, la rencontre est plus facile quand on peut aller sonner à la porte de l’usine…
{}
mai 2012
Camarades,
Depuis cette discussion animée où il était affaire d’autonomie, d’identité et de rencontre une question me trotte dans la tête : qu’est-ce que bon dieu on va chercher quand on débarque dans ce qu’on appelle « une lutte » avec notre énergie, nos prétextes et nos idéaux ?
Par ici, on tente régulièrement comme ça de se projeter sur les quelques plans de conflictualité qui se dégagent de la routine molle d’une ville bourgeoise de province (vous-même vous savez). Ces derniers temps, entre autres, on rend visite à des types qui occupent leur usine depuis plus de 2 mois.
Pas besoin de trop s’étendre sur le contexte, tristement banal : une boîte de métallurgie qui tourne, bon an mal an, mais liquidée une première fois il y a deux ans à la faveur de « la crise » par la maison mère en quête de délocalisation. Grève, occupation, menace à la bouteille de gaz comme c’était dans l’air à l’époque, pour finalement trouver un repreneur dans des conditions acceptables (peu de licenciements). Deux ans après rebelote, le nouveau taulier (pourtant dans la branche depuis longtemps, pas « un de ces financiers qui n’en a rien à faire de la métallurgie » que les types ont vu défiler quand il s’agissait de liquider la boîte) ferme à son tour la boutique devant la résistance des gars à ses tentatives de pressurisation (salaires en retard, suppression des primes).
On les avait déjà croisés il y a deux ans. Un article dans notre petit journal, deux trois visites, le courant qui passe bien, mais pas grand-chose à leur apporter : nos suggestions de les mettre en lien avec les autres boîtes rencontrées dans les mêmes circonstances étaient restées en suspens, et matériellement on ne voyait pas bien comment faire mieux que les politiques locaux qui leur faisaient livrer tous les jours des repas de la cantine municipale voisine, défense de l’emploi oblige.
Aujourd’hui c’est un peu le même topo, le désespoir en plus : des propositions de reprise toutes bidon, les administratifs qui se barrent avec leur prime et laissent la vingtaine d’ouvriers seuls dans le combat, deux suicides dans l’année dont un dans l’atelier. Les types sont au chômage et bataillent pour obtenir une prime plus conséquente que les quelques milliers d’euros réglementaires (ils ont à peu près tous entre 40 et 55 ans et de l’ancienneté dans la boîte) ; pas vraiment au chômage d’ailleurs, mais dans un dispositif de reclassement qui les fait disparaître des statistiques, mais les maintient un peu dans leur condition ouvrière.
Tiens, la condition ouvrière : la fierté du travail, les chasubles FO, les meufs à poil sur les murs. La haine du patron, la façon de se tenir ensemble, les vannes sur les délégués syndicaux [1]. Qu’il ne reste que des ouvriers, et tous les ouvriers, sur l’occupation, dit assez bien la vérité et la force d’une communauté de condition. C’est un monde que l’on trouve de l’autre côté du grand portail barricadé, et assurément ce n’est pas le nôtre, à nous autres qui débarquons avec nos vélos (ce qui ne manque pas de les faire marrer à chaque fois) et nos intentions floues. Et pourtant à enchaîner les pastis et manger des betteraves en barquette avec eux, il y a quelque chose qui passe et qui met à l’aise. On discute casse auto et vertus du fioul domestique, hypocrisie politicienne et détermination dans la lutte. Mais avant les points qui nous rapprochent, ce qu’il y a de fondamental dans la rencontre, c’est justement leur capacité à faire monde. Ce qui autorise qu’on se comprenne, ce n’est pas un commun dépouillement, ce sont nos attachements respectifs [2]. C’est d’ailleurs aussi là où ça pèche : notre monde à nous doit leur paraître bien évanescent, derrière nos façades/prétextes (le journal, la salle de concert où on leur propose d’organiser une soirée de soutien).
Leur monde, à eux, c’est autant leur communauté de lutte, leur comité d’occupation et les soirées passées ensemble à se réchauffer au whisky jusqu’au petit matin, que les restes du monde ouvrier. Ils sont métallos, et s’ils font tourner les machines tous les matins pour ne pas qu’elles s’encrassent [3], s’ils ont repris eux-mêmes la construction d’un prototype laissé en plan par l’ancienne direction, ce n’est pas uniquement dans l’espoir – qu’au fond ils savent vain – de prouver leur valeur à un repreneur éventuel. Le discours sur le savoir-faire qui risque d’être perdu pour la France, et les inquiétudes sous-jacentes sur leur propre devenir sans-métier plus que sans-emploi disent quelque chose de ce qu’ils défendent, au-delà de leur bifteck et de leur prime. Avoir une place, qu’on peut dire sociale, à défendre, ce n’est pas donné à tout le monde. Certainement que cette place, celle de producteur/exploité, est objectivement peu désirable, et définitivement condamnée sous sa forme canonique ouvrière ; n’empêche que la différence sensible entre « n’avoir plus rien à perdre » et « être en train de tout perdre » explique beaucoup de leur détermination. Ne serait-ce que par les formes de luttes que le mouvement ouvrier leur a laissées en héritage.
Je disais qu’il y a deux ans, nous n’avions pas vraiment trouvé comment peser dans la lutte. Cette fois-ci, on a décidé de ne pas lâcher le morceau. Partant de la conviction qu’ils ne gagneront qu’en faisant déborder le conflit au-delà de l’enceinte de l’usine, et que leur situation peut effectivement trouver des échos à l’extérieur, on a tiré quelques centaines d’exemplaires de notre article pour le diffuser en ville. Ils le diffusent le lendemain au carrefour devant la boîte, enthousiastes de ce papier qui « parle comme eux ». On leur a proposé aussi d’organiser avec nous une soirée de soutien. Au début ils répondent poliment « oui » en disant qu’il faudra en reparler, mais au bout de trois ou quatre relances de notre part, on doit bien se rendre compte qu’ils s’en foutent un peu, de notre soirée de soutien. Est-ce qu’ils nous prennent pour des guignols et préfèrent se faire courtiser par les politiciens locaux, malgré le dédain pour ceux-ci affiché devant nous et les chaleureuses invitations à ce qu’on repasse les voir ? Est-ce qu’ils ne croient déjà plus à aucune forme de solidarité autour des luttes ouvrières, comme ils le déplorent devant l’absence de réaction des syndicats, le leur en tête ? Sûrement un peu des deux. À la limite, et tant pis pour notre ego, je préférerais la première option : on peut toujours leur donner des gages de sérieux et gagner des points de crédibilité (comme quand on débarque avec un stock de palettes et notre vieux Mercedès qu’ils proposent de nous racheter). Sans relais et retranchés, par contre, ils ne devraient pas tarder à s’épuiser derrière leur brasero, ou à se faire sortir manu militari. Et la vague menace de ressortir les bouteilles de gaz n’y changerait pas grand-chose, sauf à forcer une prise de parti à l’extérieur. Pour l’instant, en matière rapport à l’extérieur, ils s’en remettent surtout aux articles épisodiques du journal local…
Une chose est sûre donc, malgré l’intérêt qui se fait plus marqué pour ce qu’on bricole et ce qu’on vit à mesure qu’on passe les voir, c’est que ce n’est pas eux qui sont venus nous chercher. Quant à ce que nous on va chercher, ça doit être un mélange entre un rapport à de la communauté, des plans récup’ de matos (qu’ils nous ont eux-mêmes proposés) et l’appui à ce qui reste (de combativité) du mouvement ouvrier. On espère que leur aventure se poursuit pour avancer sur tout ça.
En attendant, les gars se tiennent, et s’occupent à la mise au point de leur prototype. Au-delà de la fierté d’avoir remporté leur pari sans fournisseur ni ingénieur, il y a là une raison, presque un prétexte, à rester ensemble ; parce que ça fait vingt ans, qu’il n’est pas question de ne pas se battre et que l’apéro prenne fin. Ils se tiennent, jusqu’à faire consister de la joie à travers le désespoir, et blaguent en se promettant qu’une fois définitivement virés et au chômage, ils s’incrusteront pour vivre à plein chez ceux qui auront gardé leur baraque. J’espère pouvoir un jour vous raconter ce qu’il restera de tout ça.
À vite, camarades
Johnny Pothèse
[1] Au repas, le DS, à propos de la cellule reclassement : « moi, je vais leur demander un emploi de délégué syndical, c’est là où je suis bon maintenant. » Du tac au tac, son voisin d’en face : « Ah ça, y’a des patrons qui en cherchent... »
[2] De la même façon, si le drapeau basque flotte sur l’usine occupée, c’est que tous peuvent se rapporter à la détermination et à la solidarité qui font la force de la région d’origine du délégué syndical.
[3] La passion des machines ne les empêche toutefois pas d’affirmer préférer tout péter à coups de masse si nécessaire plutôt que de les laisser aux bénéfices du liquidateur...
Des Cellatex en 2000 à la fièvre collective qui s’est répandue dans les usines françaises à la faveur de la « crise » de 2008-2009, en passant par Métaleurop en 2003, des luttes ouvrières acharnées ont ponctué la décennie, se détachant sur le fond des (...)