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Depuis une quarantaine d’années, l’hypothèse de la fin de la lutte des classes, et de son corollaire le mouvement ouvrier, hante l’histoire des luttes politiques.
Pour trouver à la pelle des justifications sociologiques, il suffit de consulter n’importe quel ouvrage traitant de la question : restructuration du capitalisme, émergence, puis effondrement de la classe moyenne, fin des collectifs de travail, de l’identité ouvrière, etc. Cette hypothèse peut être brandie comme déclaration triomphale par les partisans de l’ordre, mais lorsqu’elle est avancée avec angoisse ou entrain par ceux qui veulent poursuivre cette histoire, elle a quelque chose d’osé, limite paradoxal : le mouvement ouvrier – cet ensemble relativement complet et cohérent d’idées et d’idéaux, de formes d’organisations et de forces politiques, de mythes et de vues stratégiques – c’est une sacrée prise sur la situation, à tel point que sa fin coïnciderait avec la fin de toute hypothèse politique, version réalisation du communisme ou version gestion libérale.
Et pourtant, si on accepte cette remise en question, cette remise en jeu, on peut déceler l’émergence de lignes de forces qui ne se laissent pas inclure dans le vieux schéma. Le foisonnement politique qui s’est étendu de la fin des années 60 au début des années 80 a commencé à en faire éclater les codes et les champs : les luttes féministes, homosexuelles, anti-impérialistes, anti-nucléaires, antimilitaristes, contre-culturelles, alors même qu’elles adoptaient souvent une rhétorique marxisante, ont contribué à miner largement le présupposé théorique du mouvement ouvrier, qui prétend que la lutte tient essentiellement dans le processus de production et la contradiction travail/capital. Aujourd’hui, même un mouvement social « de travailleurs », comme celui sur les retraites qui a agité l’Automne français, peut se révéler être plus qu’un énième épisode d’une guerre de classes qui n’en finit pas d’être perdue par le prolétariat.
Bien sûr, la lutte des classes a la vie dure, et il ne s’agit pas de l’enterrer prématurément : elle ne disparaîtra jamais vraiment tant que d’autres hypothèses politiques n’auront pas acquis un poids conséquent sur le réel. Le mouvement pour les retraites reste donc majoritairement inscrit dans cette histoire, dans certaines de ses formes d’action, sa force de mobilisation ou sa charge politique, comme dans ses limites, du verrouillage syndical à son expression essentiellement revendicative. Les lignes qui suivent ne s’attardent pas sur cet héritage, mais cherchent à mettre en lumière ce qui pourrait constituer un passage vers de nouvelles formes, et les questions qu’elles ouvrent.
Blocage
Le mot d’ordre a circulé partout, des portails des lycées aux AG ouvrières, sans qu’on sache bien comment il est apparu. Nul doute que son importance stratégique lors du mouvement CPE aura contribué à son succès ; mais ce n’est pas seulement comme forme d’action efficace que le blocage s’est imposé comme la bonne idée de cet automne 2010.
Au sein même du mouvement, ses implications ont commencé à être discutées, notamment en ce qui concerne son rapport avec cette forme d’action canonique du mouvement ouvrier qu’est la grève. On a parlé de grève par procuration, et de l’ambiguïté de cette notion qui élargit l’impact de la grève tout en en restreignant l’assise. Et ici ou là on a vu poindre l’idée qu’une généralisation du conflit prendrait certainement plus la forme d’une paralysie de quelques secteurs vitaux pour l’économie que de la mythique « grève générale ».
Mine de rien, même si une bonne partie du mouvement court encore après ce qu’elle surnomme avec une certaine lucidité « rêve général », et que les perspectives d’un blocage généralisé apparaissent comme bien lointaines à l’issue de la bataille, ce dérèglement de la mécanique révolutionnaire imaginaire (grèves – grève générale – expropriation – relance de la production sous contrôle ouvrier) est lourd de sens.
Déplacement dans le mouvement
D’abord, il y a un décalage de la cible : le blocage c’est la prise de conscience qu’arrêter la machine c’est plus une question de circulation que de production. Ça peut sembler anodin, ou ne relever que d’une question pratique, mais ce déplacement du centre névralgique de la lutte de l’intérieur de l’usine au rond-point le plus proche, c’est la négation pure et simple de la base théorique du mouvement ouvrier !
Post-it : À creuser, la circulation des flux (notamment d’information) comme structure, le capitalisme cognitif, la place de la production en Occident et dans le reste du monde.
C’est pas le sujet !
Si le blocage n’est pas précisément une pratique nouvelle, elle était jusqu’ici surtout cantonnée aux secteurs dont la circulation des flux est la profession : cheminots, routiers, agents EDF. Tant que ce sont des salariés qui paralysent leur outil de travail, le cadre est respecté et les syndiqués sont bien gardés. Mais cet automne, la force syndicale s’est révélée insuffisante, et ce sont des grévistes de toutes professions, voire de pas de profession du tout, qui se sont installés sur les voies de chemin de fer ou sur les bretelles d’accès des zones industrielles. Difficile alors de s’appuyer sur le droit du producteur à se réapproprier les moyens de sa production. On a beau bricoler des « interpros » pour noyer le poisson, faire
rentrer au forcing tout le monde dans le grand corps du travailleur générique (les lycéens sont des travailleurs en devenir, les chômeurs des travailleurs sans emploi et les RSAstes convaincus sont des travailleurs qui s’ignorent), au final, on a tellement tordu dans tous les sens le concept de prolétaire-qui-vit-de-son-travail qu’on se demande bien ce que la foule de piquetiers qui se presse à 5 heures du mat’ autour d’un brasero a à voir avec le sujet révolutionnaire de Karl Marx.
Post-it : Reste à savoir si on peut faire la révolution sans sujet révolutionnaire…
L’ennemie économie
Ce glissement de la figure du gréviste qui passe du sujet « travailleur » au non-sujet « n’importe qui » qui s’opère dans le blocage, on le retrouve pour la figure de l’ennemi. Entre le « bloquer l’économie, c’est s’attaquer aux intérêts du patronat » et le « bloquer l’économie, c’est foutre le bordel pour saper l’autorité des gouvernants », deux conceptions de l’économie, une comme science de l’exploitation, l’autre comme science de gouvernement ; la même barricade pour deux affrontements. Ce n’est plus seulement une classe contre une autre qui règle ses comptes, ce sont les rouages d’une grosse machine absurde qui se changent en grain de sable. Ce qu’il y a alors de politique dans l’économie, ce n’est pas tant le degré d’égalité dans la répartition des richesses que ses tables de lois (les fameuses « lois du marché », mi-naturelles, mi-prescriptives) qui viennent doubler les codes juridiques pour assurer un contrôle serré de la population. Avant de se préoccuper de ce que ça rapportera au grand capital, le refus de bosser deux ans de plus à la fin de sa vie c’est d’abord la défense de la possibilité de se soustraire aux impératifs du travail.
Post-it : L’économie comme branche de la cybernétique.
Tout s’arrête, tout commence
Le sens premier d’un embouteillage monstre sur une rocade, de la paralysie d’un centre-ville ou même d’une pénurie d’essence, on ne le trouvera donc pas tout entier dans l’impact sur le portefeuille d’un quelconque patron. C’est comme geste premier d’interruption du quotidien qu’ils occupent une place de choix dans l’arsenal du gréviste. Geste minimal mais essentiel, qui surgit à l’endroit même où s’exerce l’emprise économique : pas tant le lieu de la dépossession du produit de notre travail que celui de la mobilisation constante du contenu de nos vies. Que l’automobiliste coincé derrière un piquet soit empêché de se rendre à son boulot, de faire ses courses ou de partir en vacances, c’est toujours, à des degrés divers, l’économie qui est touchée.
La lutte se mène dans l’espace du quotidien, pour en soustraire des morceaux au processus de valorisation qui prétend en dicter les lois. Soustraction, interruption, gestes négatifs, là où la réappropriation conférait immédiatement à l’émancipation ouvrière une charge politique positive. Ouverture des possibles contre programme politique.
Trouver une effectivité
La positivité du blocage, on peut malgré tout la trouver dans le blocage lui-même, dans la façon dont il est habité. Les liens qui s’y tissent ne sont pas ceux, préexistants, d’une appartenance de classe ; les complicités se doivent d’en être d’autant plus fortes, les compositions d’autant mieux pensées. Et en agissant depuis le quotidien, on est confronté immédiatement aux questions d’organisation matérielle, la bouffe, les lieux communs, les gosses, l’essence, etc., sans avoir à attendre la mise en place de conseils ouvriers pour s’en saisir collectivement.
Il n’en demeure pas moins que les quelques coups portés à l’économie renvoient un écho qui sonne sinistrement creux. L’angoisse du vide après avoir tout bloqué, c’est certainement au final la première limite du mouvement, celle qui l’a maintenu soumis au rythme syndical, celle qui a permis au gouvernement de laisser passer l’orage. L’audace du nouveau mot d’ordre a pu laisser croire qu’il suffisait d’en jouer – « attention, ou on bloque tout » – qu’on pouvait se contenter de symbolique, de filtrant, de quelques photos pour les médias, de menaces en l’air. Alors que l’efficacité du blocage, tout comme la réalisation des promesses qu’il porte, appelle une effectivité réelle, tenir les piquets face aux flics, trouver d’autres moyens d’interrompre les flux, coordonner les actions et identifier les cibles stratégiques, commencer d’ores et déjà à s’organiser hors de l’économie.
Pousser la forme blocage jusqu’au bout, pour l’éprouver comme hypothèse.
Des Cellatex en 2000 à la fièvre collective qui s’est répandue dans les usines françaises à la faveur de la « crise » de 2008-2009, en passant par Métaleurop en 2003, des luttes ouvrières acharnées ont ponctué la décennie, se détachant sur le fond des (...)