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Chère Johanna,
J’ai l’impression que plus on se défait d’un mode de production industriel, plus on va vers une politique du geste. Il existe chez moi, dans les Cévennes, une autre cartographie possible des murs et des chemins qu’ils délimitent, et lorsqu’on sait qui aller voir pour dire la mémoire du pays, pas celle des historiens mais celle du marcheur, du berger, de qui connaît les lieux, on peut commencer à saisir différemment les passages et les agencements de pierres qui n’apparaissent sur aucune carte. C’est un ami qui vit ici depuis 500 ans, comme il aime à le dire par boutade, qui un jour m’a fait cette remarque sur le rôle des routes dans la colonisation de ces vallées reculées, des routes qui ont recouvert d’anciens tracés de bêtes et d’hommes, détruit des murets, recouvert des sentes, des drailles. Des routes qui ont presque réussi à faire oublier un certain passé. Basville, le cruel intendant du Languedoc, fera construire des ponts pour mener ses troupes, abandonnant les gués fragiles et aléatoires, élargira les voies pour les chariots des soldats, et creusera dans le roc les « pénétrantes », ou voies royales, destinées à asservir le pays. Le temps de la guerre fini, on y fera passer les diligences. Plus tard, il ne restera plus qu’à abandonner les chemins, construire d’autres ponts encore plus grands, pour tracer dans les vallées les routes départementales destinées à l’automobile.
En étant passé par une formation de construction en pierres sèches chez des artisans professionnels, ces sentiers, ces drailles, ces terrasses, j’en ai touché certains et remonté les pierres effondrées. Mais malgré le savoir-faire génial et l’humilité dont font preuve ces professionnels, c’est comme si les gestes de la figure même de l’artisan, avec sa volonté d’être reconnu dans sa compétence, de vouloir sauvegarder son statut, semblaient s’être convertis à la seule « filière économique ». Et à nouveau, la fonction de l’ingénieur ressurgit avec ses calculs d’abaques, sorte de tableaux qui permettent de définir, en fonction des différents paramètres d’un mur, sa taille adéquate. Mais le problème c’est qu’elle sera complètement standard et très souvent surdimensionnée parce que prévue pour le soutènement routier ou les bords de lignes TGV. À l’inverse, là où tel passage d’un chemin reçoit son contrefort, où telle petite route est retenue par un mur en pierres sèches (pouvant aller jusqu’à 7 mètres de haut), où telle rivière s’enjambe par un pont, j’ai l’impression qu’il y a des gestes qui se donnent et qu’il ne faut pas les trahir dans une volonté de standardisation des pratiques. Car pour le peuple qui vivait là, chaque pierre, chaque retenue ou acheminement de l’eau, chaque tancat pour trancher le ruissellement des pluies, chaque terrasse pour retenir assez de terre, assez d’eau, s’agencent comme une science géologique inséparable d’une science hydrologique. Certains murs faits par des paysans ici sont parfois sous-dimensionnés à tel point qu’on se demande comment ils tiennent encore 300 ans après ! Mais parce qu’ils sont faits avec les pierres du lieu, avec la connaissance parfaite des enjeux et du rôle que le mur doit jouer dans l’espace de la communauté, ils sont encore là. Puis, ces murs étaient construits aussi pour être entretenus au jour le jour, en y passant, montés et remontés avec une patience infinie. Dans tous les cas, pour eux comme pour nous il ne s’agit pas de représenter mais d’engendrer et de parcourir. C’est peut-être un point de vue archéologique mais c’est aussi une manière de se ressaisir de ces gestes, qui ne sont pas que l’affaire des « passionnés de tradition vernaculaire », mais plutôt réactivés à la hauteur de nos moyens, de nos désirs, de nos corps et d’une manière de comprendre ces choses par contact, de manière tactile. On ne peut explorer ces matières-formes-forces qu’en cheminant par elles. Je veux dire qu’aujourd’hui, lorsque tu commences un mur en pierres sèches, il y a la part du corps qui demande comme une ascèse pour passer d’une étape à l’autre, pour surmonter aussi la douleur du début, ou de la fin de journée, mais cette part semble grandir au fur et à mesure qu’une constance mentale se met en place, par le bon agencement, la bonne pliure des pierres, le tas, les mains qui trient, saisissent telle pierre, la tournent, la jaugent, la posent ou la laissent au sol, l’œil qui teste le plan du mur.
Je pense à ce livre étonnant de Jean-Marc Rouillan, La part des loups, dont tu m’avais parlé au pied d’un mur qu’on avait commencé ici ensemble. Il y retrace le parcours d’un partisan (entre 1920 et 1950) pendant la Guerre d’Espagne et le front antifasciste et où se mêlent l’histoire des paysans, les liens qui les attachent à la terre et leurs murs de terrasses, mais où justement ce n’est plus, comme on dit aujourd’hui, un « savoir-faire artisanal » ou un « paysage à sauvegarder », ce sont des gestes qu’il voulait rétablir et qui, dans le maquis, ont trouvé une résonance, comme il le dit, dans « une activité maçonne clandestine ».
C’est en remontant à la lisière de la forêt qu’il vit l’énorme trou dans le mur du champ de Téofilo. Déjà le terrain dégoulinait par la bouche béante. S’il n’était pas réparé, le mur s’en irait tout entier avant deux ou trois saisons. Jaume hésita. Avant il aurait fait semblant de ne rien voir. Mais qui désormais redresserait les vieux murs ? […] Il s’inquiéta des gardes de la caserne qui pourraient encore l’apercevoir d’en bas. Pourtant il fit demi-tour et posa son arme. Lentement, il releva les manches de sa chemise. À mains nues, il dégagea la terre du trou et replaça une pierre, puis une seconde… Ses gestes parlaient une langue primitive et muette. Il n’avait rien perdu de son habileté et le contact rugueux de la pierre lui apportait un sentiment d’apaisement, d’oubli. Il hésitait parfois pour ajuster l’arête correspondant à l’entaille, la courbure au concave, mais la syntaxe minérale remontait du passé. […] À l’aube, à peine eut-il englouti un bol de soupe trempée qu’il enfila sa veste et saisit son arme. En descendant le chemin, il galopait presque. Il descendit d’un trait jusqu’au pied du mur. Il le caressa de la paume comme on flatte une bête de somme avant de la joindre et se remit au travail. Vers midi, le travail était terminé. Il posa ses deux mains à plat pour vérifier l’aplomb recouvré des pierres, la rectitude fragile. L’équilibre… Puis la veste jetée mollement sur l’épaule, il remonta le champ en direction du torrent. Avant la nuit, il répara deux autres déchirures. Le lendemain il revint, et ainsi trois jours durant. Il rétablit toutes les murettes du Plats et celles d’Artigas.
Un geste a un but, un but très précis, mais il n’a pas de finalité, une finalité du genre « si tu fais pas 2 m² de mur par jour t’es pas rentable ! » comme on l’entend sur les chantiers professionnels. Son action s’accomplit dans une tension qui est de l’ordre du politique. Et plus on quitte le modèle de production, disons, entrepreneurial ou à présent micro-entrepreneurial, plus on va vers une politique du geste. Comme lorsqu’un chantier collectif se charge non seulement de ses matériaux, de sa logistique, mais aussi des histoires qu’on se raconte, des fêtes qu’on se donne, lorsque le corps vibre de ce défi à la matière, terminer le chantier pour telle date, œuvrer sans compter les heures de travail, mais où parfois l’urgence d’un certain timing devient une vitesse sur place, une machine de guerre en train de bâtir. Et ça, je crois que c’est le plus important, ce moment précis où ça se densifie, où l’œuvre terminée appelle ce corps collectif qui s’est mis en mouvement, la confiance qui s’est installée, le langage qu’on s’est créé, tout ce qui, finalement, n’est pas pure production, ou alors une production vidée de son économie, une production restituée à nos gestes, à nos usages communs. Du coup, notre rapport aux outils change aussi, ce n’est plus utiliser tel ou tel outil, telle ou telle machine de manière purement individuelle ou rentable. C’est un moment, presque extatique, où les outils sont comme la prolongation du corps collectif, où les bras élancent la masse, les mains dirigent le taillant du poinçon sur telle bosse de la pierre. Et avec ça le rythme qui se met en place, le son que cela produit, parfois creux ou scintillant quand on sait que ce bout-là de calcaire va partir comme un rasoir, ou que ce bout de schiste va se cliver en deux, et que le rythme des outils accélère ou ralentit. Imagine ces sons à plusieurs tailleurs de pierres, c’est comme une petite musique explosive. Être avec les outils, c’est évidemment prendre soin des outils mais aussi de ceux qui les utilisent. Prendre soin des autres bâtisseurs, de ton équipe. Et j’ai le sentiment que dans cette attention (qui n’est pas uniquement celle de la sécurité) se joue une camaraderie qui s’éprouve, s’intensifie, et qu’elle peut même contaminer ailleurs.
Mica
Mon cher Mica,
Je me suis replongé dans les notes que j’avais prises, il y a quelques années, en lisant ce livre de Philippe Lamarque, Les compagnons, des origines à nos jours. Ce qui m’avait surpris c’est combien il faut remonter très loin dans le temps, au tout début du quatorzième siècle, pour comprendre l’uniformisation actuelle des gestes constructifs. À partir de cette période où l’État royal va tenter de mettre la main, de saisir une mouvance qui lui échappe, celle des bâtisseurs chrétiens, mouvance qui n’a pas encore de nom. Il l’organise en corporation, en corps d’État, en lui donnant des chartes, une jurisprudence, une place dans les rituels royaux et même une mythologie fondatrice. Ce faisant il la ramène vers le parti de l’ordre. En même temps, vont s’imposer peu à peu la figure centrale de l’architecte et le calcul décimal. Ce qui va avoir pour conséquence de créer de la séparation dans les pratiques constructives. C’est exactement la même chose que ce que tu développes sur les tableaux d’abaques dans la pratique de la pierre sèche. Les gestes n’ont plus leur intelligence propre liée à la connaissance empirique des matériaux, à l’adaptation au terrain. Fin du dix-neuvième siècle, la connaissance de l’art du trait, qui donnait une conception commune à tous les métiers du bâtiment, finit de péricliter. L’architecte et, aujourd’hui, le « bureau d’étude » sont devenus centraux, le corps constructeur est totalement morcelé en intervenants flexibles se succédant sur le chantier pour poser chacun leur camelote. Ah oui, ce qui est amusant dans ces notes que j’avais prises, c’est cette découverte, presque naïve, que la finalité du travail n’est pas seulement l’objet réalisé, ni le profit qu’on en tire. Que cette finalité se poursuit à travers l’œuvre, dans un ailleurs, dans une confiance, une puissance communément vécue.
Je sais, ou plutôt nous savons toi et moi, que quelque chose a perduré, en puissance dans nos mémoires, mais aussi dans des pratiques bien vivantes même si elles sont rares. Et c’est notre présent, notre corps constructeur sans limite, qui, dans son voyage, ses chantiers, ses recherches et ses gestes encore incertains, « rencontre un Autrefois pour former une constellation ». L’idée de corps constructeur nous plaît et nous inspire. S’attacher à faire exister et circuler une science nomade, entre les lieux qui pensent la construction contre un certain ordre, voilà un de nos fantasmes, une de nos tentatives.
Je terminerai cette lettre en retranscrivant ce récit de chantier assez fabuleux que m’a conté une amie. Il s’agit d’un chantier de charpente de 400 mètres carrés pour une maison collective. La particularité c’est qu’il a été réalisé par ceux qui l’habitent, mais aussi par des compagnons allemands disons « alternatifs ». Je trouve que ça rejoint vraiment ton idée que derrière la maîtrise technique, il y a surtout un imaginaire qui est activé.
Nous avions tout préparé, ça nous avait pris presque un an. Il fallait maçonner l’arase des murs qui était en désordre pour qu’ils soient prêts à accueillir la charpente, replacer des linteaux pour rehausser certaines fenêtres et refaire les planchers du dernier niveau. Cela, nous avions pu le faire parce que nous connaissions les techniques de maçonnerie, parce que nous savions désormais les organiser entre elles, nous avions déjà l’expérience de la rénovation des bâtiments annexes. Mais surtout, c’est la préparation de toute la vie quotidienne du chantier qui avait demandé une grosse organisation. La bouffe c’est le nerf de la guerre de tout chantier, d’autant plus quand tu attends 30 compagnons. Des réserves de fromage, des cochons, des agneaux offerts par des amis paysans, des stocks de légumineuses et de céréales, des cuvées de bière et des fournées de pain tous les trois jours. Des équipes cuisine de dix personnes pour préparer des tablées de 50 couverts. Nous étions aussi prêts à partager, à travailler avec eux, à l’intérieur des cadres communs que nous avions passé beaucoup de temps à poser. Eux, c’était la force qui nous manquait, c’étaient des compagnons charpentiers. Un étrange mélange de tradition et du monde alternatif allemand. Nous ne parlions pas la même langue, ce n’était pas facile, mais nous avions un langage commun, à travers les gestes qui commençaient à nous habiter, et qu’eux maîtrisaient si bien. Ça pouvait commencer. Le chantier avait été prévu pour un mois et il a vraiment duré un mois. _ C’était tendu, il fallait se tenir à une certaine ascèse de vie, ou sinon on n’y serait pas arrivé. Une charpente si grande qu’il nous aurait fallu plusieurs mois, si nous l’avions faite nous-mêmes, pour en voir le bout… Un mois, et nous avions fait cela, ensemble, nous dans les cuisines et à l’intendance et eux sur le chantier. Les regarder travailler et travailler avec eux, a été très enrichissant. Ils avaient d’abord aménagé l’espace de vie selon leurs habitudes : un bar, des douches, un dortoir. Pour pouvoir bien profiter de leur repos ! Dans l’organisation du travail, le truc qui nous a le plus marqués, c’est la présence d’un magasinier, qui derrière une sorte de comptoir qu’il avait fabriqué, distribuait la quincaillerie et prenait soin des outils, affûtait ceux qui en avaient besoin ou réparait ceux qui avaient été trop malmenés sur le chantier… Puis ils s’en étaient retournés dans leur pays, avec leurs insignes compagnonniques. Ils ne demandent pas d’argent, ils viennent faire les chantiers qu’ils choisissent. Maintenant quand nous regardons ce toit, nous nous rappelons cette petite bataille que nous avons menée ensemble, et ce souvenir est plutôt vitalisant.
Johanna
Johanna : Les lettres qui suivent s’approchent de ce que signifient les gestes des bâtisseurs et de ce que leur polyphonie, leur orchestration sans chef, peuvent mettre en branle. Elles croisent des époques pour mieux donner l’idée d’une puissance (...)