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Mon cher Ivan,
J’ai eu des nouvelles de toi, ou plutôt de l’avancement de l’atelier, ce qui – j’aime à l’imaginer – revient au même, tant tu as ce don d’être ce que tu fais, de te confondre avec ce que tu crées. Vous avez fini ces portes de 20 m2 qui contiendront enfin la chaleur du poêle, tout en permettant de rentrer et de sortir de grosses quantités de matière. Cette étrange fabrication d’habitats va bientôt pouvoir commencer ! ? J’ai hâte de voir le treuil balader des pans de mur de deux tonnes au travers de l’atelier, le cyclone et la moulurière entrer en action. Toutes ces machines déjà obsolètes dans le système productif actuel ! C’est quand même drôle de les avoir concentrées, voire empilées, dans ce qui se révèle n’être qu’une petite grange. Tu vois, même si je continue à trouver l’entreprise loufoque, je suis toujours aussi enthousiaste ! Y’a un truc vraiment marrant dans ce que vous faites, dans les proportions que ça prend, je ne sais pas vraiment le nommer. Ce doit être quelque chose comme une réinterprétation de l’usine sans le contexte soviétique ou simplement ouvrier. Une sorte de jeu d’équilibre, mais sans pouvoir déterminer entre quoi et quoi.
Je sais aussi que vous n’étiez pas très nombreux cet hiver, j’espère que ce manque d’élan ne t’a pas trop affecté. Dans ce genre de projet fou, il faut savoir parfois ne compter que sur les passionnés. La finalité – disposer d’un outil où l’on puisse, avec un minimum d’initiation, se construire un habitat – s’est sans doute quelque peu embrumée pour certains. Il est des choses qui à force d’avoir été complexifiées dans le processus de création, et donc repoussées dans le temps, ne peuvent plus s’expliciter facilement. Le langage ne pèse pas bien lourd face au manque, ou à la faiblesse, d’une culture technique commune. Seule la sortie des premières ossatures éclairera d’une lumière différée pourquoi la fabrication de l’outil a mis tant de temps. À moins que le moyen ne soit vraiment sans fin, une œuvre infinie …
Johanna
Salut Johanna,
Tu es bien mignonne de te foutre ainsi de ma tronche, mais je te rassure, le moyen ne demeurera pas sans fin et l’atelier ne sera pas une œuvre en lui-même. Cette histoire d’atelier s’est tellement chargée de sens et d’objectifs que je m’en trouve moi-même, parfois, dépassé. Je vais essayer de te raconter l’histoire depuis le début.
Au départ, ce constat : il y a plein de gens, autour de nous, qui cherchent un logement. L’idée est donc de pouvoir remédier à ce besoin collectif de manière urgente, en fabriquant des modèles simples de cabanes modulaires. Sur ce point, tu as raison, cela va être un échec, on n’a pas répondu à l’urgence, et c’est sûr que ça a créé des déceptions. On a toujours plus complexifié l’atelier et cela a retardé la fabrication. Ce qui nous a ralenti, c’est ce mouvement de fond à toujours vouloir aller plus loin dans l’autonomisation technique. Au lieu de profiter d’une grosse menuiserie proche pour transformer nos planches en lambris et en plancher, nous avons choisi d’acheter cette énorme machine que l’on appelle une moulurière pour pouvoir faire cette transformation nous-mêmes. Ce qu’on n’avait pas vraiment calculé c’est que l’installation de cette machine, et de son système d’extraction de copeaux, allait être tellement longue.
Mais on ne regrette rien. Car dans le processus de la construction de l’atelier, c’est tout un nouvel espace qui s’ouvre : pouvoir maîtriser complètement un paradigme, celui de la construction bioclimatique en bois. Évidemment, dit de cette manière, c’est peut-être pas très sexy. Mais dans notre volonté de systématiser une production, on a engrangé une connaissance technique assez pointue : de la coupe des arbres au montage, en passant par l’isolation avec des copeaux. Quand tu fabriques une machine t’es obligé de tout anticiper, rationaliser, interroger les automatismes. Par exemple, je t’ai parlé de ce que j’avais découvert sur le pare-vapeur. Avant cette histoire de cabane modulaire, j’en mettais toujours, parce que tout le monde en met, c’est une norme, et qu’on n’avait pas assez de retours d’expérience pour se permettre de l’éviter. Aujourd’hui, j’ai assez de certitudes sur les différences de degrés de porosité du parement intérieur en peuplier et du parement extérieur en douglas, qu’au moins pour les premiers modules que l’on va construire pour nous, ça ne me paraît pas trop risqué de s’en passer.
Un autre objectif de cet atelier c’était de pouvoir vendre de temps en temps des modules, pour pouvoir se faire de la thune collective. Car pour nous, aller chercher des sous en bossant sur des chantiers extérieurs avait rencontré ses limites. C’était toute une vie qui était construite autour de ça, avec des limites que tu ne peux pas assumer longtemps. L’ambiance des chantiers sympas où t’es toujours dans l’ambiguïté : les repas se partagent mais tu dois quand même compter tes heures ; et puis t’es loin des tiens pour lesquels t’es parti travailler. On voulait donc dépasser ce « business cool ». Donc en plus de l’objectif économique, il y a la volonté d’inventer un quotidien communiste, pour employer un gros mot. On tente de forcer la situation, d’inventer une position qui promette un avenir sans consolider les marges du système.
Ivan
Johanna : Le « monde industriel » a progressivement sapé toute relation durable aux objets en général, et aux outils en particulier. Dans cette grande dislocation, il n’y a pas de retour en arrière possible, juste une certaine aptitude à la magie, (...)