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À l’ouverture du squat, il y avait l’électricité, puis un jour EDF est venu couper… C’était vraiment chiant, parce qu’on organisait régulièrement des projections, des ateliers, beaucoup de travaux qui nécessitaient le jus ; bref, il fallait absolument remettre l’élec. Sauf que c’était assez compliqué, les fils électriques de la ville passaient de l’autre côté de la rue et on ne pouvait pas grimper au poteau. Il fallait donc faire traverser un câble pirate au-dessus de la route qui était assez passante. L’idée était simple : on fabrique une perche qui traverse la route depuis le troisième étage de la maison, on y attache nos deux câbles (la phase et le neutre) pour aller se brancher aux fils de la rue.
Le disjoncteur général avait été posé au troisième étage durant la journée. Il s’agissait de refaire l’installation, mais à l’envers : au lieu que l’arrivée d’électricité soit au sous-sol, elle allait désormais être au troisième étage. On redistribuerait ensuite le courant, en descendant dans les différentes pièces. Pour la perche, on avait 5 ou 6 tuyaux d’évacuation en PVC de 2 mètres qu’il fallait emmancher pour traverser les 10 mètres entre la fenêtre et les câbles. Au poteau, de l’autre côté de la rue il y avait quatre fils, il fallait accrocher un de nos câbles sur celui qui était le plus haut et le second sur le câble juste au-dessous du premier. Pour accrocher ton câble aux fils du réseau, tu le tresses autour d’un cintre auquel tu donnes une forme de crochet, semblable à certaines goupilles. Cela te permet de l’accrocher facilement et solidement.
Dans notre cas, il s’agissait de faire ça discrètement, de nuit, car il y avait plein de maisons autour. On ne pouvait pas gueuler. Du coup il fallait être huit pour manœuvrer cette énorme perche. Deux personnes qui soutiennent la perche pour qu’elle ne tombe pas dans la rue ; moi qui la guidais du troisième étage ; une personne à côté de moi pour rapporter aux autres ce que je disais ; une personne en bas qui me guidait pour l’accrocher plus facilement ; une personne à l’étage du dessus pour équilibrer en tenant la perche avec une corde ; quelqu’un avec cette personne pour l’aider à communiquer avec nous ; et une dernière personne qui veillait à ce que le câble reste tendu pour qu’il ne se décroche pas du bout de la perche.
La première fois, le PVC a cassé immédiatement, on a été obligé de le renforcer avec une âme en bois, ce qui alourdissait encore l’ensemble. On a finalement réussi à amener la perche jusqu’aux câbles, et on s’est accroché. Je suis allé au tableau pour vérifier : mon multimètre indiquait 230 V !
On a démonté la perche, au fur et à mesure, puisqu’elle était plus grande que le bâtiment… On a appuyé sur un bouton, et tout s’est allumé. En fait, tous les interrupteurs étaient restés ouverts. Tout le monde a hurlé de joie.
On était rebranché, tout se passait bien. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais un matin, une petite fourgonnette est arrivée. D’habitude, pour débrancher, les agents EDF font comme nous, ils atteignent le haut du poteau et ils débranchent, sauf que là ils ne pouvaient pas. Ce jour-là, ce qu’on a appris, c’est qu’il n’y avait que deux camions nacelles sur la ville moyenne que nous habitions. L’un était en panne, l’autre en dépannage, donc ils ne pouvaient rien faire à ce moment-là… C’est un peu une guerre avec eux, ça leur coûte cher de venir couper l’électricité, alors que nous, ça ne nous coûte rien de la remettre… Si tu réagis très vite, au bout d’une ou deux fois ils abandonnent. Parfois c’est aussi possible de discuter avec eux, et qu’ils repartent sans couper, sinon tu peux arriver avec des casseroles d’eau et les menacer : mouillés ils ne peuvent pas travailler, sécurité oblige.
Finalement, on ne s’est jamais fait couper l’électricité durant l’occupation. Mais depuis ils ont détruit le bâtiment… Seulement le jour de la destruction on a à nouveau piraté le jus ! Et on a fait une énorme fête avec une ambiance électrique sur les gravats de la maison éventrée…
Anton
Johanna : Construire des espaces de vie, de lutte et de rencontre, s’est affirmé comme une constante ces dernières décennies. Et cela passe souvent par la libération et la défense d’espaces, ce qui prosaïquement peut se nommer « squatter ». (...)