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Oui, l’empire est malade et, ce qui est pire, il essaie de s’habituer à ses plaies. Telle est la conclusion de mes explorations : examinant les traces de bonheur qu’on peut encore apercevoir, j’en mesure la rareté. Si tu veux savoir quelle ombre il y a autour de toi, fixe des yeux les faibles lumières du lointain.
Italo Calvino, Les villes invisibles
Buenos Aires, décembre 2004
6 décembre
Déjà quatre ans que nous voulions partir et cette fois-ci nous y sommes. Nous sommes venus voir ce que nous avaient laissé à penser les images diffusées en 2001 [1], vivre pleinement les lectures que nous avions faites ensemble des brochures sur le mouvement argentin. Nous sommes prêts pour rencontrer les commodores, les Piqueteros, entendre les casseroles et voir les usines reprises. Demain, c’est le départ, plus au sud.
21 décembre
Un constat : le mouvement s’étiole. Ce n’est pas que je sois triste, mais je m’attendais à une énergie plus folle. Notre rencontre avec ceux qui continuent me rassure un peu sur ce qu’il est encore possible de faire. Voilà une semaine que nous partageons notre quotidien avec quelques survivances de piqueteros et même si l’envie d’explorer une autre partie du pays me tient, je ne sais plus trop où nous devons aller, qui rencontrer. Mais impossible que je me recroqueville et il nous reste encore deux mois !
24 décembre
Aujourd’hui nous avons franchi les grilles de la Huerta, un jardin squatté au bord d’une ligne de la Ferrocarriles Argentinos (voie ferrée argentine). Juste à côté se trouve un centre social avec toutes ses activités. La débrouille marche à plein régime, avec ceux qui achètent des produits d’entretien en gros puis les revendent en les mettant dans de plus petits contenants, le grand jardin collectif, les récups.
Et puis… j’ai découvert un atelier de sérigraphie. Quelle surprise au milieu de toute cette agitation, de trouver cette petite pièce où chaque chose trouve sa place au milieu d’un grand bric-à-brac !
Miguel nous explique tout : les armoires pour ranger les cadres, l’émulsion à appliquer sur les toiles, la phase de l’insolation sur une vitre éclairée par une lampe de chantier. Les pots de peinture sont tous alignés, a priori la quantité pour la réalisation de plusieurs centaines d’affiches est minime.
À voir cet atelier, j’ai l’impression d’une facilité de réalisation qui me déconcerte. Nous nous voyons déjà dans la cave de notre appartement reconstituer le même.
Miguel continue ses explications, je m’y perds un peu, ça va vite. Si les affiches de 1968 m’avaient marquée dans mon livre d’histoire en terminale, je ne pensais pas que cette technique était aussi simple à mettre en œuvre.
Miguel nous invite à revenir demain et il prendra du temps et je noterai point par point les étapes et le matériel nécessaire. Si j’ai bien compris, il doit réaliser des affiches pour un concert qui aura lieu dans quelques jours.
25 décembre
Nous avons commencé tôt dans la journée, les affiches « anti-électorales » que nous avons faites seront accrochées à travers tout le parc où a lieu le concert. Une grosse journée vient de passer, mais plus d’une centaine d’affiches sont sorties de la petite pièce.
J’ai tout noté, rien de complexe, la première impression était la bonne !
La sérigraphie a l’air de permettre une multitude de possibilités, tant sur les supports où elle est estampillée, que dans le mélange des couleurs : un dessin, cent affiches et pas une identique à l’autre. J’ai l’impression que chacune porte l’empreinte de cette journée, de notre enthousiasme.
France, mars 2009
Lundi
C’est parti, à la suite de la réunion, nous avons trois jours pour réaliser 600 affiches, aucun quartier de la ville ne sera épargné. Je ne crois pas qu’avec un seul cadre, cela suffira. Il y a trop de risques que les multiples passages de la raclette ne détruisent la toile, que la peinture bouche les pores.
Mardi
Une nuit à trouver les images qui composeront l’affiche. Le choix des images est primordial, leurs compositions tout autant. Être incontournable. Une journée sur l’ordinateur, mes yeux sont rouges. Nous avons le titre : 96 heures contre l’antiterrorisme. L’affiche sera fantastique, impossible d’abandonner… il nous reste à peine assez d’émulsion. PENSER À EN COMMANDER.
Mercredi
L’insolation a foiré, nous avons recommencé trois fois, je ne sais pas si c’est à cause du froid qui règne, en tout cas, c’est pas mal de penser à chauffer l’atelier !
Vendredi
Je pète un plomb, j’ai plus de bras, j’ai l’impression que mon corps entier est plein de chimie, mes doigts sont de toutes les couleurs. Putain d’affiches ! Il y en a une ribambelle qui sèche encore dans le salon. On a envoyé les premières, ça colle.
Une sur les murs et hop, dix personnes rencontrées !
Il n’y a pas à dire, mais s’il est sûrement possible d’avoir une pratique partisane de la Xerox [2], la sérigraphie a du relief ! Demain, je dors. Au réveil, je dégraverai les cadres, l’image disparaîtra, peut-être restera-t-il encore une image fantôme. Si c’est le cas un coup de Smatch Cleaner Ghost, un tour chez un laveur de voiture au karcher à la tombée de la nuit et le tour sera joué. Plus aucune trace, et il sera impossible d’en retrouver l’origine.