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Et celles-ci [les religions], qui veillent à l’entretien permanent de leur seule et unique voie possible à l’esprit, dont elles sont et l’ingénieur et le cantonnier assidu et la douane et la police, brûlant à l’occasion les ronces du fossé, ne peuvent empêcher la levée obstinée des mauvaises graines qui justement recherchent les bas-côtés de tous les grands chemins spirituels.
Pierre Lieutaghi, La plante compagne.
L’histoire des sorcières anime ma curiosité, d’abord pour leurs talents de guérisseuses, elles qui connaissaient le pouvoir des plantes, mais aussi pour ce que j’ai pu percevoir de leur rapport sensible au vivant. Une plante ne soigne pas seulement avec les molécules qui la constituent, mais aussi avec l’intention qu’on y met, la manière et l’endroit où elle a été cueillie. La rationalité moderne a voulu nous faire oublier cette densité, en séparant et éclairant les zones d’ombre jusqu’à faire disparaître la force et le mystère qui s’y cachaient.
C’est de cette manière que les sorcières peuvent revenir, en nous rappelant que la jusquiame ou la belladone ne sont pas des poisons mais des puissances qu’il faut savoir utiliser, malgré les vues étriquées des législateurs qui, en classifiant les plantes comme consommables ou dangereuses, se font les relais d’un savoir empreint de peur et de sécurité. Heureusement, d’autres chemins sont praticables le long desquels se cherchent, malgré les interdictions, des remèdes à nos maux, ainsi que des inspirations végétales et animales.
Je ne veux pas parler des sorcières à la manière des historiens, inspirés des manuels des inquisiteurs et de leurs procès-verbaux. Je ne veux pas chercher la vérité, je préfère me raconter une histoire qui aurait pu être la leur, ou pas. Une histoire en tous les cas qui nous aide à trouver des chemins au-delà des impasses du présent.
L’opération effectuée à l’époque par les inquisiteurs et les puissants consistait à isoler certaines personnes et à les désigner comme sorcières. Elle avait pour but de produire une terreur capable de se répercuter sur toute la classe paysanne. Le rapport païen au monde se trouvait diabolisé et assigné à un nombre réduit de personnes, et de ce fait plus facilement exterminable ; pour tous les autres, il fallait alors s’en cacher pour éviter le bûcher.
Ce que l’on peut percevoir de cette époque nous arrive par bribes, que nous capturons lorsqu’elles nous remuent. Comment imaginer que chaque arbre, chaque fontaine, abrite un ange ou un troll, que chaque mouvement des astres ou chaque profondeur des forêts abrite un mystère, à notre époque où tout doit être expliqué rationnellement ?
Les sorcières peuvent nous parler avec la puissance d’un mythe, depuis une époque lointaine où la plupart éprouvaient un rapport au monde à même l’expérience, trouvant dans une totalité parfois mystique les explications qui leur étaient nécessaires. Ce qui les unissait à cet arbre donné était vaste : la branche élaguée pour se chauffer, les feuilles pour s’abriter, l’écorce pour se soigner, le tronc pour s’y reposer et rencontrer en rêverie l’âme qui s’y était installée. Et par ce lien ténu et les nouvelles aspérités du bois qu’il permettait de découvrir chaque jour, quelque chose se dégageait qui remplissait l’air de murmures transportés par le vent. Ces murmures de bouche-à-oreille se racontaient des histoires, qui faisaient du monde un monde habité, parce qu’il y avait des gens pour entendre, et maintenir des contre-feux au devenir étranger, au devenir objet qui menaçait chacun des éléments de leur monde.
De ces jours, on voudrait ne nous faire respirer que l’odeur des bûchers, afin que la bouche des puissants recouvre la mémoire. Mais l’odeur de la terre qui se réchauffe après la rosée annonce autre chose. Elle annonce que cette nuit, la messe a été jubilatoire, qu’elle a relevé des têtes, défiant le château. La foule trépignante s’arme de fourches et d’outils forgés dans le feu démoniaque pour se venger. La menace s’est alimentée de la foudre, tout autant que de la jeune pousse qui nourrit sans distinction l’errant et la biche ; poussés par le souffle puissant des âmes damnées, les serfs avancent, gonflés d’une volonté : en finir avec ceux qui les ont faits serfs. Aujourd’hui, leur souffle peut nous guider, aussi bien dans le choix des plantes que nous allons cueillir pour nous soigner, que dans les fronts que nous serons capables d’édifier, de rendre sensibles.
Certaines communautés indiennes d’Amazonie prennent de l’Ayauhasca. Cette plante leur révèle, entre autres, quelle pharmacopée choisir pour soigner, ou plutôt pour défaire le sort qui a rendu un ami faible. La maladie est perçue comme émanant non pas du malade lui-même, mais de quelque chose qui lui est extérieur et néanmoins lié. Défaire le sort, cela entraîne des gestes qui n’ont rien à voir avec ceux qui prétendent arrêter l’attaque d’une bactérie ou d’un virus ; on va chasser les mauvais esprits, on va tenter de saisir le conflit qui a produit telle ou telle maladie, et cela participe à ressouder une communauté, à retrouver une présence en son sein. Une démarche qui s’oppose radicalement au traitement quasi-systématique du « symptôme » chez tant de « malades », qui bien vite qualifiés d’angoissés ou de dépressifs, se voient seulement proposer que leur souffrance soit atténuée par des substances anesthésiantes. Ainsi le regard est-il détourné de ces puissances contemporaines dont l’influence nous pousse à courir après la performance individuelle, le mérite ou tant d’autres chimères qui font plier et rompre les corps, et que seule pourrait conjurer l’invocation d’autres génies plus puissants.
Finalement, ce n’est pas tant que certaines perceptions, certaines bribes de savoirs, ont disparu, mais plutôt qu’elles ont été atténuées, anesthésiées pour qu’on ne puisse s’en servir. Je ne veux pas chercher à les retrouver comme on court après un monde perdu. Je veux m’en inspirer, sentir leur souffle m’envahir, pour que s’ouvre une brèche qui laisserait entrer en nous ces forces agissantes, à même le réel, à même le quotidien. Cette brèche n’est pas qu’une modification des perceptions, elle est un rythme à trouver, un certain usage du monde à reconquérir.
Les imbéciles, ils ne savent pas combien la moitié est plus que le tout, ni quel profit il y a dans la mauve et l’asphodèle. Car c’est en le cachant que les dieux tiennent le blé de la vie à la disposition des hommes. Hésiode, Les travaux et les jours, (...)