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Chère Ronce,
Je marchais hier dans les rues de Nantes. Je fus d’abord frappée de voir, émaillant cette grande étendue lisse, quelques jeunes pousses qui n’étaient visiblement pas décoratives. Les mauvaises herbes montraient leur nez dans la métropole la plus policée que je connaisse ! En observant de plus près, je m’aperçus qu’elles poussaient avec un certain ordre, malgré les apparences. J’appris alors, par l’intermédiaire d’un cantonnier, que la ville les laissait faire, par souci esthétique. J’avais oublié, sans doute, le long de ces boulevards de granit, que Nantes serait bientôt estampillée « Ville verte 2013 ». Alors que plantains et autres vivaces devaient auparavant s’ouvrir des brèches toujours renouvelées dans le bitume, voici qu’on leur en concoctait, sur mesure. Par ce geste, on les privait de la démonstration de leur force – qui est force de survivance – en leur aménageant ces trous quadrillés, en lieu et place des lézardes qu’elles savent si bien ouvrir elles-mêmes. L’esthétique les avait avalées en tant que « mauvaises herbes », c’est-à-dire en tant que puissance, que nuisance au goudron. Par ailleurs, elles étaient devenues jolies, mais n’avaient plus guère d’autre « usage » que cette prétendue beauté. Je me suis alors rappelée ma grand-mère qui ne pouvait s’empêcher de faire un détour dans la ruelle où elle était sûre de trouver de la chélidoine, dont la sève ocrée soigne les verrues. Elle ne la trouvait pas « jolie » – en tous les cas, pas seulement – ; et c’est entre les pierres qu’elle poussait, s’y frayant son propre chemin.
C’est ainsi que je voudrais aborder ce travail collectif que nous avons initié sur « le soin » : à travers une attention retrouvée à ce qui est déjà là, à ce qui nous entoure ; à travers une vision du monde débarrassée à la fois de l’esthétique et de la rationalité gestionnaire, protocolaire.
Tu sais, je me surprends encore à affirmer que des choses sont « vraies » uniquement parce qu’elles sont prouvées scientifiquement. On riait, il y a peu, en lisant que certains couvraient leurs plaies avec des fibres de toiles d’araignées. Maintenant, on sait que cette toile contient un puissant antiseptique, les scientifiques l’ont prouvé, c’est avéré. Alors seulement, on ne rit plus. Mais combien de pratiques populaires devront passer par les labos pour être prises au sérieux ? Ne sommes-nous vraiment plus capables d’avoir foi en nos propres expériences ?
Comme tu le vois, je me demande comment aborder le soin, comment imaginer le dépassement de la médecine conventionnelle. En partant notamment de nos attachements, de nos rapports au monde. Nos expériences d’accouchements, ou de soins aux amis blessés, nous ont permis de trouver de la force et des savoir-faire à même nos liens. Cela sans toutefois se défaire totalement de l’hôpital ou de la chimie… Sans vraiment savoir si on doit projeter de s’en passer totalement, il est certain qu’il nous reste beaucoup à faire si l’on veut s’en autonomiser.
Que penses-tu de tout cela, depuis ton expérience ? La pratique quotidienne d’une médecine non conventionnelle a-t-elle aiguisé tes sens ? T’a-t-elle ouvert des pistes ?
À tout de suite,
je t’embrasse,
Gentiane
Gentiane,
En repensant à ta lettre, j’ai laissé mon esprit plonger dans la terre, ses racines, ses champignons, et tous ces êtres qui peuplent nos sols. Tout ça me rappelle, m’emmène là, parmi les vers de terre. C’est étrange, mais lorsque je pense aux vers de terre, je pense à la danse. Le mouvement du ver de terre qui digère la terre et lui donne le souffle des sols ressemble à celui de la danse qui nous amène, dans son battement et son envol, à épouser l’air, à faire trembler la terre, parce qu’elle tient de l’oiseau et qu’elle repose sur le sol : « Celui qui apprendra à voler, donnera à la terre un nom nouveau. Il l’appellera la légère. » (Nietzsche)
Je lisais récemment les mémoires de Vera Figner [1], activiste russe du xixe siècle. Elle avait été incarcérée dans une prison spécialement conçue pour son « espèce ». La plupart de ses camarades y moururent dès les premiers mois. Après trois années passées là-bas, les gardiens lui accordèrent une balade à deux, dans un jardin potager. Elle raconte alors ce que c’est que de pouvoir se pencher sur l’épaule d’une camarade, elle le fait sentir dans son souffle, entre les mots. Elle raconte encore comment elle a pu éprouver de la haine pour cette même amie qui avait arraché une soi-disant « mauvaise herbe ». Peut-être est-ce par là qu’il faut chercher : il y a des restes, des restes à semer.
Dans ce que nous appelons le soin, il me semble que les liens peuvent aussi s’incarner dans la main qui se pose et vient chercher une mise en récit. Oui, la guérison se cherche dans les histoires qui nous constituent. Oui, elle nous guide parfois vers les 40°C, vers cette fièvre que tant veulent conjurer, et qui pourtant peut nous soigner.
Je lisais qu’autrefois, la capacité de guérison d’une plante ne devenait effective que si l’on récitait en l’administrant le « mythe » lié à son usage : elle retrouvait alors tout son pouvoir.
Un texte de Walter Benjamin m’a beaucoup donné à penser au sujet de cette puissance de la parole ; je le joins à cette lettre.
Je t’embrasse fort, enfin.
Ronce
L’enfant est malade. La mère le met au lit, et s’assoit à ses côtés. Et puis elle commence à lui raconter des histoires. Comment faut-il l’entendre ? Je le pressentis lorsque N. me parla de l’étrange pouvoir de guérir qui se trouvait dans les mains de sa femme. De ces mains il me dit : “Ses mouvements étaient extrêmement expressifs. Mais on n’aurait pu décrire leur expression… C’était comme si elles racontaient une histoire.” […] On sait d’ailleurs comment le récit que fait le malade au médecin au commencement du traitement peut devenir le début d’un processus de guérison. Et alors se pose la question de savoir si le récit ne crée pas le bon climat et les conditions favorables pour bien des guérisons. Et même si toute maladie ne serait pas guérissable pourvu qu’elle se laisse flotter suffisamment loin – jusqu’à son embouchure – sur le fleuve du récit ? Songe-t-on combien la douleur est un barrage qui contrarie le courant du récit, on voit alors clairement qu’il est emporté quand la pente devient suffisamment forte pour entraîner tout ce qu’il rencontre sur son passage dans la mer de l’heureux oubli. La main qui caresse dessine un lit à ce fleuve
Walter Benjamin, « Récit et guérison » in Images de pensée, Paris, Christian Bourgois, 1998, p .237.
[1] Vera Figner, Les mémoires d’une révolutionnaire, traduit du russe par Victor Serge, Gallimard, 1930.
Les imbéciles, ils ne savent pas combien la moitié est plus que le tout, ni quel profit il y a dans la mauve et l’asphodèle. Car c’est en le cachant que les dieux tiennent le blé de la vie à la disposition des hommes. Hésiode, Les travaux et les jours, (...)