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Dans les années 2000, un coup de foudre m’a tirée hors de moi-même. C’était en fait un pays et ses gens. Un petit pays en France, les Cévennes.
J’avais fait des plans sur la comète : j’allais cultiver mes légumes, monter une petite ferme, retaper les maisons en ruine, vivre en collectif et ne plus travailler pour de l’argent. Ce que j’ai vécu, au final, fut assez différent, de bonnes surprises et de belles rencontres m’ayant ouvert d’autres pistes.
Contrairement à ce que je m’étais promis, quand je me suis retrouvée à court d’argent, je suis allée frapper à la porte d’un groupement de cueilleuses et de distillatrices, pour voir s’il n’y avait pas du travail pour moi. Elles m’ont accueillie assez froidement, conformément à un adage local qui est un axe majeur de la « cévenolitude » : « commence par te démerder toute seule et après on te file la main ». En définitive, « ça l’a fait » et pour résumer, c’est beaucoup par ce biais que je me suis apprivoisée au pays. J’ai trouvé du collectif là où je ne l’attendais pas forcément, j’ai appris et découvert, je suis entrée dans un monde aussi, celui des plantes et des cueillettes.
L’activité existait déjà depuis longtemps quand je suis arrivée. Elle avait été lancée par un petit groupe de femmes, agricultrices ou non, qui se passionnaient pour les plantes et avaient fini par monter un atelier de distillation et une production de plantes sèches en gros et en détail. Il y a beaucoup de cueillettes sauvages, mais chacune cultive également des plantes dans l’esprit des SIMPLES [1] auquel le groupement adhère depuis sa création. La production reste très artisanale, même si elle s’est beaucoup développée avec le temps. La saison commence en avril, avec le coucou, les bourgeons de pin, les jeunes feuilles de ronce, et se termine avec les distillations de résineux et de genévrier l’hiver. Tout au long de l’année, on se « balade » à travers les montagnes et les causses pour aller cueillir, ramasser comme on dit, visitant nos lieux de cueillettes les uns après les autres. Avec leurs reliefs et leurs visages différents, ces landes, vallées, plateaux, haies ou prairies donnent les repères du pays que nous habitons. Nous y retrouvons des souvenirs, y rattachons des événements de nos vies, quelque chose de nous s’y inscrit, dont le fil se renoue chaque année et se tisse avec les visites successives. L’année où la lavande était si belle, à cet endroit précis, l’une d’entre nous s’est coupée, une autre dévorait au pique-nique, elle ne savait pas encore qu’elle était enceinte.
Un bon lieu de cueillette est précieux. Ceux que nous fréquentons, même s’ils se renouvellent à mesure que l’on trouve de nouvelles ressources, sont encore souvent le résultat du travail des plus anciennes, qui les ont découverts et mis en partage. Aussi nous les bichonnons, prenant le temps d’écarter le prunelier qui envahit le thym, ou de désherber mine de rien autour du millepertuis. Nous prenons soin aussi de maintenir de bonnes relations avec les propriétaires. Leur autorisation nous est nécessaire, mais ils sont aussi une mine d’informations, surtout les paysans, qui nous orientent souvent sur de nouveaux « gisements » de sureau ou d’achillée.
Les gestes de cueillette se transmettent entre cueilleuses, certes, mais c’est réellement la pratique qui les affine. Voir travailler une plus expérimentée que soi laisse au début assez perplexe : « mais comment fait-elle pour aller si vite et laisser la touffe de lavande si impeccable, pour couper si court, si gracieusement, pour avoir deux fois plus de plantes que moi dans son sac dans le même temps ? » On a beau vous montrer, ça s’apprend en fait « en le sentant dans les mains ». Un jour, on trouve.
C’est un métier et un long apprentissage que nous menons chacune à notre rythme, sur le tas, souvent portées simplement par l’énergie d’une passion partagée. Concrètement, il faut apprendre à reconnaître les plantes que l’on ramasse. Ça paraît assez évident pour l’ortie, mais va reconnaître un lotier corniculé d’un hippocrépis qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau ; et puis, rien n’empêche de s’intéresser aussi aux plantes que l’on ne ramasse pas.
À un moment ou un autre, il faudra réussir à mener de front les soins aux cultures et les cueillettes sauvages. Réaliser les transformations, sécher, monder, faire les macérations de plantes dans l’huile, fabriquer des baumes ou des mélanges d’huiles essentielles, savoir distiller aussi le cas échéant.
Ces tâches diverses s’organisent au sein du groupement selon un ordre assez précis et complexe, qu’il serait trop long de détailler. On s’entend bien, et on arrive à « en vivre », ce qui est déjà pas mal. Il n’en reste pas moins qu’à mon avis, le véritable moteur de cette activité reste le temps passé en cueillette, où chacune d’entre nous se confronte à… à quoi au fond ? Sans doute, chacune le conjugue selon sa sensibilité ; mais si je continue à employer le nous, c’est que je sais, moitié intuition, moitié sentiments énoncés, que les questions et les sensations qui me viennent en cueillette sont partagées. Alors, au-delà de la joie qui nous anime, il y a à dire ce que la cueillette provoque : une sorte d’hybridation qui ne va pas sans porter son propre questionnement. Jusqu’à se demander pourquoi on resterait éternellement des « super-prédateurs autoproclamés et satisfaits »…
Il y a bien sûr cueillette et cueillette. Vagabondage à la recherche de baies, de feuilles, de racines, pour remplir la main, la bouche, le panier, ou cueillette en plus grande quantité, par centaines de kilos. Dans tous les cas, on a le sentiment à la fois de se fondre et de se retrouver, dans cette action de prendre qui plonge si loin ses racines. On se nourrit du plaisir intense d’être là simplement, d’en être, même si les journées peuvent parfois être longues, et les sacs lourds à porter. Vient un moment où tout semble en équilibre, en harmonie.
Je ne suis pas d’accord avec une idée souvent énoncée par les cueilleurs, qui parlent volontiers de communion avec le végétal en termes de « nous aimons la plante et la plante nous aime », vision d’un monde où toutes les formes du vivant sont au service de l’homme. Un monde où la plante se réjouirait d’être récoltée, comprendrait qu’on la respecte, même si on la coupe et qu’on l’emmène pour des intérêts et des usages dont elle n’a que faire. Non. C’est bien nous et nous seules qui jubilons, nous qui marchons légères sur les terres de cueillette, nous qui nous rencontrons nous-mêmes dans ce temps suspendu où se mélangent le calme et la jouissance du corps en action, dans les gestes précis et sans cesse répétés, toujours identiques et subtilement réinventés. Mais reste le sentiment fort qu’il se passe ici quelque chose, de l’ordre d’une mise en jeu…
J’ai parlé d’hybridation, j’aurais pu dire transmigration. Un sentiment difficile à décrire, comme venu d’un « lieu parallèle », là où ça questionne, où on arrêterait de parler de « la place de l’homme », d’où on pourrait un peu autrement parcourir l’aventure de la cueillette. Y aurait-il une chance de devenir plante ?
D’abord la cueillette nous remet dans une vie verticale, alors que le quotidien occidental a tendance à beaucoup asseoir : clavier, écran, voiture, bistrot, etc. La cueillette au contraire nous oblige à crapahuter, être debout, en équilibre, dans une échelle du monde qui s’étalonne à d’autres créatures verticales, les grands arbres, les buissons, les fleurettes. Pour les prendre ou même simplement les regarder et être à leurs côtés, il faudra se hausser, il faudra se courber, il faudra se faufiler. Peut-être cet assouplissement, cette chorégraphie, sont-elles des préalables nécessaires au chemin de la transformation, qui nous conduirait à une véritable rencontre, nous ferait pousser des feuilles ?
En cueillette, nous voilà plongées dans une compagnie infinie de créatures à feuilles, à racines, rhizomes, plumes, quelques troupeaux. Pas ou très peu de bipèdes à l’horizon. Plongées dans l’ensauvagement, on en oublierait que ce qui nous entoure est malgré tout un paysage dont l’homme a de longue date façonné chaque repli. Pour être relative, la sensation n’en est pas moins rafraîchissante ; elle ouvre des horizons.
Mais revenons au sentier qui s’offre à nos divagations, nous faisant courir sur la peau le frisson préalable à toute transformation fondamentale. Cueillir est évidemment une œuvre des sens. Et dans cette ébullition on pourrait dire que chacun des sens, alors même qu’il se met aux aguets, qu’il se met en chasse, se rend perméable à la créature qu’il traque.
Il y a l’œil qui se souvient, l’œil qui cherche, qui repère, souvent en avance sur la main qui cueille, qui voit la touche de couleur au lointain, la forme, la vigueur et presque le sucre dans le fruit, alors qu’il est encore sur la branche. Il voit l’ensemble des plantes et en elles, il voit émerger des peuples, des tapis, des solitaires. Il accueille la surprise, la rareté, le trésor découvert. L’œil se fait pirate et il écume la mer de la forêt, de la prairie. De lui découle le pas, tandis que l’oreille guette, enregistre et se laisse caresser par les sons qui se superposent. Froissement de branches, glissements de feuilles, craquements infiniment petits, murmures des soies. Texture des tiges qui se rompent. Son mouillé de la feuille croquée. Puis sont mis au travail, et la bouche, et le nez : identification, méfiance, confirmation, saveurs. Contrairement aux plantes, nous ne sommes pas autotrophes (nous ne sommes capables d’aucune photosynthèse), et devenir ce que l’on mange est peut-être encore une piste à parcourir.
Étancher la soif : sedum, pimprenelle, cresson ; mâchonner : calament, fleur de trèfle ; renifler : violette ; cracher : chicorée trop amère. Toujours encore s’approprier, tout utiliser des différentes voies d’exploration qui sont les nôtres, puis ramener à la main. Et quand la cueilleuse, à la fin, profondément imprégnée de l’odeur et des sucs de la plante cueillie, caressée par les fleurs, blessée du tranchant de la feuille et scarifiée par les épines, rentre chez elle subtilement différente, il serait évident pour des esprits moins rationnels que les plantes l’ont elle aussi palpée, humée, goûtée, capturée. Ainsi la cueillette amène à se fréquenter de si près, entre créatures, que s’opère une sorte de friction des identités ; et tandis qu’on est saisi de se découvrir étrangement le même, on souhaite avancer plus loin dans la forêt de l’indéterminé.
[1] Le Syndicat Inter-Massifs pour la Production et L’Économie des Simples « regroupe une centaine de producteurs-cueilleurs de plantes médicinales aromatiques, alimentaires, cosmétiques et tinctoriales, installés en zone de montagne ou dans des zones préservées. » www.syndicat-simples.org
Les imbéciles, ils ne savent pas combien la moitié est plus que le tout, ni quel profit il y a dans la mauve et l’asphodèle. Car c’est en le cachant que les dieux tiennent le blé de la vie à la disposition des hommes. Hésiode, Les travaux et les jours, (...)