Parcourir le sommaire de "S’organiser sans organisations" ainsi que tout le livre.
Ça se passe chaque vendredi, sous la neige comme en plein mois d’août. Je ne viens pas toutes les semaines, mais c’est quand même devenu un moment très important pour moi. On y parle logement, santé, prison, école, famille, grands malheurs et petits plaisirs, on s’y propose des coups de main et on planifie la prochaine action collective. C’est la réunion du « Collectif Femmes ».
Au départ, une amitié entre deux femmes, Meïssoum et Maïssa, l’une veut quitter son appartement inchauffable depuis dix ans, l’autre vit les pieds dans l’eau et des moisissures sur tous les murs. Toutes deux sont en logement social, dans une ville aux mains des « communistes » depuis la guerre. L’une est marocaine, l’autre est française, née marocaine en Algérie. L’une sait lire et écrire le français mais répète qu’elle ne sait pas, ou en tout cas pas assez. L’autre ne sait ni lire, ni écrire et elle n’a pas eu beaucoup d’occasions de parler français. Elle se lance avec des mots timides, cherche le soutien de son amie pour traduire. Toutes deux sont sexagénaires, pauvres, mères et grands-mères de nombreux enfants, dans leur quartier et ailleurs.
Nous nous retrouvons à quatre dans un café associatif à deux pas de chez elles. Elles, avec des demandes de logement social aux cases vierges, nous, avec nos stylos et nos coupes de lesbiennes trentenaires. Quatre ans plus tard, nous sommes toujours ensemble dans le Collectif Femmes, avec de nombreuses autres complices.
Cette première rencontre, à l’automne 2008, c’est Mounir, le frère de Maïssa, qui l’avait provoquée. Il nous avait attendu.es, sur le trottoir devant le local où nous nous réunissions. « Nous », ramassis de militant.es en lutte pour le logement depuis 2003, anarchistes, marxistes ou tout juste énervé.es, jeunes pour la plupart, vieilles pour quelques-unes, parfois diplômé.es mais le plus souvent au chômage, blanc.he.s en majorité, féministes pour certaines, autonomes autant que possible. Mounir avait ce profil de vieux du quartier, démarche chancelante d’ouvrier à la retraite qui passe ses journées au café, regard mi-usé mi-malicieux et tout le monde qui le salue. Il m’avait proposé une cigarette et on était resté à discuter dressé.es sur la marche : « Ici, dans le quartier, c’est la merde pour tout le monde et y’a personne qui bouge. Alors moi, je vous ai vu.es tourner, j’ai observé votre groupe et j’ai réfléchi : j’ai vu que vous étiez plein de femmes et je me suis dit, là, si les femmes s’y mettent, ils vont vraiment avoir peur ! Mais vous réunir dans le quartier, ça ne suffit pas : dans ce bar, avec les hommes, elles ne viendront pas. C’est pour ça que vous devez faire des réunions entre femmes. Je te donne le contact de ma sœur, de ma nièce, de ma voisine… appelle-les. » – « Mais tu crois qu’elles ont envie. » – « J’en suis sûr : avec les femmes ça va bouger ! »
Et nous voilà attablées. Elles veulent de l’aide pour accéder à un logement ; nous cherchons avec qui bouger sur les problèmes de logement. On parle de la paperasse pour compléter leur dossier, on se pose timidement des questions sur nos vies. Aucune ne sait répondre aux questions du formulaire, il faut se revoir. Elles ne sont pas très à l’aise au café, à l’étroit et sous le regard de tous. Un rendez-vous dans un appartement ? Non : il est trop tôt pour ouvrir sa porte à des inconnues. Nous demandons une salle à la MJC et ça marche. On y apporte de quoi se nourrir les unes les autres, tartes au chocolat et galettes de semoule. « Tu peux venir laver ton linge chez moi, ma chérie », « On vient mardi prochain pour ton déménagement ». Nous sommes quatre femmes, puis cinq, puis six. Des amies, des voisines, des squatteuses, des baroudeuses. On s’approche. Remplir encore un dossier. Prendre un rendez-vous chez l’assistante sociale. Écrire une lettre. Meïssoum raconte ses parents paysans, son enfance à la ferme. Paula, Carine et moi expliquons les squats, les coupes de cheveux « pas très féminines », le lieu collectif à la campagne, la débrouille et nos vies collectives bizarroïdes. Marise explique mille fois comment fonctionne le logement d’urgence à la préfecture et l’attribution des logements à la mairie, tout en martelant qu’on doit organiser des week-ends de formation pour partager tout ça. On parle de nos parents, du choix de ne pas travailler. Curiosités et méfiances. Carine explique qu’on n’est pas des travailleurs sociaux, qu’on est aussi dans des galères de logement et que c’est plus facile à plusieurs. Florence nous dit qu’elle craque, qu’elle n’est pas allée voir son assistante sociale depuis deux ans mais que là, elle est enceinte de six mois et qu’elle va se faire expulser. On discute des moyens d’accéder à l’aide financière du Conseil Général sans passer par l’A.S., on partage nos expériences d’humiliation et de pétage de plombs au Centre Social. C’est notre premier tract : parler des travailleurs sociaux et de leurs conditions de travail merdiques, mais surtout dénoncer ce climat de culpabilité diffuse ressentie par chacune, revendiquer les aides sociales comme un droit et non pas comme une générosité de l’État. Les idées fusent par-dessus le café : refuser ces parcours de combattantes, ces manières d’être maternées, contrôlées, rabaissées. Pouvoir choisir de faire les démarches ou pas, par nous-mêmes ou en étant aidées – avec respect et non comme des parias.
Je prends des notes pour celle qui « rédigera ». Nous élaborons petit à petit notre mode opératoire collectif : toujours s’appuyer sur les situations concrètes des femmes du groupe pour résoudre les problèmes des unes et des autres, mais en y cherchant une portée générale, afin que ce qui change pour une, change pour toutes et tous.
Et Maïssa lance « Faut faire l’action ! J’ai attendu 21 ans dans un logement trop petit et insalubre. Un jour, on a fait l’action avec l’association des chômeurs et la télé. Ils m’ont relogée direct ! Bon, leur proposition ne m’intéressait pas mais j’ai accepté, parce qu’ils avaient promis que ce serait temporaire. En fait, c’était pour me faire taire ! L’action, c’était il y a dix ans et j’attends toujours mon logement définitif… rien ne bougera sans une nouvelle action ! ».
Sur ce coup-là, forcément, je m’enthousiasme ! J’étais là sur la pointe des pieds, sans oser dire trop fort que je ne croyais pas aux pétitions et à la concertation avec les élu.es locaux. Et voilà que cette femme appelle à l’action collective, elle parle de pression, de blocage. Elle parle d’action directe. Nous sommes plusieurs à prendre la balle au bond : OK pour l’action ! Nous réfléchissons nos cibles, nos objectifs et la stratégie. Tout est rapide, quelques semaines à peine car il ne faut pas laisser traîner. Nous occupons la Mairie, puis le Conseil Général à quarante, nous faisons collectivement la tournée de tous les bailleurs sociaux, entrons à quinze chez le député, arrachons le micro devant une assemblée de 300 travailleuses et travailleurs sociaux rassemblé.e.s pour les « vœux de nouvelle année » et leur offrons notre colère et nos larmes. Entrées fracassantes, cris et blocage de portes, déploiement de matelas, de tracts et d’enfants. Nous voulons rencontrer les responsables, nous connaissons leurs noms, leurs services, nous leur demandons de régler chaque dossier, précisément, nous voulons la liste de tous les logements vides, nous voulons qu’ils organisent des réunions, qu’ils prennent des engagements. Parfois, nous en sortons cassées, méprisées et déçues. Mais souvent, nous nous sentons fortes ensemble, nous arrachons un par un des appartements pour celles qui en veulent, nous sommes connues dans le quartier et d’autres femmes nous rejoignent à la réunion hebdomadaire, qui nous racontent comment elles ont fait pression toutes seules, en menaçant « de revenir avec l’association ».
La « radicalité », je ne sais plus trop ce que c’est. L’idée de s’opposer frontalement au système, de refuser les compromis réformistes et le simple aménagement du (moins) pire ?
Quand « nous voulons tout », que « nous sommes fières et fortes et en colère » et que « seule la lutte paye », je trouve cette radicalité. Ces slogans me sont familiers, ils sont dans le top ten du bréviaire de l’anarcha-féministe. Mais derrière les slogans se dessinent des objectifs beaucoup plus pragmatiques : obtenir des papiers pour Meïssoum avant de s’attaquer au problème de son appartement insalubre, acquérir un meilleur logement pour Maïssa, Aylin, Fabinta, Thioumbane, Denise et Raza, empêcher l’expulsion de Florence et aider Yasmina à rester chez elle avec son plus grand fils contre l’avis du reste de sa famille. Et pour toutes, pouvoir simplement vivre tranquillement. La radicalité, est-ce prendre les choses « à la racine », penser les bases du système ? Ou bien partir de nous, de ce qui nous préoccupe intimement ? Sans doute les deux. Mais la difficulté, c’est que Maïssa attend depuis plus de vingt ans, que la santé de Meïssoum se dégrade vraiment vite, que Florence, toujours expulsable, a accouché la semaine dernière, que Thioumbane vit dans un deux-pièces sans chauffage avec son mari et sept enfants et que les trois squatteuses parmi nous ont été expulsées la semaine dernière, sans parler de toutes les autres. On est sur le point de se battre pour décréter quel est le cas le plus prioritaire, et puis on se raisonne, on se dit qu’on va y aller pas à pas et cas par cas, et qu’on va se tenir fortes ensemble. Chaque fois que l’une d’entre nous, après avoir obtenu son logement, revient à la réunion « pour lutter pour les autres », je ressens que ces mille bagarres nous politisent. Nahla regarde le député bien en face et lui balance « vous n’allez pas nous endormir en nous faisant des propositions séparément : ici, on lutte toutes ensemble, on n’a pas de secret les unes pour les autres. Et d’ailleurs, quand on en aura fini avec le logement, je vous parlerai de mon neveu et des conditions de détention à la prison. Et elles vont toutes rester avec moi pour cette discussion ».
Mais je doute à nouveau de notre radicalité, parce que nos tracts revendiquent « un meilleur système d’attribution des logements sociaux », « la baisse des factures de fluides et de meilleurs systèmes de chauffage », « l’augmentation de l’aide à la pierre [1] » et « la reconnaissance des besoins spécifiques aux mères et grands-mères de familles nombreuses » : petit à petit, nous nous familiarisons avec les détails de la machine et formulons des propositions précises et fines, « pour que ça tourne mieux ». Comme si nous voulions rentrer dans la négociation du détail plutôt que d’ébranler l’ensemble. Je nous sens timides et tièdes. Certaines proposent à Marise d’être leur « présidente » ou décrètent ne rien pouvoir faire sans les blanches du groupe. Je mesure à quel point nous sommes acquises à l’autorité, pourvu que celle-ci paraisse « juste ». Marise rentre dans une de ses fureurs terribles, elle tonne qu’il n’y aucune cheffe ici, bon sang ! Elles répondent que c’est comme ça que ça marche et crient et se taisent et nous sommes encore au bord des larmes. Et il y a parfois tellement de joie à la sortie d’un rendez-vous où un élu « nous a bien traitées » que je nous sens impuissantes, micro-citoyennes soumises à la reconnaissance des autorités.
Cette semaine Nahla est plus remontée que jamais : « le mari de ma voisine, il est arrivé dans le bureau de l’élue et il a fracassé l’ordinateur par terre. Et ben il l’a eu direct, son appartement ! Moi, je vais faire pareil : je vais l’aborder gentiment, j’aurai l’air calme et polie, et puis au premier mot de travers, j’explose son ordi et je m’enchaîne au radiateur ! ». Je sens la chaleur sur mes joues, je ressens sa rage mais je raisonne : « fais gaffe à toi : ils t’ont dans le collimateur par rapport à la garde des enfants… peut-être qu’il faut réfléchir à une action un peu plus… ». Impression de calmer le jeu. Quelques semaines plus tard, c’est Hosnia et Meïssoum qui explosent : elles n’en peuvent plus, elles ont décidé de ne plus payer leur loyer. Même enthousiasme de sentir que les choses décollent, qu’on ne se sent plus soumises à rien. Je brûle de leur raconter ce que j’ai lu sur les grèves de loyers dans les années soixante-dix… mais mon discours est tout autre : « attends : faut s’organiser d’abord… si tu arrêtes de payer toute seule, tu vas t’en prendre plein la tronche… faut qu’on monte une caisse de grève, faut que plusieurs familles s’y mettent en même temps… – Je m’en fiche ! rétorque Meïssoum, si personne ne me suit, je fais la grève de la faim, toute seule ! » Et cette fois, nous sommes plusieurs à la dissuader : « c’est peut-être un peu trop radical, il y a d’autres actions à tenter avant, tu as quand même de sérieux problèmes de diabète… et puis si tu commences une grève de la faim, il faut qu’on t’entoure, qu’on se prépare à être avec toi tout le temps que ça durera… et ce n’est pas possible dans les trois mois qui viennent pour plusieurs d’entre nous : on a des engagements ailleurs. » La grève des loyers est remisée bien au fond du tiroir, elles ne la proposeront pas avant une nouvelle montée de rage. Moi qui me pensais plus radicale et déterminée que beaucoup, je me découvre artisane de l’apaisement. Je mesure que leur désespoir est sans commune mesure avec le mien. Je sais que je n’assumerai pas avec elles jusqu’au bout, que je ne m’installerai pas 24h/24 dans le quartier pour suivre leur colère. Je tempère, je modère, c’est moi la tiède.
Printemps 2005 : neuf familles de demandeurs d’asile, primo-arrivantes en France, sont expulsées des foyers où elles ont passé la fin de l’hiver et se retrouvent sans solution de logement avec leurs enfants. Un collectif de militants les prend en charge et les installe dans une salle de l’université de Tours en rappelant aux pouvoirs publics l’obligation légale qu’ils ont de les loger. Cette occupation, envisagée comme moyen de pression temporaire, va s’étirer dans le temps. En attente de solutions pour les familles, une vie s’installe dans la faculté au rythme des assemblées générales, des menaces d’évacuation policière, des négociations avec les différents représentants du pouvoir. Et ce, autour de réflexions sur le sens qu’on donne au mot « politique ».
Un film pour parler de nos pratiques militantes, entre travail social, travail politique et humanitaire [2].
Comme souvent, la salle d’activités du squat est à la fois chaleureuse et frigorifique. Nous sommes plus d’une cinquantaine emmitouflé.es et attentif.ves. Le public, à l’image de celles qui organisent la projection (blanches et extérieures au quartier), est constitué d’ami.es – et néanmoins camarades –, majoritairement militant.es, du centre-ville et des classes moyennes. Beaucoup ici se bagarrent sur le terrain des « droits sociaux » : accéder à des logements, à des papiers, à des aides sociales, etc. Et toujours la même tension : trouver des solutions immédiates à des situations intenables, sans oublier la lutte contre le système entier. On parle de l’épuisement qui vient avec la succession des détresses, le sentiment de se faire aspirer en entier, parce qu’on rejette la distance gestionnaire avec laquelle les « profesionnel.les » se protègent. On répond par la rage de continuer, parce qu’on ne va pas se détourner des gens qui crèvent ici et maintenant. On évoque l’ornière de l’action humanitaire, les grosses associations adoubées par l’État et qui prolongent des politiques publiques lamentables par leurs dégueulasseries de terrain. On reconnaît que les situations concrètes justifient de nombreux compromis, mais on se rappelle la nécessité de garder des positions exigeantes.
Peur de se tromper, de ne pas se situer du bon côté. Peur de ne servir à rien, ou de servir le système. Peur de s’user pour rien et de s’en tirer à bon compte. Le mot-clé pour échapper à cette angoisse est la « solidarité collective » : vivre des moments intenses, fabriquer du lien, du sens, de la force. Remporter des petites victoires de terrain, avec la vague idée qu’on se retrouvera ensemble dans la rue pour leur arracher plus, et que nos expériences communes nous auront un peu aguerries.
Réunions du vendredi, actions dès que possible, matinées au jardin, après-midi en cuisine… nous passons des heures à débattre. Officiellement, on parle galères de logement. Mais il ne nous faut pas longtemps pour décréter le local « pour toutes les femmes et tous les sujets de la vie ». Et bien sûr, sur tous les sujets de la vie, nous sommes souvent en désaccord, nos préoccupations sont décalées. Prostitution, avortement et contraception, violences conjugales, lesbianisme et transgenres, prison, éducation, maladies, surendettement, souffrance au travail, élections, luttes paysannes, politique européenne, régime des frontières, harcèlement policier… nos morales et nos préjugés s’entrechoquent durement. Nos accrochages ont quelque chose de passionnant et d’épuisant à la fois. Hosnia détourne la conversation pour forcer Maïssa et Yasmina à cesser leurs cris. Carine lève le pied pour ne pas saturer de tout. Meïssoum verse quelques grosses larmes pour stopper les menaces de désespoir et d’épuisement de Marise. Et tout le monde calme le jeu à coup de pâtisseries et d’embrassades car « si on s’engueule, c’est juste parce qu’on n’est pas d’accord. C’est normal et c’est pas grave ». Je suis heureuse de lutter aux côtés de personnes différentes, de trouver des alliées hors de ma colocation. Mais, souvent, je ne suis pas sûre « de ne pas vouloir trouver ça grave ».
Les questions de racisme sont celles qui me démontent le plus. C’est la première fois que je me lie d’amitié et de lutte avec autant de personnes cibles du racisme au quotidien. Il y a les coups de gueule contre les élu.es et les patron.nes qui rivalisent de mépris. Il y a les rassemblements contre l’interdiction faite aux mères de porter le voile si elles veulent accompagner les sorties scolaires. Il y a le tract pour demander des menus végétariens à la cantine. Et puis il y a les tensions entre nous. On n’est pas forcément analphabète parce qu’on porte le voile, menteuse parce qu’on est Rrom, anti-Arabe parce que d’origine italienne ou portugaise. On n’est pas forcément française parce qu’on est blanche, catho parce qu’on est française. Ce n’est pas parce qu’on se proclame « anti-raciste » qu’on perd tous ses réflexes racistes d’un coup.
Je mets souvent mes mots sur ce qui se passe – plus que d’autres. Et j’écris souvent ce que nous sommes – encore en ce moment même. Dans le Collectif Femmes, quelques autres font cela avec moi – plus que d’autres. Nous partageons nos compétences, nos visions des choses et cela contribue à nous donner de la force à toutes. Mais c’est aussi une histoire de classes sociales, une histoire de colonisation de leur langage, l’orientation de leur réalité par nos mots. Et je veux pourtant l’assumer mais je veux aussi le questionner et pourtant l’assumer et surtout le questionner et et et… ça suffit : Dounia a fait beaucoup de théâtre dans sa jeunesse, elle est une comédienne hors pair, capable de balancer avec un aplomb formidable son « cool Raoul ! » à l’employé de la préfecture qui lui parlait comme à une demeurée, sous prétexte qu’elle porte le voile. Meïssoum sait tout comprendre et tout exprimer avec force et images et souvent plus vite que beaucoup. Florence, qui ne parvenait plus à faire face aux services sociaux six mois plus tôt, propose à une femme, rencontrée dans la queue du supermarché, de l’accompagner chez sa propre assistante sociale. Hosnia écrit des lettres qui vont droit au but et trouve, comme chacune dans ce groupe, les bonnes réparties au bon moment, pour tenir tête à tous ceux qui veulent les rabaisser.
« Je n’ai rien contre les lesbiennes, je suis heureuse d’en avoir rencontré : elles sont très sympas – même si je n’aimerais pas que mes enfants soient homosexuel.les. » ; « Les Rroms volent les enfants, je te jure : ma belle-sœur l’a vu de ses propres yeux, la semaine dernière, à Auchan. » ; « Nous les Marocains, on se bagarre avec les Algériens, parce qu’ils sont toujours là, à critiquer… et puis ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû en Algérie. Ils avaient pourtant tout pour eux… » ; « Chut ! Ne parle pas des Juifs, tu sais bien que ça l’énerve. » Marise panique de la fuite des vieilles Espagnoles et des Sénégalaises, face à la complicité que forgent entre elles les Maghrébines. Elle s’insurge contre une remarque anti-Rrom alors que nous sommes plusieurs à nous taire. Nous n’avions pas osé y redire en tant que blanches, par crainte de faire la morale. Mais ce silence est peut-être plus condescendant que respectueux : comme si elles n’étaient pas capables d’entendre notre point de vue ! Comme si elles ne méritaient pas que je partage avec elles ce qui est important pour moi ! Je veux battre en brèche cette passivité craintive. Le chemin m’apparaît serré : j’aurais envie de ne pas leur cacher mes interrogations mais je redoute qu’elles ne les intègrent comme les leurs et ne culpabilisent aussi. Aucune d’elles ne nous reproche nos places sociales dominantes, plutôt reconnaissantes que nous « restions à leurs côtés ». À quelques pas de là, des amies féministes lancent un groupe de travail entre « meufs trans’ pédés gouines blanc.he.s sur le racisme au sein de nos milieux militants » qui me renforce dans l’idée qu’il faut s’emparer de tout ça [3].
Un ami nous a envoyé un article relatant une lutte en Pologne qui fait écho à la nôtre. Nous parcourons le mail ensemble.
Walbrzych, sud-ouest de la Pologne, 122 000 habitant.es. La transformation capitaliste des années 90 et la fermeture des mines de houille se sont traduites par la montée rapide du chômage et une émigration massive. La ville offre ainsi une terre de prédilection aux nouvelles entreprises, dealeuses d’emplois précaires, sous-payés et hyper flexibles. Aujourd’hui, même avec un travail, on risque de se retrouver sans domicile.
Il y a quelques années, las d’attendre en vain l’attribution de logements sociaux, des sans-abris ont investi des centaines d’appartements abandonnés et en mauvais état. Cette pratique est devenue particulièrement populaire parmi les mères célibataires. […]
Au bout de quelques années, les autorités locales réagirent à cette forme d’auto-organisation par la coupure de l’eau, de l’électricité et du gaz dans les appartements squattés. Les femmes furent traitées de criminelles et traînées en procès. Ceci déclencha, en 2008, une grève de la faim de tout un groupe de femmes, pour exiger le retour des fluides. Elles réclamaient également des changements politiques à l’échelle locale, la construction de logements sociaux et la rénovation de vieux bâtiments abandonnés. […] Les autorités cessèrent les coupures, mais seulement temporairement, et tout en exigeant la fin de la grève de la faim ainsi que des rencontres individuelles avec chacune des femmes, au lieu d’une discussion ouverte avec l’ensemble d’entre elles. S’ensuivit l’imposition de loyers élevés, pour forcer l’évacuation des appartements. Les femmes décrivent dans le film les intrusions fréquentes de la police et des membres de l’administration, les fouilles au milieu de la nuit et les tentatives de privation des droits parentaux.
Elles se défendirent en refusant de payer quelque loyer que ce soit et restèrent dans leurs appartements.
Quand les ménages prolétaires souffrent des coupes dans les allocations sociales et que l’État ne prend plus en charge la santé publique, ce n’est pas un problème privé, c’est une question collective. Les mères de Walbrzych ne voulaient pas se soumettre à la société capitaliste organisée selon les principes du libre-marché et elles ont répondu au refus des autorités locales de prendre en compte leurs besoins par l’auto-organisation de l’espace dont elles avaient besoin. Elles cessent de dépendre de la bonne volonté de l’État-providence (à supposer que l’on puisse parler d’État-providence à propos de l’État polonais) et font baisser le coût de la vie en occupant des appartements vides. Cela leur permet de rejeter les pratiques disciplinaires des employeurs et les contrats pourris, de refuser leur rôle de travailleuses salariées exploitées par le capital.
Après la lecture collective, Élie raconte l’occupation de la fac à Tours, il y a trois ans, avec des familles en demande d’asile. Hélo évoque les copines de Paris et de Toulouse qui, elles aussi, se bagarrent pour des logements et contre les lois racistes. Sans parler de la grève des loyers dans une cité ouvrière, en ce moment même, juste de l’autre côté de l’agglo. L’enthousiasme grandit de toutes ces luttes qui nous font miroir. La tête nous tourne : il y aurait tellement de gens à rencontrer… « On pourrait faire un panneau dans le local pour afficher les informations sur les autres luttes. » Chouette idée !
Le film sur les femmes de Walbrzych me plaît et me déstabilise à la fois : nous utilisons rarement des mots comme « capital », « patriarcat » ou « prolétaires »… Ces femmes pensent-elles vraiment ainsi ? Où est-ce seulement la vision des militantes qui ont fait le film ? Où commence l’instrumentalisation ? C’est pourtant ce que chacune d’entre nous fait : politiser nos réalités en les collectivisant. Ricochet dans mon crâne : « Vous nous dites que vous êtes contre la charité, mais alors, pourquoi vous faites tout ça ? Vous n’habitez même pas ici, vous avez d’autres problèmes dont vous ne nous parlez même pas. Qu’est-ce que vous nous voulez ? ». Héloïse essaie d’expliquer la différence entre charité et solidarité. Avec Carine, nous martelons que nous sommes plus fortes à plusieurs, qu’on apprend les unes des autres, qu’on se tient ensemble.
J’essaie de clarifier les raisons pour lesquelles je suis là. Je veux que ça bouge. Mon désir de révolution appelle ces rencontres, parce que je ne veux pas penser un monde et lutter avec seulement quelques amies qui me ressemblent. Je désire vivre et faire avec celles que je ne choisis pas. Je veux me sentir reliée à des réalités que je ne vis pas. Je cherche des alliances avec celles qui galèrent et veulent bouger sans plaquer mes idées toutes faites. Il s’agit de porter attention aux personnes dans ce qu’elles vivent, là où elles sont, avec les besoins qu’elles définissent elles-mêmes. C’est la première exigence que je puise dans mon anarcha-féminisme. Bien sûr, avec l’idée de transformer ces besoins par la rencontre, par la proximité, par le mélange de nos imaginaires, avec le souci de porter mes propres besoins et aspirations. Je veux me positionner le plus « à égalité » avec elles, sans négliger nos différences et inégalités. Mais en les respectant réellement dans ce qu’elles portent, pas de manière hypocrite ou manipulatrice. Trouver comment assumer mes idées et les défendre, sans comploter un façonnage idéologique par étapes. Quand je fais alliance, en tant qu’anticapitaliste et féministe, avec des anticapitalistes antiféministes, je raisonne à plusieurs niveaux, je fais des compromis avec mes convictions et j’échafaude des stratégies cachées. De même, quand je me rapproche de citoyennistes ou de militant.es qui ne sont pas anti-autoritaires, je choisis mes moments, je ne m’oppose pas toujours frontalement, je dose l’intérêt stratégique à nourrir ces alliances dans des buts précis et délimités. Mais dans le Collectif Femmes, je ne veux pas développer de stratégies cachées, je veux établir un rapport « honnête » et plein.
Finalement, je veux plus qu’une alliance politique : je cherche à m’embarquer, à nourrir un lien plus organique, moins froid. Certaines diraient « plus sérieux » ou « plus familial ». Je n’aime pas ces mots, mais je me retrouve dans ce désir de faire corps ensemble, de ne pas se donner le choix de l’émotion ni de l’engagement. Petits pas pour devenir amies : partir en vacances à quelques-unes, embarquer les enfants à la montagne, faire la fête. Lier nos destins jusqu’à être malades et déprimées les unes avec les autres, jusqu’au moment où c’est trop et où celles qui le peuvent s’échappent, essaient de faire un break mais pensent encore à ce qui continue sans elles, les galères et la lutte.
C’est sûr, dans le Collectif Femmes, on ne réfléchit pas à tout. On ne soupèse pas tout. Parfois, on s’échauffe et les mots fusent et nous sommes téléportées plus vite que nos ombres, dans le bureau de Monsieur Untel, directeur de Trucmuche. Souvent, on écrit nos tracts en une réunion, on arrive à l’arrache, avec nos mômes, nos sacs à main qui pèsent une tonne, le « désolée, je vais pas pouvoir rester, j’ai rendez-vous chez le pédiatre »… avec nos histoires et nos dégaines qui ne sont jamais bien comme il faut.
Mais ce n’est pas un défaut, c’est même une belle qualité. Car c’est cette manière de se trimbaler avec tous nos paquets, d’être là entières et d’exiger qu’on nous prenne en compte avec toutes nos extensions. Et faut pas croire, sous nos dehors de colère, on n’a pas oublié de faire à manger tard dans la soirée pour assurer le lendemain, de se lever à cinq heures du matin pour aller bosser, avant de revenir ouvrir l’appartement pour les copines qui campent sur la pelouse de la mairie et ont besoin d’une douche. On n’a pas oublié de faire 1200 bornes en stop en deux jours pour être là aux rendez-vous. On n’a pas oublié de réfléchir à tout le reste, de porter ces familles, ces enfants, ces parents, ces ami.es à bout de bras et de sacs et d’allers-retours express à Carrefour et le linge à laver et la voiture qui tombe en panne et la caisse de retraite qui demande les mêmes papiers pour la dixième fois et la recherche en panique d’un hôpital pas trop craignos pour accueillir la copine et la sortie de l’école et « prend une galette ma chérie : j’en ai fait pour tout le monde, faut les prendre : je ne peux pas en manger moi de toute façon ». On n’a même pas oublié de sentir bon, de s’habiller proprement et même avec de la classe, du style, du chien. Parce qu’au fond, on assure, y’a pas le choix !
Il nous reste à apprendre à craquer plus tôt, à nous autoriser à lâcher plus souvent. C’est difficile parce que nos vies de « femmes » sont tout entières consacrées à tenir le coup, moins pour nous que pour les autres. Nous savons bien que ça nous pousse à bout, que nous jouons avec notre santé. Mais nous y tenons aussi : c’est là que nous puisons une grande part de notre force. Comment critiquer celle qui veut nourrir, soigner ? Comment bousculer celle qui veut être forte envers et contre tout, non pas par goût du pouvoir mais pour que la vie continue ? Alors oui, sûrement que ce n’est pas stratégique de toujours assurer, de toujours colmater… peut-être qu’il faudrait les laisser dans leur merde. Voir comment ils se débrouillent sans femme, sans copine, sans mère, sans aide à domicile, sans femme de ménage, sans cuisinière, sans secrétaire, sans comptable, sans confidente…
Nous, pas stratégiques ? C’est vrai qu’on oublie parfois d’allier nos révoltes parce qu’on voudrait sauver les apparences. Par peur du commérage dans le quartier, on cache, on rafistole. Dans le Collectif Femmes, on le sait bien : la honte d’être pauvres nous tient trop souvent. Une difficulté à prendre de la distance, à ne plus se laisser blesser en chaque occasion. Bureau de la CAF, un matin, le conseiller accuse la copine de fraude, en une petite phrase, suspicieuse à en crever : on regarde ses pieds, coups de coude complices pour ne pas aggraver la suspicion. Action au service Logement : le maire appelle les flics pour virer trois grands-mères des locaux, les types poussent et ça crie et les pieds se prennent dans les jupes, la pression et la honte montent aux yeux, l’une d’entre nous fait un malaise sur le trottoir. Convocation au poste, l’officier parle haut, interrogatoire mi-méprisant mi-menaçant, et la suspecte part d’un grand rire sonore pour retenir ses larmes de rage et d’humiliation. On se relève, on essaie de riposter, de reconstituer sa fierté. En réponse à chaque coup bas, un tract, une lettre ouverte, un nouveau coup de gueule. Mais pouvons-nous continuer longtemps comme ça ? Réagir collectivement est une première étape, il nous faudrait encore trouver comment nous immuniser… sûr qu’il n’est pas stratégique de se laisser maltraiter comme ça. Ces violences sont tellement quotidiennes qu’elles en deviennent banales. C’est peut-être justement ce qui nous tient révoltées : au fond, comment cesser de le prendre mal, quand c’est toujours aussi grave ?
Nous, pas stratégiques ? Les autorités ont de la merde dans les yeux et continuent à nous voir comme des femelles impulsives et imprévisibles… et ça leur fait peur ? Tant mieux !
Nous, pas stratégiques ? Ce que les puissants devraient réaliser (et espérons que cela les fasse paniquer encore un peu plus !), c’est que nous avons appris. La première année, notre tournée des organismes liés au logement social a été instructive. Nous avons saisi comment ça marchait et qui était qui. Nous avons identifié quelques rares soutiens et surtout éprouvé ensemble que nous n’avions pas grand-chose à attendre d’eux. Et au final, ce fut un moyen d’avoir tout tenté. Ils peuvent maintenant clamer haut et fort que « nous ne sommes pas prêtes à discuter, que nous sommes agressives et de mauvaise volonté » : nous connaissons la fourberie de ces « bons démocrates » et nous ne cillons plus devant de telles inepties. Quatre années de lutte ont été plus que suffisantes pour saisir que, sans mouvement social de grande ampleur, rien ne changerait vraiment. Et qu’en attendant, il s’agissait d’être stratégiques.
Cette semaine, Dounia aborde un nouveau sujet, les transports en commun. Elle fait le ménage matin et soir au Rectorat et elle galère pour rentrer chez elle : horaires inadaptés et prix trop élevés. Action ! Aucune d’entre nous ne croit aux pétitions, mais cette fois, nous y voyons du sens dans un plan plus élaboré : rencontrer des gens sur la ligne, parler et faire parler, préparer le terrain. Quinze jours, donc, pour faire signer le tract aux collègues, aux ami.es mais aussi dans le bus et sur les arrêts du tram qui mènent au quartier. Puis, deuxième étape, le blocage de la ligne en question. Nous expliquons aux voyageureuses : « D’habitude, les copines qui finissent leur taf à neuf heures du soir se tapent quarante minutes à pied (alors qu’elles payent 46 euros d’abonnement mensuel), simplement parce que le dernier tram part quinze minutes avant la correspondance ! Alors pas ce soir ! » Le chauffeur bougonne : « Ça ne sert à rien ce que vous faites ! – Vous n’avez qu’à faire remonter ça à vos patrons ! » L’étape suivante est encore à venir. Blocage du tram en centre-ville ou bien occupation du siège de la société de transport ? Quoi qu’il en soit, nous sommes rentrées dans le sujet, nous nous sommes fait connaître et nous avons rédigé nos revendications.
Mais, la semaine suivante, Marise arrive vraiment fâchée : « Dans le tract, vous avez zappé les réformes européennes. Si on perd de vue le global, on va se faire bouffer ! Le but, c’était de pousser la campagne au niveau national. On parle de Service Public, oui ou non ? ». Marise insiste souvent là-dessus et personne ne la contredit. Mais par une sorte d’accord tacite, nous avons cette fois-ci écarté le sujet, lors de la finalisation du tract, trop complexe, trop gros, trop politicien, trop syndical, trop je ne sais quoi.
Lutter sur le terrain des droits sociaux nous confronte forcément aux autorités, à l’État, à la loi, à la défense du Service Public. J’ai l’impression d’être une petite anarchiste de rien du tout. Contester la légitimité des instances du pouvoir n’est pas suffisant. Je n’ai pas assez d’outils pour penser une organisation à large échelle, autrement que dans le rejet ou par le compromis de circonstance, cynique et dégoûté. Et je ne sais pas quoi répondre à cette habitude, massive dans la gauche française, de défendre l’État social et de croire en lui. J’essaie d’expliquer à quel point je tiens à la liberté de choix : « J’ai peur que si nous définissons les « besoins fondamentaux » pour tout.es, ce soit forcément enfermant, aliénant. J’ai peur qu’on se foute nous-mêmes dans des cases, qu’on devienne des gestionnaires, des bureaucrates, des corrompu.es. J’ai peur que l’organisation en institutions, en grande dimension, produise forcément ça, que ça fasse partie du système.
Moi qui la voyais déjà invoquer un communisme d’État, bureaucratique et autoritaire… elle est féministe et attachée à l’émancipation individuelle, comme nous toutes. Elle lutte à la fois contre l’individualisme, l’exploitation et l’assignation à des rôles prédéfinis. Mais j’ai quand même une dent de plus contre l’État-Nation. Peut-on imaginer un service public hors de ce cadre ? Et où ? Marise se méfie des « communautés » égoïstes, fermées, propriétaires, corporatistes, en un mot, communautaristes. Je situe d’abord l’individualisme dans la logique de la machine-État-Marché qui nous sépare, nous oppose et nous asservit. Elle me répond qu’au fond, les État-Nations, elle s’en fout aussi : « Si jamais tu voyages à l’autre bout de la planète et que tu te casses une jambe, je me bats pour que tu aies aussi accès à des soins. Pour l’instant, ils n’ont rien inventé de plus large que l’État, pour organiser ce qu’ils appellent la « solidarité nationale », mais moi, mon Service Public, je le veux à l’échelle de la galaxie ! ». Il me pousse alors une deuxième dent, contre « l’universalisme » : je suis trop empreinte de la critique anticoloniale pour imaginer penser pour tout le monde, pour décréter ce qui serait mondialement bon. Mais se coordonner, mutualiser les ressources, se soutenir pour assurer nos besoins matériels, bien sûr que ça me paraît sensé. Sauf que pour finir, j’ai encore et toujours cette troisième dent contre l’organisation à large échelle : quand on ne comprend plus rien, qu’on ne peut plus rencontrer les personnes qui ont une influence directe sur nos vies. Alors quoi ? Fonctionner à petite échelle, s’organiser localement et réfléchir les choses en termes de réseaux. Au boulot !
Découverte palpitante : des anarchistes essayaient déjà d’imaginer un service public sans l’État il y a plus d’un siècle [5] ! Je tente la lecture et suis vite dégrisée par des pensées laborieuses, prétentieuses, techniciennes… pas l’habitude d’aborder les choses en termes économiques, en termes de production et d’argent. Mais penser la « solidarité collective » dans ce monde, c’est penser la répartition des richesses. Alors tout s’enchaîne : d’où vient le fric, comment est-il collecté ? Que veut-on collectiviser ? Je reste confuse devant cette manière de parler du capitalisme, des classes sociales et du travail. Une approche marxiste que j’entrevois sans la maîtriser, qui m’attire et me crispe à la fois.
Ce matin, Aylin me téléphone en panique : elle cherche 1500 euros à emprunter d’urgence, afin d’éviter l’assignation en justice pour impayé de loyer. D’habitude, Aylin est au taquet dans la lutte. Je l’ai toujours vue collectiviser et politiser les problèmes personnels. Si elle m’appelle, c’est en dernier recours : « Le collectif est trop pris par tous les autres problèmes. Je suis fatiguée, mon fils est malade, je suis crevée aussi. J’ai déjà fait le tour des proches, tout le monde est ric-rac. – Je vais en parler aux ami.e.s, c’est sûrement possible . » Au fond de moi, je sais que ce n’est pas une solution. Ces 1500 euros, à quelques-unes, on les a et on s’en fout. Mais les mettre dans la poche d’un bailleur social alors qu’on a économisé sur des demi-RSA… ça fait mal au cœur. « Il faudrait vraiment qu’on monte cette caisse de solidarité. – Oui je sais. » Oui, mais pas cette fois : l’urgence est là. En plus, les copines repérées comme « agitatrices » sont dans le collimateur de la Justice en ce moment. C’est juste trop de se dire qu’on va s’exposer, une fois de plus, par une action publique. On ne peut pas lutter toujours… Je laisse flotter ma pensée vers cette bande de montreuilloises dont les actions et les textes d’incitation à la fraude me redonnent toujours la niaque [6]. Il n’y a pas de bonnes solutions. Il faut commencer par survivre.
Et puis Marise ramène la question de la santé sur la table : « si on poussait le raisonnement, on ne défendrait pas uniquement l’hôpital public, on imposerait la nationalisation des labos pharmaceutiques et de toute la conception et la fabrication du matériel médical ! » Aller au bout de la logique… je rêve d’une sortie du travail salarié, d’une sortie du marché. D’une sortie de l’argent. Je rêve d’une solidarité collective qui ne serait plus basée sur la répartition du fric. Mais qu’est-ce que le travail pénible ? Tout travail est-il pénible ? Comment réfléchir le partout pour tou.tes, sans système coercitif ? Est-ce qu’on peut faire des choses réellement gratuites ?
« C’est chouette, vos petites tentatives alternatives et votre « système D », ça donne des idées, mais ce n’est pas réellement en dehors du capitalisme, tu sais. » Ce type m’horripile, je n’ai jamais parlé « d’alternative ». Il me fait hurler : c’est par la pratique qu’on dépasse ce qui existe, non parce que c’est une alternative mais parce que c’est une réalité, une réalité de survie et de lutte imbriquées.
Je poursuis le Service Public de mes rêves, remplie de doutes et de distance. Dans le Collectif Femmes, je me pose des milliards de questions sur les formes d’organisation interne, l’autogestion, l’horizontalité de nos rapports. Dans le Collectif Femmes, nous travaillons le sentiment de notre propre légitimité, nous naviguons avec la loi et l’illégalité. Nous essayons de nous sentir fortes ensemble et fortes seules, quand nous rentrons chez nous.
Et quand je rentre chez moi je me sens toujours féministe, toujours anarchiste, toujours autonome. Tellement chamboulée de ce que nous vivons, que je mesure l’importance de cultiver aussi mes convictions.
Et je m’enivre d’un sentiment de subversion soudain, là où je ne l’attendais pas, quand les femmes balancent qu’elles n’ont plus besoin de leur mec, quand on décide qu’il faut occuper, quand on reparle de grève des loyers, quand on revient, semaine après semaine, pour lutter pour toutes et pour changer le système entier. [7]
[1] « Aide à la pierre », aide financière publique à la construction ou à la réhabilitation de logements destinés à la location ou à l’accession à la propriété. Cette aide est versée par l’état aux promoteurs qui se donnent comme objectif de réduire le niveau du loyer ou du remboursement, pour les personnes à faibles revenus.
[2] Université, Terre d’Asile, un film documentaire de Franck Wolff et Brice Kartmann, 2007, 94 minutes, VO française et VOST anglais et espagnol, http://www.lafamilledigitale.org
[3] Pour alimenter les discussions, je conseille vivement ces deux superbes films : La Langue de Zahra, documentaire de Fatima Sissani réalisé en 2011, 93 minutes, VO français et Le bateau en carton, documentaire de José Vieira réalisé en 2010, 90 min, VO roumain, VOST français, portugais et anglais.
[4] Texte adapté d’un article écrit à l’été 2011 et publié sur squat.net, par des réalisatrices du film-documentaire La Grève des mères, 22 minutes, réalisé en 2010 par SzumTV & Feminist Think Tank, disponible en Polonais et sous-titré en Anglais, contact : em chez studiom2.pl
[5] « Privés, publics, communs, quels services ? », revue Réfractions n°15, hiver 2005.
[7] La version intégrale de ce texte a été publiée dans le numéro 6 de la revue Timult, parue en septembre 2013.
Qu’on se réunisse pour obtenir des papiers, frauder le métro, trouver une baraque ou faire rétablir ses droits CAF, quelques-unes des expériences les plus remuantes de la décennie sont parties très concrètement du quotidien et des besoins, quitte à se (...)