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Au début, il y a un constat : on boit, on aime plutôt ça et dans la région, qu’est-ce qu’on fait ? Du cidre. Deuxième constat, les uns après les autres les vieux arrêtent d’en faire sans que personne ne reprenne, donc il y a des pommes à récupérer. Il y a sept ou huit ans, on est une petite dizaine à récupérer des pommes à droite à gauche, à faire notre cidre et bien évidemment à le boire. Au départ, Jackie, un paysan cidrier, nous conseille. Première année, chance du débutant oblige, je crois me souvenir que c’était pas mal. Après, ça s’est compliqué : cidre explosif, cidre qui bulle pas, goût de fût moisi, acidité que tu sens passer, etc. On se renseigne, on réfléchit, on fait plus gaffe, on en cause avec d’autres, et peu à peu, ça devient pas mal.
Chaque automne, les pressages sont des moments joyeux où, à l’équipe de base, se joignent toujours quelques copains/copines. C’est aussi un accélérateur à rencontre quand tu arrives dans le coin. C’est plus facile de débarquer dans un lieu quand tu as un coup de main à donner. Comme une porte qui s’ouvre. Les pressées, c’est aussi souvent des bons repas, une maison où se mettre au chaud après la froidure de l’extérieur, quelques bonnes bouteilles à déguster, des parties de carte qui prolongent la journée tard dans la nuit.
Au fil des ans, on s’est équipé pour pouvoir augmenter les quantités, pour moins se casser le dos aussi, même si on n’est pas au bout de nos peines… C’est marrant, on refait un peu le chemin de la mécanisation et d’une certaine organisation du travail. Depuis le début, il y a le cidre qu’on se partage, puis celui qui va pour le soutien à des luttes. On peut maintenant se permettre d’envoyer 200-300 bouteilles pour une occasion sans risquer d’en manquer plus tard.
On doit aussi parler du goût ; pas du goût du cidre, mais du goût pour le cidre. Déjà, il faut prendre le temps de regarder un verger en fleur, c’est la première chose qui te met en appétit. Après, ce sont les rencontres avec les propriétaires des vergers, les pénibles et les touchants. Tu vas dans des endroits où tu ne serais jamais allé, tu vois des choses « cachées ». Les vergers vont avec la ferme et chacune a son histoire. Chez nous, il reste encore des pommiers un peu partout. Beaucoup de propriétaires sont très contents qu’on utilise les pommes et aussi qu’on s’intéresse à ces arbres. On leur propose du cidre en échange et aussi d’entretenir le verger : venir tailler au printemps, enlever le gui, nettoyer sous les arbres. Le mieux, c’est quand ça dure plusieurs années pour mieux comprendre, connaître, voir l’évolution… Chaque arrangement est toujours particulier, mais ce que l’on sait, c’est que les histoires où les choses se comptabilisent trop ne sont jamais de belles histoires !
Vient le temps des pressées, on réfléchit au mélange, on goûte les pommes, on se fait des blagues en se refilant les amères. Chaque variété a eu son petit nom, mais nous, on n’en connaît qu’un quart et quelques histoires qui vont avec. Celle-là, elle amène de la couleur, celle-là, elle est bonne pour tout ou encore, tu fais un bon cidre rien qu’avec elle.
L’automne est ponctué par plusieurs pressages. Tout le monde s’active : lavage, tri, broyage, pressage, avant de pomper vers la cuve. Le jus coule, on le goûte, on fait des commentaires : il est bien sucré, il y a une petite pointe d’amertume, il a un goût de bonbon… Le jus qui coule, ça marque une étape, pourtant rien n’est acquis. À ce moment-là, on est incapable de dire si ce sera bon ou imbuvable.
Sans rentrer dans les détails, à partir de cet instant, on va jouer avec le vivant. On devrait même dire avec le micro-vivant, avec, dans le rôle principal, les levures. Elles, elles veulent manger du sucre et le transformer en alcool. Toi, tu veux qu’elles n’aillent pas trop vite, qu’elles ne cassent pas trop les arômes de fruits, qu’au moment de la mise en bouteilles, elles bossent, mais « tranquilles ». La fermentation, c’est une partie d’échec, un jeu avec les levures, mais aussi avec la météo qui les influence énormément. Alors, tu observes, tu sens, tu goûtes, tu élabores des stratégies. Ce petit jeu-là dure plusieurs mois, avec des cuvées qui roulent toutes seules et d’autres qui te causent bien du souci. Et tant que c’est pas prêt à boire, il y a toujours quelque chose qui peut dérailler.
Régulièrement, il y a une cuvée que tu n’oseras jamais sortir, ou que tu sortiras sans rien dire parce que tu sais qu’il y aurait beaucoup à en dire… et puis il y a toutes celles qui font plaisir…
On a beau faire du cidre en collectif, on ne s’y investit pas tous de la même façon : il y a ceux qui suivent au jour le jour, saison après saison, qui préparent, anticipent, il y a ceux qui sont là au moment où on en a besoin, qui rendent tout ça possible, qui amènent l’énergie, et il y en a qui viennent ponctuellement. Le mélange n’est pas toujours, voire jamais, simple : comment tu restes juste, qui peut donner les orientations ? comment ça se partage ? à quel rythme on avance ? Ça discute, souvent ; des choses se clarifient, parfois. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde assume ces places différentes, la recherche de l’égalité ici n’aurait pas de sens, comme n’aurait pas de sens une lutte contre la spécialisation, parce que c’est ça aussi qui fait vivre le truc et le rend intéressant.
La question du politique a depuis des années une place importante dans nos vies, on pourrait même dire : centrale. Puis à un moment, tu ressens le besoin d’alimenter ta réflexion politique par quelque chose d’autre que le milieu militant, même si tu n’es jamais alimenté que par ça. À un moment, tu as envie de partir de quelque part, de regarder les choses depuis un certain angle, d’alimenter ta réflexion, ton action, ta rage, en partant de quelque chose qui n’est pas directement politique. Enfin nous, on a eu besoin de ça et ça a été le cidre.
Avec les deux pieds dans les pommes, tu aimes les saisons, le temps qui change. Tu digères de moins en moins bien l’industrie du fruit et du légume, son exploitation des ouvriers, son massacre des terres cultivables. Et puis, il y a aussi l’industrie du loisir et du « chacun pour soi ». Tu ne supportes plus les chevaux qui sont montés deux fois par an et qui, dans notre coin, grignotent des hectares et des hectares et même parfois suppriment de vieux vergers. Bourgeois ou prolos, ils font grimper le prix des terres et des maisons.
Avec les vergers, tu croises des vieux, des jeunes, avec qui tu n’aurais jamais causé, qui rendent tes réflexions toujours un peu plus complexes. Et puis, tu vas voir ailleurs, des cidriers, des vignerons, qui te racontent leurs histoires, leurs choix, leurs soucis…
Il y a aussi la vente ; d’autres rencontres, d’autres questions. Mettre un prix sur tout ça… Pas facile d’endosser l’habit du vendeur, de choisir un prix, que ce soit le même pour ceux avec et sans le sou, de rendre les choses présentables, mais que ça continue à te ressembler, de ne pas se fâcher avec tous les autres vendeurs sur le marché. Au fil du temps, on trouve des trucs, on rajoute des bouteilles aux moins riches, on assume plus ce qu’on fait, comment et pourquoi. Vendre, c’est aussi parler du cidre, du jus de pomme, des arbres, de ce que tu trouves beau, de ce qui te fait enrager.
D’autres questions surgissent : comment on s’organise, comment être juste avec les copains, avec les coups de main, comment on fait circuler l’argent, comment construire un outil qui aide les autres ?
Cette orientation autour d’une production marchande, même si elle n’est pas centrale, ne concerne pas que le cidre. Depuis quelque temps, avec les copains, nous avons réuni plusieurs activités dans un même lieu, avec l’idée que ça s’accompagne toujours de réflexions collectives, pour ne pas s’enfermer dans une rationalité purement économique.
Tout ça alimente ce que tu penses. Tu as l’impression de savoir encore plus pourquoi tu es là, pourquoi tu luttes. Voir un verger coupé, c’est un coup de sang pour lutter.
Chaque année ça recommence, et contrairement à la visite annuelle chez le dentiste, il y a certaines répétitions qui égaient. De la cueillette aux dernières capsules qui sautent, c’est tous les sens qui se mettent en éveil. Le cidre qui se donne à boire (...)