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Désertion Trajectoires I - 1999-2003 – Savoir-faire Fêtes sauvages Trajectoire II - 2003-2007 – La folle du logis Habiter Trajectoires III - 2007-2010 Hackers vaillants Intervenir Trajectoires IV - 2010-2013 S’organiser sans organisations
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Hôtel-refuge

Récit de rencontres avec des migrants

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Le Chœur ion du texte
présentation du texte  

En 1996, l’expulsion médiatisée de 300 migrants des églises Saint-Ambroise puis Saint-Bernard à Paris (1) avait marqué l’apparition sur la scène politique d’une masse de « clandestins » devenus « sans-papiers », et donné naissance à un ensemble de collectifs auto-organisés et de groupes solidaires revendiquant des « papiers pour tous » et parfois « plus de papiers du tout ». À l’époque, des regroupements comme le Collectif Anti-Expulsions (CAE) prônaient l’abandon du terme de « soutien », rejetaient tant le paternalisme que la sacralisation du sujet « sans-papiers ». Ils déployaient des analyses, des enjeux communs aux personnes avec ou sans papiers à partir de la question du contrôle et de l’exploitation. Beaucoup d’entre nous ont accompagné leurs initiatives et campagnes contre Air France, Ibis, Bouygues et autres rouages de la machine à expulser. Face au durcissement des lois et de la forteresse européenne, la décennie a été marquée par la persistance d’initiatives autonomes de migrants ou de gestes de révolte éclatants, à l’instar de l’incendie du centre de rétention de Vincennes (2). Elle a aussi été traversée par l’émergence de plates-formes « citoyennes » comme le Réseau Éducation Sans Frontières, de manifestations devant les Centres de Rétention Administrative ou de chaînes téléphoniques pour réagir aux rafles. La question des formes et du sens à donner à la solidarité avec les migrants n’a cessé de se renouveler. Voici le récit, du point de vue d’une personne ancrée dans un collectif de quartier, des bouleversements occasionnés par l’arrivée subite en 2011 dans une ville de province de quelques centaines de demandeurs d’asile. On y explore aussi bien ce qui est bouleversé dans la rencontre avec les migrants que dans la composition en tension avec ceux, individus ou groupes militants, qui se sont engagés auprès d’eux.


(1)En mars 1996, 300 sans-papiers (dont une centaine d’enfants) occupent l’église Saint-Ambroise dans le 11ème arrondissement de Paris. Ils sont évacués quelques jours plus tard. Après avoir reçu, pour la plupart, une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), ils occupent l’église Saint-Bernard-de-la-Chapelle.
(2)Le 22 juin 2008, en réponse au décès d’un Tunisien quelques jours plus tôt dans l’enceinte du centre de rétention administrative de Vincennes, les détenus mettent le feu à leurs matelas. Les deux bâtiments du centre partent en fumée. 50 détenus en profitent pour se faire la belle. Dix autres, véritables boucs émissaires, écoperont de peines de prison ferme.

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Désertion

  • Incipit vita nova
  • Odyssée post-CPE
  • Y connaissait degun, le Parisien
  • Fugues mineures en ZAD majeure
  • Mots d’absence
  • Tant qu’il y aura de l’argent

Trajectoires I - 1999-2003 – L’antimondialisation

  • Millau-Larzac : les coulisses de l’altermondialisme
  • Genova 2001 - prises de vues
  • Les points sur la police I
  • Les pieds dans la Moqata
  • OGM et société industrielle

Savoir-faire

  • Mano Verda - Les mains dans la terre
    • Les pieds dans les pommes
    • Agrisquats – ZAD et Dijon
    • Cueillettes, avec ou sans philtres
      • Récoltes sauvages
      • Correspondance autour des plantes et du soin
      • Des âmes damnées
  • Interlude
  • Devenirs constructeurs
    • Construction-barricades-occupation
      • 15 ans de barricadage de portes de squats
      • Hôtel de 4 étages VS électricien sans diplôme d’État
      • Réoccupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes
    • Constructions pérennes–installations agricoles
    • Maîtrise technique
      • Chantiers collectifs
      • Apprentissage et transmission du savoir
      • Outils et fabrique
    • Gestes et imaginaire

Fêtes sauvages

  • Prélude
  • Faire la fête
    • Entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
    • Communautés des fêtes
      • Suite de l’entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
      • Carte postale : Italie – La scherma
  • Éruption des fêtes sauvages
    • La fête prend le terrain : un jeu avec les autorités
      • Carnaval de quartier
      • Une Boum de gangsters
      • Compétition d’apéros géants 2009-2011
    • La fête garde la main : s’affirmer, revendiquer, s’imposer
      • Free Parties : génération 2000
      • Les karnavals des sons
      • Carnaval de la Plaine
    • La finalité des fêtes
      • Street parties : Making party a threat again…
      • Carte postale : La Guelaguetza d’Oaxaca
  • Le sens de la fête
    • Fêtes et créations d’imaginaires
      • L’imaginaire des nuits du 4 août 2011
      • Vive les sauvages !
    • Quand l’imaginaire devient tradition, coutume, culture
    • Jusqu’au bout de la fête
      • Le Banquet des nuits du 4 août
      • Ivresse, transe et Petassou

Trajectoire II - 2003-2007 – Emportés par la fougue

  • Trouver une occupation
  • Un Centre Social Ouvert et Autogéré
  • CPE, le temps des bandes
  • Les points sur la police II

La folle du logis

  • Prélude
  • Retour vers le futur
  • Mythes de luttes
    • Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2
    • Intervento
  • Figures, héros et traditions
    • Lettre à V pour Vendetta
    • Survivance
    • Entretien avec La Talvera
  • Fictions politiques

Habiter

  • Les 400 couverts à Grenoble
    • La traverse squattée des 400 couverts
    • Le parc Paul Mistral
  • Vivre en collectif sur le plateau de Millevaches
  • Nouvelles frontières
  • Matériaux pour habiter

Trajectoires III - 2007-2010 – C’est la guerre

  • la France d’après… on la brûle
  • Serial sabotages
  • Fatal bouzouki
  • La caisse qu’on attend…
  • Les points sur la police III

Hackers vaillants

  • Lost in ze web
  • Ordre de numérisation générale
  • pRiNT : des ateliers d’informatique squattés
  • Et avec ça, qu’est-ce qu’on vous sert ?
    • imc-tech
    • Serveurs autonomes
  • Logiciels libres
    • Nocturnes des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre
    • Logiciels : de l’adaptation à la production
    • Et si le monde du logiciel libre prenait parti ?
  • Hackers et offensive
    • Entretien avec sub
    • Pratiques informatiques « offensives »
  • Post scriptum
  • Chronologie

Intervenir

  • Prélude
  • Le marteau sans maître
  • Énonciation et diffusion
  • Féminismes, autonomies, intersections
  • Ancrages - Les Tanneries, 1997 - 20..
  • Rencontres avec le monde ouvrier
    • Une hypothèse
    • Aux portes de l’usine
  • Mouvements sociaux
  • Composition - indignados et mouvement du 15M

Trajectoires IV - 2010-2013

  • Charivaris contre la vidéosurveillance
  • Hôtel-refuge
  • A sarà düra Voyage en Val Susa
    • Récit de voyageurs lost in translation…
    • La vallée qui résiste
  • Les points sur la police IV
  • Une brèche ouverte à Notre-Dame-des-Landes

S’organiser sans organisations

  • Extrait d’une lettre de G., ex-syndicaliste
  • Solidarités radicales en galère de logement
  • Une histoire du réseau Sans-Titre
  • Un coup à plusieurs bandes
  • Les assemblées du plateau de Millevaches
  • S’organiser dans les mouvements barcelonais

En septembre 2011, le journal local titre sur les « 500 migrants inscrits en Préfecture » pour demander l’asile et laissés à la rue. Le réseau associatif s’affole. Notre ville était largement passée à côté des mouvements de sans-papiers. Elle avait ses associations formatées dans le cas par cas et l’accompagnement humanitaire, avec des rendez-vous réguliers à la préfecture, des rassemblements et actions ponctuelles contre des reconduites à la frontière. Mais cette fois, il ne s’agit plus, de fait, de « cas isolés », mais d’un groupe, ou en tout cas de groupes encore éparpillés, et venus de plusieurs pays africains, notamment de la corne de l’Afrique.

Dans les jours qui suivent, une trentaine de Somaliens qui dorment depuis quelques semaines sous le kiosque d’une place, viennent frapper à la porte du squat où l’on est un certain nombre à vivre ou à s’organiser. La petite bande se retrouve sur notre perron parce qu’un vieil immigré tunisien a décidé de but en blanc qu’il ne pouvait pas juste passer devant eux et tracer sa route. Il les a amenés là : on a la réputation de pouvoir aider à trouver des logements. On n’est pas très sûr de ce qu’on peut faire ensemble, mais il y a d’abord ces réflexes de solidarité pratique doublés d’une curiosité pour ceux que l’on a en face de nous. Dans l’urgence, on fait avec ce que l’on a sous la main et on aménage vite fait avec eux une grange en ruine dans le quartier.

Nous retournons régulièrement voir les nouveaux « voisins » dans leur abri. L’automne est assez doux et une trentaine de personnes vivent dans une grande pièce. À la lueur d’une bougie, les occupants se reposent entre deux sorties en ville, pour les papiers ou pour aller profiter des repas offerts par la mosquée. On improvise avec eux quelques premiers conciliabules bredouillants dans l’obscurité. L’hiver s’installe et ils aimeraient trouver un lieu assez grand, à l’abri du froid. On sait bien qu’il y a un bâtiment vide à fracturer à deux rues de là, mais il est délicat de parler de stratégie d’occupation et d’imaginer qu’ils puissent en peser précisément les conséquences quand on se connaît à peine et avec la barrière de la langue. Quels sont les risques pour eux ? Qu’est-ce qu’on fait quand la police arrive ? Est-ce que l’on donne des noms à l’huissier ? On explique que l’on ne sait jamais à l’avance comment réagiront les autorités, mais qu’on a un peu l’habitude et qu’il n’y a pas grand-chose à perdre… Les échanges sont vifs et déterminés. La nécessité rend la prise de décision rapide de leur côté. Inch’allah ! Le dimanche suivant, il fait un brouillard dense, les portes d’une grande boucherie industrielle s’ouvrent. Il ne reste qu’à barricader la porte. Le déménagement des migrants se fait à pied, en caddie, à vélo, matelas sur la tête, sac de fringues sous le bras, pendant qu’une partie d’entre nous reste sur le trottoir afin de parer à une éventuelle tentative d’intervention policière.

À partir de là tout s’enchaîne. En deux ans, parfois à plusieurs centaines, de grands lieux sont occupés successivement pendant des mois : un internat, un ensemble bourgeois et son parc ou un pôle emploi. Nous allons multiplier les manifestations et tentatives d’organisation, changer un peu l’ambiance des quartiers environnants, apprendre beaucoup de ces autres mondes et en rester bouleversés dans nos repères et notre quotidien…

Rencontres avec les migrants

À la boucherie

À la boucherie, on passe régulièrement. Les différentes pièces, jusqu’aux plus improbables, sont occupées au fur et à mesure des arrivées de nouveaux habitants. Malgré les rats qui courent en meute dans les couloirs, on hallucine sur la façon dont des chambres froides bien glauques finissent par se transformer en dortoirs-salons accueillants et propres une fois recouvertes de tapis, d’affiches et chauffées. Même les crochets de bouchers sont recyclés en porte-manteaux.

On passe régulièrement, dans un premier temps pour reconnecter l’eau et l’électricité. On leur demande des coups de main, on patauge et on soude. Et puis pas mal d’entre eux passent chez nous pour utiliser les ordinateurs. Petit à petit on apprend à se connaître. Les premiers échanges se cantonnent à des considérations assez pratiques. On est aidé par Hassan, qui un jour, en plein centre-ville, a entendu parler Somali dans la rue. Hassan est Djiboutien et sa langue maternelle est très proche de celle parlée en Somalie (les deux contrées n’étaient pas divisées avant la colonisation). Il s’est arrêté et a entamé la discussion avec des gens du squat. Lui vit depuis plus de dix ans en France et s’organise pour que les habitants de son quartier ne soient pas virés par les rénovations. Il passe de temps en temps à la boucherie et nous aide à ce qu’un dialogue plus dense s’amorce : « Se réunir, ça fait partie de la culture somalienne. On écoute tout le monde, chacun donne son avis, qu’il soit jeune ou vieux. C’est l’idée qui tient la route qui prime plus qu’une hiérarchie fixe, même s’il y a des personnes que l’on respecte particulièrement. On rediscute des deux idées qui restent les plus fortes et ainsi de suite, en prenant le temps nécessaire. » En théorie et entre gens qui partagent une même culture et une même langue, c’est parfait. Dans la réalité, les premières assemblées communes avec nous et les autres communautés sont plus compliquées : traductions multiples, quiproquos, prises de parole fleuves, arrivées en cours de route, moment où ça part dans tous les sens avec le vieux Tchadien qui fait rire tout le monde parce qu’il ne fait que se plaindre. Assez rapidement, tout le monde préfère deviser avec son voisin.

On renouvelle l’expérience. On essaie de parler de notre démarche et des raisons de notre solidarité. On affirme qu’on croit dans la liberté de circulation et que l’on aimerait bien faire exploser ce qui la restreint parce que ça nous concerne aussi. On recherche quelques mots justes qui aident à situer la manière dont on vit et s’organise, qui expriment notre envie de trouver des formes de résistance partagées et ne pas se substituer à eux, même s’il est plus facile pour nous d’actionner certains leviers politiques et juridiques. On explique qu’on vient d’un lieu squatté lui aussi et qu’on n’a pas vraiment l’amour de la légalité, qu’on n’est pas un parti politique ni une organisation institutionnelle. On avance qu’il n’est pas nécessaire de nous raconter des craques et comment ce n’est pas un problème pour nous qu’ils trichent, se brûlent ou s’encollent les doigts si cela s’avère être un moyen efficace pour passer entre les mailles des machines à empreintes de la préfecture et du flicage biométrique européen  [1].

Eux nous décrivent comment ils vivent ici ensemble. Malgré les guerres à vif entre certains de leurs pays respectifs, le mot d’ordre revient sans cesse et s’impose dans toutes les bouches : « Nous sommes tous d’Afrique, nous sommes dans la même galère, ici nous sommes frères. » Ce qui n’empêche pas toujours les considérations générales désobligeantes à propos des origines des uns et des autres. « Certains du squat reçoivent un peu d’argent de leurs familles exilées en Europe ou l’ATA  [2], d’autres pas. Alors on partage l’argent que l’on a. Les gens s’organisent par chambres et partagent, pour les besoins quotidiens, l’usage des téléphones portables. Si quelqu’un veut faire un repas, il fait une collecte et tout le monde mange ensuite. Je ne connaissais aucun des Somaliens qui étaient là avant de venir, mais on ne se lâchera pas.  » Les partages s’avèrent de plus en plus spartiates au fur et à mesure que les refus de l’OFPRA [3] et les procédures prioritaires pour « défaut d’identification » tombent et que de plus en plus d’entre eux se retrouvent sans ressources. Le regroupement par pays d’origine n’est pas toujours la règle : «  Nous, on est dix dans la chambre, ça va, ça vient. Il y a des Érythréens, des Libyens, des Soudanais, des Tchadiens, on communique tous en Arabe. C’est la pièce internationale, la meilleure !  » Abdi insiste : « On a grandi dans des traditions d’entr’aide. N’importe qui peut débarquer ici et il aura sa place.  » Hassan relativise, en pointant la dégradation rapide des solidarités dans son pays d’origine, il dénonce « la force d’attraction du libéralisme qui, là-bas comme ici, peut très vite transformer tout le monde en rapaces. » Il se moque des perceptions exotiques grossières sur les Africains et des mythes en miroir sur le « pays des droits de l’homme » ou sur l’égalité supposée entre hommes et femmes en France.

Il y a les inévitables embrouilles d’organisation et de chambres dans des lieux où vivent jusqu’à plusieurs centaines de personnes, toutes dans des situations précaires et instables. Les hiérarchisations entre migrants ressortent parfois crûment comme lors de ce grand ménage collectif où les Albanais habitant aussi le squat se contentent de regarder tranquillement les « noirs » récurer et sortir des monceaux de poubelles en se disant qu’eux ne vont pas s’abaisser à ça. Des embrouilles et bastons éclatent sporadiquement mais sont vite contenues. Il s’agit aussi d’un groupe quasi uniquement composé d’hommes qui vivent dans une promiscuité constante parfois à dix par pièces. Dans les différents squats, la cohabitation demeure quand même assez invraisemblablement fluide entre toutes ces personnes qui n’ont pas a priori choisi de vivre ensemble. Eux-mêmes le disent, ils sont mieux ici que dans les foyers d’accueil d’urgence et même ceux qui sont envoyés dans des CADA [4] à l’autre bout de la France reviennent chaque semaine voir leurs potes au squat, « parce qu’on y est plus libre et qu’il n’y a rien de pire que d’attendre seul. »

Aux Greffes

Au bout de quelques mois, pour répondre à l’afflux, un internat est occupé par surprise au sein de l’École des Greffes au cours d’une manifestation. Nos visites là-bas commencent toujours par la première chambre à gauche avant l’escalier. Elle constitue les quartiers d’Oumar, peintre-décorateur pour enseigne en tous genres à Mogadiscio et maintenant calligraphe officiel des banderoles du squat qu’il a rebaptisé « Hôtel-refuge ». Il se dédie ici au rôle de concierge. Un concierge un peu lunatique, qui a la confiance de la communauté somalienne et dont la chambre est toujours ouverte et peuplée dans une ambiance de café. Il a installé un point internet, en raboutant des fils et en piratant des connexions, trouvé une télé et de grosses enceintes dans la rue et se plaît à inviter les uns et les autres à passer prendre des nouvelles des proches, un verre, regarder les infos ou l’Africa cup. Il nous dit que ce qu’il veut combattre à tout prix c’est l’ennui, l’angoisse tant que l’on ne sait pas sur quoi se projeter : «  Dès fois on a l’impression que les gens deviennent fous, mais le plus lourd c’est quand l’attente finit par endormir tout le monde. » Son pote lance en rigolant : « ouais, ça m’arrive d’être presque content que la foutue alarme du bâtiment se mette à sonner pour rien au milieu de la nuit. Au moins on a le sentiment qu’il se passe quelque chose, que les gens gueulent, sont vivants. »

Se promener dans le bâtiment de cinq étages où vivent maintenant 300 personnes ne renvoie pourtant en rien à l’idée d’une communauté endormie. Au milieu des Africains se mêlent des Russes, des Kosovars, quelques Chinois et même une bande de zonards du foyer d’à côté qui se disent que c’est plus tranquille ici. Des groupes de potes fument des clopes sur le perron et devisent en se tenant par le bras. Pas mal pianotent sur leur portable, réussite absolue du capitalisme, objet-monde devenu universellement indispensable, d’autant plus quand on n’a rien et qu’on veut garder les liens avec ceux restés au loin ou les images de son parcours. Les mots fusent en français, arabe, somali ou en anglais… Qu’on vienne d’abord recruter pour un tournoi de foot, amener du matos pour le ciné-club hebdomadaire ou de quoi faire des banderoles en vue de la prochaine manif, on finit toujours par se laisser aspirer par le vortex. On tombe sur une file d’attente pour un coiffeur improvisé au détour d’un couloir, sur des cours de français ou de grandes parties de cartes. Des nouveaux débarquent et cherchent de la place pendant que les uns et les autres reviennent avec des sacs des restos du cœur. Il y a des allées et venues permanentes depuis les différentes administrations qui jalonnent le parcours du combattant qu’est la demande d’asile. D’autres reviennent de la gare et passent une partie de leur semaine à prendre le TGV en fraude pour aller voir des potes ailleurs, organiser le soutien depuis la France aux indépendantistes du Darfour ou aux prisonniers politiques au Tchad. Pas mal tentent tout simplement une autre demande d’asile dans une autre préfecture sous une autre identité avec des empreintes toujours aussi irrecevables. Une Éthiopienne qui est allée voir sa sœur réfugiée en Norvège s’exclame qu’il est insupportable que les rues là-bas soient à tel point vides : « pas de piétons, personne à qui parler, juste des voitures et des vélos qui tracent leur route ». On commence une conversation avec quelqu’un, un groupe se forme, on la finit avec un autre et on se fait forcément inviter, de chambre en chambre, à plonger nos mains dans un plat collectif ou à boire des cafés, tous plus serrés les uns que les autres, jusqu’à ressortir en tremblant sous le soleil. Les six mois d’existence de cette excroissance populeuse en plein centre-ville, au sein même de l’institution judiciaire auront représenté, en ses termes, un tel « traumatisme » pour la Préfecture qu’elle exorcisera le bâtiment juste après son expulsion en le murant jusqu’au quatrième étage. Histoire de s’assurer que ça ne puisse venir à l’idée de personne de leur refaire un coup pareil.

Récifs et récits

Eux, en transition à durée indéterminée, parlent d’un passé qui ne leur offrait plus de futur. Au début, on ne comprend pas très bien les pays, la carte, les raisons de partir des uns et des autres et puis tout ça se précise, au fur et à mesure que se déplient devant nous des pages d’histoire de l’Afrique. La dictature militaire en Érythrée ou au Tchad, la guerre d’indépendance au Darfour, les shebabs islamistes [5] en Somalie, l’exode rural forcé en Éthiopie… Les divisions causées par les découpages coloniaux et l’avidité des enjeux commerciaux post-coloniaux reviennent incessamment dans les analyses de ces ultimes délaissés de la mondialisation. Le rôle des organismes inquisiteurs qui jugent de la pertinence de délivrer ou pas l’asile, est de classer les pays comme « sûrs » et « moins sûrs », d’envoyer des émissaires sur place pour recueillir le maximum d’informations, de dénicher la moindre contradiction dans les «  parcours de vie  » des migrants. On les somme de réunir eux-mêmes les preuves des sévices qu’ils ont subis, une tâche impossible au vu du chaos des contextes locaux. En face, les tactiques s’affinent. Youssef qui a vécu un peu partout dans le monde, du Liberia à Bangkok en passant par New-York et Montceau-les-Mines, ne sait toujours pas s’il pourra se poser un jour. Il nous raconte dans son américain théâtral que tout le monde ici est aussi un ou des autres : «  Tu sais, l’asile, si tu veux y arriver, c’est forcément du storytelling, une capacité à se construire une vie cohérente et crédible, à jongler avec plusieurs personnalités, avec son histoire propre et celle qu’on doit porter publiquement. Il faut être suffisamment sûr de toi et affirmatif quand tu leur fais face. Ils te traquent et tu sais qu’ils ne te feront aucun cadeau.  »

L’hospitalité et l’apparente bonne humeur nous font parfois oublier les remous et la brutalité des vies que l’on croise. On sait pourtant que certains ne dorment pas, n’arrivent plus à se souvenir de rien, tentent de se suicider, ressassent les souvenirs de ceux qu’ils ont tués ou qui ont été tués autour d’eux. La pression pour y arriver est énorme, il est donc difficile de communiquer avec les membres de la famille restée au pays sur la réalité de leur situation et sur leurs incertitudes. Certains tiennent le coup avec la religion, d’autres et parfois les mêmes, avec du khat [6] ou des bières. Parfois, l’air de rien, au détour d’un couloir, on se prend une bonne décharge de réalité en pleine face : Youssouf qui, au bout de quelques mois, tend, incrédule, la réponse négative à sa demande d’asile alors qu’il est déclaré dans un état de trouble mental aggravé depuis qu’il a vu son père se faire décapiter devant lui il y a six mois ; Assad qui n’a plus aucune nouvelle de sa femme et de ses gosses depuis qu’il a fui Mogadiscio pour ne pas se faire flinguer par les shebabs ou pour que ceux-ci ne le forcent pas à devenir kamikaze… Un soir, on boit un verre lors d’un concert de rockabilly. Osman qui surfait sur la piste il y a cinq minutes me montre ses marques de torture et me fait le récit de ses années de prison pour avoir osé manifester à la fac pour l’indépendance du Darfour. J’acquiesce : « deux ans enfermé c’est pas rien, surtout quand on en a vingt.  » Il me reprend : «  pas deux ans : 1 an, 9 mois, et 16 jours, et il n’y en a pas un à oublier !  »

On reste un moment à prendre le thé en se marrant avec l’un d’eux qui avait mis un poster de François Hollande dans sa chambre après nous avoir demandé en vain si on avait une affiche du Che. Il nous explique que toute une partie des réfugiés africains ont cru qu’un «  socialiste  » était arrivé au pouvoir en France, donc littéralement «  une forme de communisme en plus souple  » et que «  ça allait changer  ». L’élection a indéniablement soulevé un vent d’espoir chez les réfugiés, au point que l’on faisait un peu figure de rabat-joie à répéter qu’il ne faut surtout pas s’enflammer. Quelques semaines et une expulsion plus tard, Adam a compris que les socialistes étaient eux aussi du côté du manche et ne lui feraient vraisemblablement pas de cadeaux.

Les chiffres restent intraitables, il y a 90 % de refus de demandes d’asile en première instance à l’OFPRA et presque autant en « appel » à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Et pourtant, malgré les Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF) qui pleuvent, la plupart viennent de pays, comme la Somalie ou le Soudan, vers lesquels il est délicat – pratiquement ou politiquement – de renvoyer qui que ce soit. L’État français se contente donc de laisser beaucoup d’entre eux sans statut et d’espérer qu’ils s’épuisent et aillent tenter leur chance ailleurs.

À chaque expulsion, chaque coup dur, je suis impressionné par la tranquillité souriante avec laquelle beaucoup encaissent l’événement, la perte de leurs quelques affaires, le saut renouvelé dans la rue et dans l’inconnu. Il s’y joue peut-être une part de résignation mais j’y vois surtout une ténacité à toujours se relever qui n’empêche pas la colère de s’exprimer.

Liens

Il est souvent difficile, quand on fait face à des dizaines de personnes en roulement permanent, de faire la part belle aux liens particuliers et de ne pas appréhender nos nouveaux voisins comme un groupe ou comme une masse indifférenciée, de ne pas les catégoriser. Les amitiés précaires et particulières qui naissent sont d’autant plus précieuses qu’elles étaient loin d’être évidentes. Celle avec Mehdi dure. Comme pas mal d’autres Touaregs, il a fui une guerre dans laquelle il ne veut pas se retrouver kidnappé, mais compte bien retourner « chez lui » dès qu’il pourra. Il a acheté son passage contre dix moutons, cherche partout du boulot au black pour envoyer des thunes à ses petits frères restés là-bas pour qu’ils aillent à l’école, et se passionne pour la possibilité d’explorer des lieux vides avec nous à l’aide d’un pied-de-biche. On se revoit jour après jour, après qu’il a investi une ferme vide dans le quartier, et il continue à venir donner des coups de main pour les occupations suivantes. La manière dont d’autres nous perçoivent change aussi petit à petit, quand on leur demande des cours d’arabe ou quand on s’invite à danser, quand certains se mettent à passer chez nous juste pour discuter ou taper un ping-pong, pour aider à faire de la mécanique ou préparer des dizaines de galettes éthiopiennes pour le chantier en cours.

On s’interroge sur ce qui nous passionne et nous tient dans cette lutte-là. Je pèse, chemin faisant, à quel point l’immigration est aussi une part de ce qui me constitue et qu’il me tient à cœur d’entretenir, avec ce besoin tenace de me mettre à distance du chauvinisme culturel franchouillard et de ses normes. Mon attirance pour ceux qui arrivent d’ailleurs est sans doute un héritage de ce que j’ai traversé enfant en grandissant en HLM, au milieu d’une bande de gosses venus des quatre coins du monde, avec des voisins marocains chez qui j’allais à la sortie de l’école, et des exilés accueillis chez mes parents. Cette part de moi, je l’ai pas mal perdue en déménageant au centre-ville à l’adolescence, et tout autant en vivant dans des mouvances politiques «  radicales  » et des squats quasi uniquement avec d’autres « occidentaux ». C’est elle qui continue à me ravir quand je quitte cette bourgade bourgeoise et que je réside par intermittence dans des quartiers aux populations plus composites. De fait, je me sens assez spontanément heureux de contribuer ces deux dernières années à accroître la présence africaine dans les rues de ma ville, et de me sentir habité par de nouveaux mondes.

Cela n’est évidemment pas du goût de tout le monde et l’on est souvent renvoyé à la banalité écrasante du rejet. Il y a les voisins qui se plaignent de l’odeur de la fosse septique qui déborde et qui envoient une pétition à la préfecture, le garagiste facho qui gare sa dépanneuse exprès tous les matins devant les bancs en face du squat pour être sûr que les migrants ne puissent pas s’asseoir dessus. La palme est difficile à décerner, mais elle revient peut-être à l’avocat de l’École des Greffes qui explique consciencieusement au tribunal que «  ces gens crachent par terre  » et qu’ils « portent sûrement des maladies transmissibles aux enfants des futurs greffiers  ». Il y a tous ceux qui méritent un bon coup de boule et ne se le prennent généralement pas, parce que ceux qu’ils pointent du doigt ne peuvent pas se le permettre sans risquer de gros ennuis.

Hassan nous interpelle sur le perron : «  Au Soudan on se battait pour nos droits, ici on doit se battre aussi, en communauté.  » Se penser en lutte et se constituer une communauté, large et partageuse, cela semble nous rapprocher d’eux d’autant plus que cela nous éloigne des canons du vécu occidental contemporain. On se réjouit de rencontrer des formes de vie débordantes et débrouillardes, défiant la loi, imperméables aux comportements lissés des bons citoyens français. Ces énergies communes ne sont pas toujours des évidences et ne font pas oublier qu’on ne part pas du même point et que souvent on ne se comprend pas, qu’on a des désaccords qu’il faut assumer, qu’on dispose quand même de beaucoup et eux de vraiment pas grand-chose. Les rapprochements n’empêchent pas d’être pris pour des poires ou adulés comme si on était les boss du quartier, de devoir rappeler régulièrement qu’on n’est pas les substituts de l’État français et qu’on n’est pas là par goût du sacrifice.

Rêves

Des Tunisiens, venus comme beaucoup d’autres dans la foulée de l’insurrection de 2011, vivent dans une cabane à quelques rues de là, près d’une parcelle en friche où l’on va jardiner. En revenant d’une manif, ils me parlent de leur aspiration à l’aventure : « On ne se voyait juste pas rester paysans toute notre vie. » Ils se remémorent la traversée en bateau, ceux qui se noient en route et puis les flics et le centre de rétention de l’autre côté de la mer, sous un horizon aveugle.

Les migrations modernes, celles que nous avons rencontrées en tout cas, sont le reflet de cauchemars bien réels : ce qui est fui, les parcours pour arriver, tout comme ce qui est subi en arrivant ici. Mais elles sont au moins autant le produit de la machine à rêver et à mettre en spectacle l’idéal de vie occidental. La puissance de ce rêve ne cesse d’interroger, malgré tout ce que la réalité bat rapidement en brèche. Certains nous demandent de les laisser y croire, « au moins un peu  ». D’autres, en errance depuis des années, d’un pays européen à l’autre, ne se font plus tellement d’illusions. Des tensions se font jour entre ce à quoi beaucoup aspirent et ce que l’on cherche à déserter. On pourrait en tirer des constats définitifs et désabusés sur la difficulté des jonctions. Quitte à accepter le paradoxe, nous parions de notre côté que les mondes qu’apportent ici les migrants, mais aussi ce qui est bouleversé en eux et en nous dans les mouvements collectifs laissent des traces, créent de nouveaux paradigmes et ne sont pas totalement « intégrables ». On imagine que les liens qui se construisent, avec leurs forces réfractaires, peuvent perdurer ici, ou tout au moins ressurgir ailleurs parce qu’on sait bien que nous ne reverrons pas la plupart d’entre eux au-delà du temps passé à tenter l’asile dans cette ville.

S’organiser en solidarité

Rencontres

La situation fait sortir de nulle part un tas de gens d’ici, heurtés par ce qu’ils perçoivent des conditions migratoires et des nuits dehors, embarqués par un refus franc et coléreux. Je fais la connaissance d’Ibrahim, père de famille musulman et français en situation « régulière », qui a monté un réseau informel. Il s’est acoquiné avec Gaston, un vieux libertaire qui a l’air de disposer d’un réseau débridé de connaissances. Leur démarche se veut avant tout pragmatique, sans paperasses, sans dons financiers et sans tomber dans les lourdeurs administratives de l’humanitaire. Ils développent des contacts, sur le terrain ou par le biais d’un site web, trouvent à l’arrache des abris, vont chercher de la bouffe et du matos un peu partout. Ibrahim bosse comme routier la nuit et court partout le jour. Il se démène à tout va, avec ses principes et quelques accès d’autoritarisme pesants, mais aussi avec une générosité sans faille. Il m’emmène remettre le jus dans un squat de Rroms en plein jour, côté rue, avec quelques fusibles en poche.

Quelques semaines plus tard, il me rappelle effondré. Des flics sont passés chez son patron et l’ont interrogé sur un emprunt de camion. Ils l’accusent d’être un passeur et de transporter des irréguliers, alors qu’il déménageait des meubles pour le squat. Le patron le couvre mais il a reçu une convocation. Comme par hasard, parmi tous les « soutiens » français, c’est sûr lui que ça tombe. Il est sous le choc : des menaces d’être placé en garde à vue s’il ne donne pas son numéro de portable ou des questions sur une arrivée d’argent il y a six mois sur le compte de sa femme, parce qu’il est soupçonné d’aider pour le « business ». Il me raconte son premier jour de travail, émigré sur un chantier en France quand il avait 20 ans, le casse-croûte et la cuillère partagée avec deux autres apprentis martiniquais et un Français resté à l’écart dans une cabane de chantier. Il leur a dit pendant l’interrogatoire que depuis ce jour-là il a toujours voulu continuer à partager. Je lui dis qu’il n’y a sans doute pas trop à s’inquiéter non plus de ce délit d’«  aide aux irréguliers  », qu’ils ont quand même bien du mal à appliquer sans causer de scandales. Après nous sommes pour notre part en groupe, soutenus et quelque peu familiers des démêlés avec la justice et des coups de pression, alors c’est plus facile de la ramener que quand on est isolé. De son côté, malgré sa stature fière, la peur a commencé à se distiller. De celle qui fait que certains se résignent et disparaissent. Mais lui décide assez rapidement de ne pas laisser cette situation sous silence et un communiqué sort avec l’appui du «  collectif de soutien aux demandeurs d’asile  ».

Alliances et confrontations

Dès la nouvelle de l’arrivée massive de migrants, un collectif de 30 associations, syndicats, collectifs regroupant la plupart de ce que la ville compte de forces de gauche, citoyenne, humanitaire ou religieuse s’était constitué. Il ne s’est pas fissuré depuis. On s’est pas mal demandé au fil du temps si on devait en rester partie prenante quitte à avaler quelques belles couleuvres, ou intervenir à la marge. On choisit d’y affirmer des positions tout en ne perdant pas notre autonomie d’action et tentons d’en faire bouger les lignes. De fait, et malgré les méfiances à notre égard, ceux des assos nous accordent vite un certain respect parce qu’on est capable de prendre des bâtiments vides, de donner corps aux manifestations et qu’on connaît bien les migrants. Nos propositions sont d’abord accueillies timidement, mais la nécessité l’emporte et tout ce beau monde revendique vite publiquement l’ouverture d’un squat, ce qui ne manque pas de perturber la préfecture. Les réunions ne sont pas toujours stimulantes et s’enlisent dans mille détails techniques, surtout quand il s’agit de trouver des consensus sur des tracts communs. On finit parfois par les écrire pour moins avoir à se battre après coup sur les tournures républicaines ou misérabilistes. Au bout de quelques mois, tout le monde a compris que la participation de certains se limiterait à apposer leur signature au bas d’une page. Avec ceux que l’on retrouve sur le terrain, ce qui se met en jeu fait ressortir des personnalités chamboulées par les événements, brouille les encartements et les carcans politiques.

Et puis les ressources des uns et des autres permettent d’abattre un travail phénoménal : du suivi des dossiers aux distributions alimentaires en passant par les pressions politiques, les soins médicaux et les récups de matos. Notre faculté à ne pas s’épuiser et à prendre du plaisir dans cette lutte tient beaucoup à une attention claire à ne pas lâcher d’autres pans de nos vies. De ce point de vue, le collectif de soutien et la répartition qu’il permet sont aussi une sacrée force. Elle nous permet de choisir les moments où on veut être présents, et de pouvoir fréquenter les migrants sans être dans un rapport constant d’assistance et d’urgence. Chez les réfugiés, les nouvelles se diffusent vite aux quatre coins de la France. L’efficacité du maillage associatif local et la présence des squats font qu’en quelques mois, la ville connaît un record d’arrivées. Le suivi des dossiers et la possibilité de rester quelque part finit par payer pour certains et au bout d’un an une partie de ceux que l’on a connus au début obtiennent des cartes de séjour provisoires. L’afflux submerge les militants et affole les autorités locales. La pression est là aussi de notre côté parce qu’une fois qu’on s’est engagé dans une histoire avec des gens, on ne peut pas les lâcher comme ça. On sait que l’on va faire notre possible avec eux pour retrouver de nouveaux lieux à chaque fois qu’ils se feront expulser.

On pousse à élargir les prérogatives très restreintes qui réunissent toutes les associations au départ : se battre pour le logement des « demandeurs d’asile » parce que l’État français déroge à ses engagements légaux à ce sujet au vu de la convention de Genève. Heureusement, on s’accorde sur le fait qu’on ne va pas se distancier des migrants que l’on fréquente depuis quelques mois sous prétexte qu’ils seraient devenus simples sans-papiers. De la même manière, il s’agit de refuser dans le cadre du collectif le petit jeu traditionnel du tri entre les cas les « plus défendables » à présenter à la préfecture et les autres, les familles ou les célibataires, les vrais persécutés qui n’ont pas le choix ou ceux qui viennent en quête de rêve, ceux qui magouillent ou ceux qui sont honnêtes dans leurs démarches. De son côté, la préfecture fait de nombreux appels du pied – en vain – pour reprendre un dialogue séparé avec les associations les plus conciliantes.

Nos démarches au sein du collectif visent beaucoup à ce que les migrants aient une place aux réunions, aux rendez-vous à la préfecture s’ils le souhaitent, mais aussi à ce que les soutiens viennent à des assemblées dans les squats. On se désole régulièrement du fait que ces derniers ont du mal à sortir de leurs petites habitudes de parole avec leurs terminologies militantes et juridiques rodées, et à se donner la possibilité d’échanger réellement avec des personnes qui viennent d’ailleurs, qui ne sont pas de leur monde. D’un autre côté, il n’est pas évident que les migrants s’approprient certains enjeux ou désirent devenir moteurs de la lutte. On n’échappe pas toujours nous-mêmes aux ornières paternalistes, au fait d’être guide et référent. À un moment émerge pour la première fois une déclaration commune des « demandeurs d’asile » de l’École des Greffes. Le texte est écrit avec quelques migrants, lu ensuite en assemblée puis de chambre en chambre. Malgré le fait qu’on ait une part non négligeable dans le processus, ce texte pose la possibilité d’une parole qui leur appartienne et brise les règles selon lesquelles un demandeur d’asile doit rester à sa place d’assisté. Cela ne manque pas de causer un scandale et certaines figures associatives nous traitent de manipulateurs. Mais dans le fond, un cap a été passé et petit à petit il est acquis que les « demandeurs d’asile » peuvent avoir une position propre et qu’il faut l’appréhender.

Et puis il y a ces moments de rupture pas si communs entre la gauche de pouvoir et celle de terrain, le moment où les habitudes de dialogue et de politesse ne peuvent décidément plus fonctionner. Quand les 300 habitants de l’École des Greffes se font expulser par surprise avant la date légale, grâce à un petit coup de pouce vicieux du maire PS, pas mal de militants se sentent trahis. Le bouclage du quartier, l’embarquement dans des bus affrétés par la préfecture et la fin de non-recevoir faite à ceux qui essaient de rentrer en contact avec les demandeurs d’asile renforce la colère. Quand quelques jours plus tard, on revient sur la place de la mairie avec des tentes et que le maire envoie immédiatement les flics vider la place pour ne pas ternir l’ouverture de la saison touristique, la coupe déborde et ça s’empoigne. Tandis que pas mal de migrants, contents du défoulement, se demandent quand sera la prochaine manif, les soutiens couverts de lacrymos en tirent les conséquences de manière tranchante.

Deux ans après le début de la lutte, la préfecture fait tout ce qu’elle peut pour « faire chuter l’attractivité de la ville » pour les migrants. Elle ne voudrait toutefois pas donner de nouvelles occasions de scandale et n’a pas non plus envie que ceux-ci campent au centre-ville. Elle hésite à expulser et tente de négocier des solutions avec les associations : des bungalows tout neufs et un hébergement de nuit. Elle a un peu du mal à digérer que celles-ci se rangent unanimement derrière l’avis des migrants qui refusent en bloc de s’y rendre. Ceux-ci préfèrent rester dans la boucherie insalubre où ils peuvent néanmoins s’organiser comme ils veulent et rester la journée. Le jour de l’expulsion, un commissaire ne manque pas de se plaindre : « Mais on ne comprend pas, à Montpellier, la CIMADE  [7] a aidé la police dans le déménagement du squat ! » Et ouais mec, ici on ne mangera plus de ce pain-là.

Quand certains cherchent toujours à canaliser la rage, nous sommes ravis des moments où elle éclate, d’autant qu’on la partage. Je ne me lasse pas du plaisir de partir de la périphérie, de chez nous, de passer dans un squat puis dans l’autre, des cris de ralliement de pièce en pièce. Personne ne semble être sûr que ça va bouger et puis le groupe se forme petit à petit, prend les pancartes, les banderoles, la rue, et fout un joyeux bordel sur son passage avant même que la manifestation ait commencé, pendant que le gros des soutiens attend sur une place. Il y a deux ans, aucun ne voulait prendre la parole, alors qu’aujourd’hui le mégaphone passe de main en main et fait résonner dans un français approximatif un flow énervé. On se mêle à cette bande d’étrangers – masqués ou non – qui n’hésite plus à prendre la tête des manifestations et à marcher vite, vite, droit sur la préfecture pour aller taper sur les volets, les grilles, cracher sur le bâtiment et sur les humiliations qu’ils y subissent quotidiennement. La nervosité des flics est palpable face à cette énergie qu’ils ne contrôlent pas. On ne sait pas quelle sera la prochaine étape du mouvement, mais dans ces moments-là tout semble possible.

Politiques migratoires

Certains acceptent plutôt passivement leur situation et attendent, d’autres arrivent avec leur engagement politique, et les années de torture et de prison qui en découlent systématiquement dans certains coins de la planète. C’est armés de ce bagage militant que certains migrants des générations précédentes, étudiants marocains émeutiers contre le FMI dans les années 80, réfugiés kurdes, Maliens des collectifs de sans-pap’ des années 90, ont pu aider en leur temps à ce que des mouvements prennent corps ici. Ceux-ci doivent sans cesse se reconstituer. Les formes militantes traditionnelles sont en recul dans les pays de départ et le nomadisme constant fragilise les aspirations à s’organiser. Ce sont peut-être quelques-unes des raisons qui rendent les possibilités d’existence d’un collectif autonome encore fragiles après deux années de lutte. Et puis être « demandeur d’asile », ce n’est pas la même chose qu’être « réfugié politique » ou « travailleur sans-papiers ». Dans les années 60 et 70, les rapports de solidarité avec les migrants pouvaient s’inscrire dans une dimension de solidarité internationale de la classe ouvrière. Les collectifs des années 90 déclaraient encore fièrement qu’ils ne voulaient plus être perçus comme des « clandestins » tenus de rester cachés mais comme des « travailleurs sans-papiers ». Même si une partie des migrants représente toujours une masse laborieuse bon marché et au demeurant de mieux en mieux gérée, la mise en avant du statut de demandeur d’asile bouleverse la perception commune. La fuite des persécutions sur laquelle s’appuie forcément la demande d’asile donne une légitimité piégée. Pour les soutiens, elle dramatise la situation et la solidarité nécessaire, mais crée aussi souvent une appréhension de la réalité aussi misérabiliste qu’individualisante, qui peut imprégner tout autant les migrants. Pour beaucoup d’autres, profondément hostiles, la figure repoussoir nouvelle de l’étranger n’est même plus celui qui vient « voler » le travail des Français, mais celui qui vient seulement profiter de « leurs » aides sociales tout en n’ayant même plus d’occupation digne de ce nom.

Plus que jamais sans doute, les frontières permettent la perpétuation de la machine économique mondialisée. Elles sont le rempart qui permet à ce monde et à ses contradictions de ne pas exploser. Le rêve occidental est en crise et les frontières n’ont jamais été aussi denses. Il tente de se perpétuer par un échafaudage minutieux, à la fois implacable et poreux : grillages, barbelés, patrouilles, centres fermés, système de fichage européen centralisé… Pour assurer une certaine main-d’œuvre, ces dispositifs doivent conserver une porosité mesurée. Mais ce qui fissure le plus sûrement les frontières, c’est la pression extérieure, celle des migrants, et face à eux, le coût politique et économique d’une étanchéité réelle.

Je me rends bien compte du caractère trompeur de la perception des migrants comme nouveaux sujets prolétariens héroïques et forcément révoltés. Je n’arrive pas pour autant à me contenter de la position humaniste maximale qui part du caractère insupportable de la souffrance et croit à la possibilité d’un accueil inconditionnel sans en tirer toutes les conséquences. Notre solidarité va sans doute dans le sens du sabotage de ce qui maintient ce monde, de ce que la machine à expulser protège d’insupportable. L’assumer peut bien être une force et un parti pris pour nous, mais cet éclatement est aussi précisément ce qui fonde les peurs et le refus des migrations, parce qu’il implique aussi l’éclatement de la bulle occidentale et d’un certain nombre de ses conforts et privilèges. Il se joue là une part d’informulable dans les positions de solidarité. Si elles sont aussi malaisées à partager aujourd’hui et aussi précieuses cependant, c’est au vu de ce qu’elles engagent de chamboulements et de recherches d’horizons nouveaux. C’est parce qu’elles imposent inéluctablement de repartir d’un point de vue révolutionnaire.

[1] Lorsqu’il effectue sa demande d’asile, chaque migrant doit faire enregistrer ses empreintes sur une borne Eurodac. Eurodac est la base de données européenne centralisée qui identifie les demandeurs d’asile et les migrants illégaux. Elle vise notamment à éviter qu’une personne à qui l’asile a été refusé dans un pays de l’UE puisse faire un nouvel essai dans un autre pays.

[2] Aide temporaire d’attente théoriquement octroyée par l’État aux demandeurs d’asile qui rentrent dans les cadres.

[3] Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides.

[4] Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile : foyer où ceux-ci sont censés être logés et accompagnés pendant le temps de leur demande d’asile.

[5] Shebab signifie jeune en arabe. C’est aussi le nom que se sont donnés des groupes islamistes opérant en Somalie.

[6] Substance hallucinogène extraite des feuilles d’un arbuste d’Éthiopie. Mâcher du khat pour ses propriétés stimulantes est d’usage commun dans différentes régions d’Afrique.

[7] Comité inter-mouvements auprès des évacués, la CIMADE est une association qui intervient dans les centres de rétention, propose des permanences d’accueil pour les étrangers et un soutien dans la constitution des dossiers des demandeurs d’asile.

En 1996, l’expulsion médiatisée de 300 migrants des églises Saint-Ambroise puis Saint-Bernard à Paris (1) avait marqué l’apparition sur la scène politique d’une masse de « clandestins » devenus « sans-papiers », et donné naissance à un ensemble de (...)

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le site du collectif mauvaise troupe
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De nouvelles dates à venir bientôt.
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Borroka ! Désormais disponible en librairie


Cet abécédaire du Pays basque insoumis a été rédigé en vue du contre-sommet du G7 qui se tiendra en août 2019 à Biarritz. Il a été pensé comme une première rencontre avec un territoire et ses habitants. Car le Pays basque n’est ni la France au nord, ni l’Espagne au sud, ou du moins il n’est pas que l’Espagne ou la France. On s’aperçoit en l’arpentant qu’y palpite un monde autre, déroutant : le monde en interstices d’un peuple qui se bat pour l’indépendance de son territoire. Borroka, c’est la lutte, le combat, qui fait d’Euskadi une terre en partie étrangère à nos grilles d’analyse françaises. C’est de ce peuple insoumis et de sa culture dont il sera question dans cet ouvrage.
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