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(suite)
10. [3 juillet 2011, Val de Suse.] Le mitan de l’après-midi approchait, depuis le matin, nous avions épuisé, dans de splendides charges et contre-charges, nos espoirs de reprendre aux carabiniers l’espace qui fut jadis la libre république de la Maddalena. Quand à coups de pierres, de poudre et d’artifices nous parvenions à percer leurs grillages et à faire reculer leurs lignes, ils finissaient immanquablement par nous stopper, avant de nous repousser par leurs tirs tendus de lacrymos, l’eau de leurs canons et l’appui d’un bulldozer militaire. La situation s’était stabilisée autour d’un gros rocher : de notre côté, la pente de la forêt nous offrait un abri avantageux ; du leur, l’espace découvert d’une grande prairie leur permettait de ne jamais être pris au dépourvu par l’une de nos avancées. L’opposition éternelle de la guérilla et de la bataille rangée s’incarnait là, en plein cœur de la vallée. Des lignes de pierres écrasées sur le sol signaient les diverses évolutions de la « ligne de front ». La fatigue commençait à se faire sentir. Bon nombre d’entre nous prenaient du repos quelques mètres en retrait, sous les arbres protecteurs.
Sans doute enhardis par ce qui, de leur point de vue, devait ressembler à une désertion de nos rangs, un groupe d’une dizaine de carabiniers cherchèrent quelque arrestation en pourchassant les nôtres plus en avant. La forêt se referma sur eux comme un drosera. Des gradins de l’amphithéâtre végétal qu’ils avaient pénétré, les galets se mirent à pleuvoir dru. Les intrépides tournèrent si vite les talons qu’ils n’aperçurent même pas leur gradé s’étaler de tout son long sur l’humus. Son corps fut littéralement absorbé par la foule vengeresse qui réclamait son dû de coups de pied et de bâtons. L’homicide était une question de seconde… Malin, le cogne fit l’inconscient et heureusement pour lui quelques vieux du mouvement s’interposèrent et évitèrent l’irréparable.
Une grande palabre dramatique à l’italienne prit la place des coups. D’un côté il y avait nos trois compagnons arrêtés, qui subissaient à l’instant même les politesses de la flicaille italienne [1] – on évoque alors de possibles échanges, les flics semblant souciant de récupérer non seulement leur collègue,mais aussi son arme de service… – d’un autre côté on pèse les conséquences de cette « prise d’otage », à commencer par cette rumeur, qui s’avérera fondée, qu’un groupe de carabiniers serait, de sa propre initiative, en train de nous prendre à revers pour s’expliquer de manière moins conventionnelle. Le débat au final, tourne autour de ces flics avec lesquels on s’affronte à distance depuis le matin – 200 blessés dans leur rang annoncera la presse – et qui, d’un coup, s’incarnent là, dans un corps, avec deux bras, deux jambes, une tête cabossée, et une arme de service qui a disparu dans la confusion… Après tergiversation, policier et arme seront finalement restitués aux lignes adverses.
Durant ce temps interminable, plus une pierre ne sera lancée, plus une lacrymo ; dans le fortin les flics enlèvent les casques, il fait chaud, on retire les masques à gaz. L’expédition punitive des carabiniers est bloquée à Ramats par un autre corps de police : la Guardia di Finanza – la petite histoire raconte même que quelques gnons inter-policiers furent échangés à cette occasion. L’affrontement ne reprendra pas ce jour-là. Ce soir-là, une épineuse question flotte sur la vallée : que serait une victoire sur la police, quand une victoire physique nous laisse dans un tel embarras ?
[1] Tabassage, jet d’urine, aucun soin pour les blessures, attentes en plein soleil sous les réflexions fascistes etc.