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Je souhaite dire mes véritables mobiles, et donc ma pleine responsabilité politique, dans la destruction de chimères génétiques d’État commise le 5 juin 1999 au CIRAD [1]. Cet exposé sera aussi un hommage à Theodor Kaczynski, fou de lucidité, enterré vivant dans une prison high-tech des États-Unis d’Amérique. Un rappel préalable est indispensable : que cela plaise ou pas, cette action a été concertée et exécutée au sein de la “Caravane intercontinentale”, un groupement délibérément informel et éphémère, composé en grande partie de paysans du sud de l’Inde. Son objectif était de parcourir l’Europe, pendant un mois, pour y manifester, à l’écart de toute mainmise politique ou syndicale, l’existence et la nécessité de formes nouvelles d’opposition à la domination modernisée. C’est pour ces raisons que j’y ai participé. […] en détruisant sans attendre les riz expérimentaux du CIRAD, on n’a pas seulement choisi de prendre la vertueuse recherche publique “la main dans le sac de ce qu’elle produit”, mais aussi de lui faire perdre du temps. À en juger par la réaction du CIRAD, si fort préoccupé de chiffrer ce “retard”, c’était une bonne idée. Et à considérer l’état du monde, on ne peut douter non plus que le temps perdu pour la recherche est, à coup sûr, du temps gagné pour la conscience.
René Riesel [2] , Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au Cirad le 5 juin 1999.
Durant l’été 1999, en Belgique, est né le collectif CAGE (Collectif d’Action Gène Éthique), un collectif activiste-militant contre les OGM. Ce collectif a commencé un travail sur les textes de loi encadrant les essais, puis a entrepris de harceler les scientifiques travaillant dans ce domaine. On allait en groupe les trouver dans leurs laboratoires, si on n’arrivait pas à rentrer dans leur bureau, on restait devant les locaux, on leur mettait la pression. On les travaillait au corps, on leur soutirait des infos, on ne voulait pas les lâcher. Ça permettait de démonter leur mythe du progrès et de la science, tout leur truc de « on sait ce qu’on fait », eh bien non ! Vous ne savez rien ! Vous êtes des apprentis sorciers. En plus de voir leur quotidien, bien loin de « la vie passionnante du chercheur », leur misère existentielle, ça démystifiait beaucoup leur position. Du printemps 2000 à l’été 2002, une douzaine de parcelles d’essais transgéniques furent « décontaminées ». D’abord sous forme d’arrachage public festif, puis de manière anonyme la nuit. Le 26 mai 2001, trois sites d’expérimentation de colza d’Aventis-Bayer sont mis simultanément hors d’état de nuire. Au même moment en Italie, dix serres appartenant à une de ces filiales ont été ciblées. En juillet, un quatrième champ de la même firme a suivi. C’est une lutte qui prenait de tous côtés, qui avançait autant par l’action directe que par l’enquête de terrain. Une petite victoire a été remportée à ce moment-là puisqu’en 2003 il n’y avait plus de parcelle d’expérimentation en plein champ en Belgique. Restait toute l’expérimentation en labo, sur laquelle il est plus difficile d’agir. Ensuite, il y a eu la loi votée par le Parlement européen qui imposait l’étiquetage obligatoire. C’était une sorte d’aboutissement pour le lobbying citoyen qui désirait « être informé des risques », mais pour nous, une telle mesure n’avait aucun sens. Nous ne voulions pas d’OGM du tout.
À Bruxelles, nous rencontrions d’autres groupes qui revendiquaient notamment les transports gratuits. Les terrains de lutte se mélangeaient, s’interpénétraient. On faisait des actions ensemble dans le métro en donnant des tickets gratuits, en prévenant d’un contrôle à la sortie… C’était aussi le début des enquêtes sur les téléphones portables, sur le puçage des animaux, c’est tout le vivant qui nous semblait se faire coloniser par la société industrielle. On voulait faire le lien entre tout ça, remettre en cause l’idée même du Progrès. C’est dans ce contexte qu’est apparue la revue l’Homme au Foyer. On était tout un groupe à habiter plus ou moins ensemble. C’était une écriture collective. On se répartissait les articles à écrire, puis on se retrouvait pour voir le résultat, tous les trois-quatre mois. Comme on était que quelques-uns à écrire, c’était assez simple. Côté iconographique, on mettait pas mal d’affiches de pub détournées, on avait aussi une optique post-apocalyptique, des images de villes désertées, des endroits en friche, une pub énorme « freedom of speech » de Nokia et derrière une friche industrielle. « On est dans le désastre, dans une société mortifère », nous voulions travailler ce sentiment-là. Dans l’ensemble, c’était un cadre où la théorie se mélangeait assez simplement à la pratique, il n’y avait pas de distinction entre ceux qui faisaient et ceux qui analysaient.
Pour la diffusion, nous tirions à 1000, 2000, ou 3000 exemplaires en fonction des numéros. Internet, on n’y touchait pas, dans notre style provocateur, on avait dit que ce média serait nos toilettes sèches. On le diffusait plutôt gratuitement aux gens qu’on rencontrait, dans les librairies, sur les tables de presse, ou pour des événements précis comme le jour où Jean-Pierre Berlan, Isabelle Stengers et d’autres scientifiques « dissidents » sont venus parler au procès de Riesel à Namur [3]. Nous regardions beaucoup ce qui se passait en France, notamment le sabotage du Cirad qui a été un acte déclencheur pour nous et qu’on découvrait grâce aux tracts et aux textes l’accompagnant (Les aveux complets, par exemple). Ils disaient une chose assez claire : on ne peut pas lutter contre ce genre de nouveautés technologiques (les OGM) sans critiquer le monde qui va avec. D’un côté, il y a la position réformiste qui va essayer d’aménager, qui pense qu’il y a un changement possible à l’intérieur du système, et puis celle qui dit : non, d’abord il faut critiquer l’ensemble de ce monde et les conséquences en découleront. Suite à cela nous avons rencontré l’Encyclopédie Des Nuisances [4], un pote était parti voir René Riesel. On prenait l’EDN comme une matière qui permettait d’agir, de comprendre la situation, une matière puissante pour saisir le réel. Comme inspiration il y avait aussi tout le primitivisme, le moment où Zerzan [5] arrive en France et en Belgique, et Unabomber [6] qui est traduit et publié. Ça été quelque chose de vraiment important, qu’on a lu et relu, dont on s’est inspiré beaucoup et même dans notre manière de parler. Jusqu’à ce que cela devienne une grille de lecture unique, dans laquelle certaines choses ne rentraient pas. On avait un prisme devant les yeux avec lequel on regardait tout ce qui se passait : « C’est pour ou c’est contre la société industrielle ? »
Par rapport à l’antimondialisation, il y avait une figure assez forte qui influençait les collectifs qu’on côtoyait comme le CAGE et le collectif sans ticket : Isabelle Stengers, une prof de philo dans une fac de Bruxelles. Il n’existe pas un seul des huit numéros de la revue qui ne l’évoque ! C’était un peu notre ennemie numéro un à nous. Cela paraît un peu dérisoire aujourd’hui. En fait, quoi qu’on fasse on la rencontrait, elle était omniprésente, c’était la figure intellectuelle du coin, figure que les gens faisaient vivre, et elle en jouait. Elle rabâchait souvent les mêmes propos sur la démocratie et ça pouvait donner deux choses très différentes. D’un côté, il y avait un discours clairement modernisateur, réformiste que nous n’aimions pas. Par exemple, elle avait réalisé un document pour la communauté française de Belgique, pour les gosses, leur faire comprendre la démocratie. Elle reprenait aussi le concept de Bruno Latour sur le « parlement des choses », une espèce d’utopie où les citoyens, les politiques, les industriels, se mettraient à débattre autour d’un projet controversé … D’un autre côté, ça donnait toute une analyse de la micro-politique des groupes, pas totalement inintéressante et qui nourrissait une bonne partie des militants (antimondialistes). La pratique de la contre-expertise mise en œuvre avec le CAGE, ça venait aussi un peu d’elle. Et puis, par rapport au citoyennisme plus dur, version Attac, pendant tout un temps, on était devenu les champions du sabotage de leurs conférences. À force ils se demandaient comment nous empêcher de rentrer. Dans cette critique en acte du citoyen ou du démocrate on voulait rendre visible le côté neutralisant. Par exemple, un soir au cinéma d’Attac sur la dénonciation de l’impérialisme américain (où il y avait au moins deux figures intellectuelles du gauchisme belge) on s’était amusé à bien préparer notre intervention pour casser le dispositif de l’indignation. Chacun avait endossé un rôle en s’installant dans le public : il y avait la prof de cinéma distinguée, le philosophe, la gentille citoyenne, le bègue, et on avait pris la parole les premiers rendant impossible la tenue de ce débat ficelé d’avance. L’idée c’était de dire que la guerre n’est pas seulement celle livrée par les Américains pour le pétrole, mais bien la guerre ici même, en reprenant le slogan « bring war home ». En tout cas, on s’est bien marré. Et puis, on a rencontré des gens grâce à ces scandales, mais a posteriori. Des gens plus jeunes que nous avons revus après, dans les occupations de l’université de Bruxelles en 2006-2007.
Il y a eu aussi le mouvement contre la publicité, auquel on a pris part. On détournait la pub, mais avec notre côté belge, complètement décalé. Suite à des lectures collectives de La théorie de la Jeune-Fille [7], il nous a semblé que les pubs correspondaient tellement à ce qui était posé dans ce texte qu’on pouvait les détourner simplement, en prenant telle quelle une citation entière, en la mettant dans une bulle ou en sous-titre en dessous sur la pub. Nous étions dans un bouillonnement, une fusion entre différents textes. Le but, pour nous, c’était d’avoir une prise sur ce qu’on vivait, à chaque fois qu’on lisait un truc, qu’on faisait une lecture collective, on le voyait comme un moyen immédiat de nourrir notre réflexion. Que ce soit au sein du petit réseau qui se constituait alors à Bruxelles, ou pour l’écriture de L’Homme au Foyer. Mais cela a trouvé sa limite dans l’approche de sujets trop pointus, on s’embarquait dans une forme de spécialisation qui nous faisait perdre cette prise sur le réel. On en venait à chercher les sujets de nos articles comme des journalistes. La cybernétique, les sciences sociales, la démocratie participative, et puis les nanotechnologies, le nucléaire… il fallait « être à la page » là-dessus… en parler à tout prix alors que dans nos vies cela ne rencontrait plus rien de vécu (par exemple, avec les transhumains, mouvement international qui prône l’amélioration et l’augmentation du corps humain par les nouvelles technologies).
Une autre aventure assez chouette, ça a été à Grenoble, avec Pièces et Main d’Œuvre [8], et d’autres groupes anti-industriels, on s’était retrouvé pour s’attaquer aux états généraux de la recherche qui se tenaient dans la ville. Dans une énorme salle près de MINATEC [9], il y avait plein de petites conférences sur les transhumains, avec des philosophes, des sociologues, des mecs qui élaborent depuis des années des thèses autour de l’informatique, de la communication. On a essayé de produire un clash dans la salle, dès qu’un mec commençait à parler de son truc, on l’arrêtait en intervenant. On connaissait pas mal notre sujet. Pour la dernière séance, on a balancé des boules puantes, on a distribué ou jeté plein de tracts dans la salle, un de nous est monté sur la scène, hué par les scientifiques qui nous traitaient d’obscurantistes et disaient, en déchirant nos tracts, qu’on voulait retourner à l’âge des cavernes. Le texte a quand même été lu devant tout le monde avant que les vigiles ne nous reconduisent à la sortie. Mais quand même, se battre contre un truc comme MINATEC toute sa vie, faire des enquêtes à l’infini … on sentait que c’était pas notre tasse de thé.
Autour de nous, il n’y avait pas de position théorique forte, il y avait néanmoins des idées qui répondaient aux questions du moment, et certainement que toute la critique de la société industrielle a, pour un temps, tenu très efficacement ce rôle. Mais nous, on a laissé tomber L’Homme au Foyer et la lutte anti-OGM quand ça ne répondait plus à ce qu’on vivait. C’était une question éthique, on ne pouvait plus tenir une posture exclusivement critique, posture qui se tient toujours en dehors du monde, à distance de ce qui se vit entre les êtres. Nous commencions à sentir se reproduire en nous et autour de nous une forme de militance à l’affût de la petite erreur langagière, de la faute politique pour tel ou tel comportement quotidien. Puis certainement, on perdait la force de faire événement, trop occupés à gribouiller des pages sur les dernières nouveautés technologiques. On s’est mis alors, avec d’autres camarades venus d’ailleurs, avec leurs propres bagages philosophiques, à lire des textes non-militants, des auteurs classiques ou plus contemporains qui nous semblaient ouvrir des pistes pour penser un autre lien à la politique, un autre lien au temps, aux affects. Du coup, il fallait penser le conflit, l’état d’exception, les dispositifs, le rapport à l’histoire, et on a lu ensemble Benjamin, Schmitt, Agamben, Introduction à la guerre civile, ou quelqu’un comme Marouby, qui a étudié de près la naissance conjointe de l’anthropologie et de l’économie. Ça a été des questions très importantes qui nous ont bouleversés : est-ce qu’on peut encore parler de société dans une époque où il n’y a plus de substance sociale ? Peut-on parler d’industrie lorsque l’usine s’est faite immatérielle ? Quel est notre rapport à l’ennemi, sachant qu’il ne nous fait pas face mais qu’il nous traverse ? Quelle différence entre l’État et le bio-pouvoir ? Avec notre dernier numéro de L’Homme au foyer, trop journalistique à notre goût, nos contradictions explosaient, ça n’était plus possible de continuer comme ça. Il nous fallait quitter le terrain de la critique perpétuelle, on s’est dit peu à peu que ce n’était plus le bon angle d’attaque et qu’il fallait rebondir, penser autre chose, chercher une nouvelle finesse politique.
L’abandon du sujet critique nous a obligés à penser autrement ce qu’est l’action politique, la camaraderie, comment on pouvait penser les choses non plus en termes de conscience mais de contagion. Entre-temps, il y a eu le retentissement d’événements forts comme le CPE et les émeutes de banlieue qui justement donnaient de la profondeur à ces questions. Depuis, on a essayé de continuer ces réflexions et de débroussailler d’autres pistes, notamment autour de l’idée de territoire, de rapport à la construction, au monde sauvage. Et c’est aussi ça qui nous a permis de rebondir sur d’autres gestes d’écriture.
[1] Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement.
[2] Co-auteur de Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Gallimard, 1968), René Riesel adhère à la Confédération paysanne en 1991, qu’il quitte en 1999, et signe ou co-signe (avec Jaime Semprun) plusieurs ouvrages à l’Encyclopédie des Nuisances, éditeur, entre autres, de La société industrielle et son avenir, de Theodor Kaczynski, alias Unabomber. Il a été condamné à huit mois de prison avec sursis pour le sabotage de Nérac (destruction d’un stock de semences OGM de Novartis) en janvier 1998 et mis en examen avec José Bové et Dominique Soulier pour le sabotage du CIRAD de Montpellier dans le cadre de la « Caravane intercontinentale » dont il avait en partie assuré la coordination.
[3] Le 17 novembre 2003 a lieu à Namur le procès d’un arrachage public de plants transgéniques de Monsanto. René Riesel et douze autres personnes y sont inculpés.
[4] Revue (15 numéros entre 1984 et 1992) et groupe de critique de l’aliénation et de l’industrie dans la société moderne, partant « du sentiment immédiat de dépossession devant la science et la technique », et « de la révolte qu’elle inspire ». À partir de 1991, une maison d’édition prolonge le travail de la revue. Elle se poursuit après la disparition de son fondateur, Jaime Semprun, en 2010.
[5] ohn Zerzan, philosophe primitiviste américain, auteur de Aux sources de l’aliénation, L’Insomniaque, 1999.
[6] Surnom de Theodor Kaczynski, écologiste primitiviste américain, qui a envoyé de 1978 à 1995 des colis piégés à diverses personnes construisant ou défendant la société technologique. Il a écrit un manifeste : La Société industrielle et son avenir, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1998. Il purge actuellement une peine de prison à perpétuité.
[7] Texte publié dans la revue Tiqqun n°1, 1999. Cette revue, qui n’a connu que deux numéros à ce jour, développe une critique radicale de la société occidentale, qu’elle appelle à mettre en œuvre pratiquement. Le concept de Jeune-Fille désigne « le citoyen-modèle tel que la société marchande le redéfinit à partir de la Première Guerre mondiale, en réponse explicite à la menace révolutionnaire » ; il est imagé par une série de citations inspirées de la publicité, qui tentent de cerner cette figure.
[8] Des « individus politiques » qui depuis 2000 font sous ce nom des enquêtes de terrain, actions, publications et animent un site critique sur la technologie, l’urbanisme et l’aménagement du territoire à Grenoble et dans sa région.
[9] Complexe scientifique grenoblois consacré aux nanotechnologies.
Dans l’antimondialisme, la lutte contre les OGM occupe une place singulière. Tout comme l’antipub, il s’agit d’une lutte politique dans laquelle l’ennemi est, au moins partiellement, à portée de main. Cette proximité, dans l’acte anodin de faucher un (...)