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Automne 2011, Val Susa
Salut à tous,
Après quelques pérégrinations mécanico-touristiques, nous arrivons, la conscience plus tranquille, au Val Susa. Il existe une manière sûre de savoir que l’on a passé la frontière avec l’Italie : si l’on suit la carte routière, on se perd. Nous avons donc traversé les Alpes par une piste de terre, culminant au col de l’Assiette où trône la statue d’un coureur cycliste, preuve qu’il y a dû y avoir du goudron, un jour. La terre l’aura ravalé en une amère déglutition.
En bas, certains veulent lui en faire avaler davantage, lui faire porter le poids de la ligne TGV Lyon-Turin, marquant la vallée d’une longue estafilade. Comme pour prouver que l’on se moque des escarpements alpins. Hannibal avait eu au moins la décence de passer les cols… Les conquérants d’aujourd’hui percent de boyaux les monts qu’ils veulent franchir.
C’est la troisième fois que nous venons ici, chaque fois par une route différente (mais nous boycottons tout de même le tunnel de Fréjus). En juillet [1], nous avions emprunté la route d’Oulx, comme vous me semble-t-il. Mais notre esprit frondeur s’affrontait alors avec l’angoisse de trouver un peu trop de bleu dans cette verdure… Nous sommes plus détendus, aujourd’hui… La situation se dévoile, petit bout par petit bout, la vallée livre doucement ses pans aux voyageurs, dans sa langue légèrement familière.
La première fois que nous sommes venus, c’était au printemps 2010. On ne connaissait personne, et on en savait bien peu. On nous avait dit pour comprendre la lutte No TAV [2], de chercher un « presidio ». La carte n’en signalait aucun. Le dictionnaire n’en donnait pas de définition. Rien non plus dans la méthode Assimil. « Presidio », mais qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Nous savions seulement que celui de Borgone avait été brûlé par la mafia. On avait bien passé la frontière… C’est à l’office de tourisme de Susa qu’on nous a donné des indications. « Autoporto », un autoport, c’est ce qu’il nous fallait trouver d’abord. Une gare routière sans doute, au bord de cette folle autoroute qui se croit dans la plaine, et traverse la vallée de tunnels en viaducs, tantôt pendue, tantôt enfouie. Dritta. Et puis tout contre elle, sous une pluie battante, nous découvrons la baraque en tôle d’où sortent d’hypothétiques tuyaux de poêle, le presidio de Susa. Par la vitre en plastique, des têtes à coiffer narguent les visiteurs et trompent peut-être les carabinieri après l’apéritif. Au mur, des photos de vacances, des chiens et des marmottes, un visage tuméfié, pêle-mêle sous les gouttes qui tintent dans les casseroles. D’autres images viennent rappeler la construction hâtive de cette case sans bidonville. Il semble qu’ici il y ait des priorités différentes : on a construit le terrain de pétanque avant la maison. Giovanni rigole, regarde le mur, se tait, rit à nouveau. « Autoporto », c’est une aire d’autoroute. Une aire née du cerveau d’un architecte dépressif, on n’en voit ni l’entrée ni la sortie, pas de pompe à essence, mais un bar lugubre où les poivrots qui ont oublié l’heure peuvent se servir toute la nuit. Un pack de Beck, per favore, puis c’est tout.
Au presidio, la lutte continuait pour ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient revenir à rien, qui n’avaient nulle part à regagner. Ceux qui aiment faire des conserves de tomates dans des bouteilles de bière. Nous avons pensé alors aux habitants de certains squats, avec qui nous avons vécu, et qui ne peuvent vivre que dans ces entre-deux. Ecco la pasta. Giovanni rigole, les yeux au plafond ; puis son regard nous traverse, voit sans doute encore de drôles de choses car il s’esclaffe à nouveau. Dans leur petit bulletin, ils disent avoir hésité à mettre la cuisinière à l’asile, mais finalement ont préféré la supporter. Elle est là et nous regarde, une cuillère à la main. Tandis que nous lisons, elle sourit et s’approche, s’adressant à nous dans une langue hybride. Elle a donné des coups de pied aux flics, Giovanni rigole. Son mari est un salaud, il est parti, elle brandit son majeur. Giovanni rigole. Elle est dans une douce attente, nous dit-elle. On ne comprend pas. Si, une douce attente de neuf mois. Tout le monde se tait. Giovanni rigole. Il est temps de partir, mais quelqu’un doit toujours rester ici. Un jeune homme, fatigué des réunions, se propose. Nous reprenons la route, un saxophone sur les genoux.
« Presidio » doit signifier permanence, présence.
La situation est bien différente aujourd’hui, la vallée n’est plus dans une douce attente, elle voit chaque semaine des affrontements. La lutte, après avoir couvé depuis cinq ans, a repris sa forme ouverte.
Dans deux semaines débute la vendemmia, les vendanges. C’est la une du journal local que nous lisons sitôt arrivés. Il y a des vignes à l’intérieur de l’enceinte militarisée, du non-cantiere. Comment récolter ? Le préfet pose des conditions : les vendangeurs devront se faire délivrer un permis, sous réserve de n’avoir pas participé aux luttes, de n’être pas fichés, et ils présenteront leurs papiers chaque matin avant d’accéder aux vignes. Les viticulteurs enragent, et craignent de surcroît le durcissement de ces mesures. L’ambiance sera gâchée, la grande fête annuelle qui accompagne la récolte aura un goût amer. Ce ne sera pas comme les autres années, tonne l’un d’eux. Ce ne sera plus jamais comme les autres années, dit un autre, imaginant le raisin au milieu de la poussière d’un chantier qui devrait durer plus de dix ans… Et il clôt son intervention en notant ironiquement que la nature est plus généreuse que les hommes qui la clôturent, puisque cette année, le vin promet d’être bon.
Le rendez-vous est en début de soirée, et nous nous rendons une fois encore à un presidio, celui de Chiomonte. Il jouxte la zone militaire, depuis laquelle des flics lorgnent à travers des jumelles. Quand nous y retournerons le lendemain, il sera désert, et nous le traverserons à deux, véritables attractions pour cette troupe d’observateurs. Un grand moment de solitude, à n’en pas douter. Ce soir, tout le monde se prépare pour la passegiata, la promenade. Elle doit nous emmener jusqu’à la baïta, une petite maison de berger de l’autre côté du « non-chantier », en passant par l’area archeologica, un site de fouilles. Les fossiles, là-bas, ont de la peine à attendre sagement les archéologues… Il semble y avoir une mémoire de la roche, qui parfois traverse les ruelles étroites et les lavoirs pour dévaler les pentes et envahir l’esprit des hommes. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre qu’en d’autres époques.
L’endroit sera celui-là même que nous avions découvert le 3 juillet. Ce souvenir nous emplit d’espoirs, et la nuit de quelques craintes. La salle de réunion est un gymnase bondé. Il y a ici des gens de tous les âges, des catholiques aux anarchistes, tous hurlant. La discussion paraît battre son plein, et soudain, nous apprenons qu’une décision est prise, sans bien sûr saisir laquelle. Et il est temps de partir…
Un serpent noir et silencieux file le long des drailles courant dans les vignes. La lune, presque pleine, retient son souffle. Ça commence. Peu importe qu’ils soient trop loin, trop nombreux, ici l’on pense que certains gestes pèsent, même si leur cible n’est pas à terre à la fin du combat. Il est bien difficile de reprendre son souffle. Les gaz piquent-ils les arbres ? Que comprennent les animaux de ces larmes-là ? Un cri, c’est terminé. Le sentier continue vers d’autres foyers, de terrasses en terrasses. Les vignes attendent. Quand le vin sera tiré, aura-t-il ce goût âcre de bataille ?
Le lendemain, nous découvrons avec un sourire que le nouvel emblème de la vallée représente Astérix et Obélix résistant encore et toujours aux troupes de Rome… Oui, ici, on s’imagine vainqueurs. Nous avons compris cette année que « presidio » signifie protection.
[1] Le 3 juillet 2011, une manifestation a tenté d’encercler et de reprendre la zone du futur chantier, occupée par les forces de l’ordre, sans succès. Ce fut une journée entière d’affrontements : une centaine de policiers et une quinzaine de manifestants ont été blessés. Voir « les points sur la police » dans cette même partie.
[2] « Treno Alta Velocità », TGV en italien.
Le Val Susa, vallée occitane qui s’ouvre de l’autre côté de la frontière franco-italienne, fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’un projet titanesque : la construction d’une ligne TGV reliant Lyon à Turin, qui traverserait la montagne au moyen un (...)