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C’était il y a dix ans, je n’ai plus quitté la France depuis. Trop affairé avec la ferme, trop ancré là où je me suis enfin posé. Depuis je n’ai plus senti ni le besoin, ni le sens de nouveaux périples. À l’époque, la révolte qui enflammait les pays arabes, ce n’était ni la Tunisie, ni la Syrie, encore moins l’Égypte ou la Libye. La révolte dans le Moyen-Orient c’était l’Intifada en Palestine, la seconde, l’Intifada « Al aqsa » qui commence le 28 septembre 2000. Au moment où elle éclate, j’aurais été totalement incapable de situer la Palestine sur une carte, je me contrefoutais de la politique et a fortiori de ce conflit emberlificoté à propos duquel d’aucuns ne cessaient de s’empailler. En avril 2002, agacés par ces émeutes à répétition dans les territoires occupés, les Israéliens lancent une vaste offensive nommée « Opération Rempart » et occupent la Cisjordanie. Pendant cet intervalle, le mouvement antimondialisation avait aiguisé en moi un début de sensibilité à la chose politique. De quoi me faire réagir aux images de Ramallah occupée, décor de ruine, au milieu duquel José Bové et le gratin des antimondialistes brisent pacifiquement le blocus militaire israélien et pénètrent dans la Moqata, le Q. G. assiégé de Yasser Arafat. Ils y apportent des vivres, des médicaments et se proposent de rester comme boucliers humains. Tsahal, dans un premier temps, ne réagit pas, puis après quelques jours, finit par desserrer l’étau sur le bâtiment de l’autorité palestinienne. Une somme incalculable de commentaires se déverse alors, des délires militants sur cette victoire majeure de la société civile aux critiques acerbes concernant cette « alliance puante avec le dirigeant Arafat ». Passons. Moi je ne comprenais toujours rien à ce qui se passait exactement là-bas : les différences entre le Fatah et le FPLP (Front Pour la Libération de la Palestine), la question du droit au retour, de la colonisation, etc. Ce que je savais c’est que ce type de « coup de force », cette victoire sur le terrain des petits contre les géants surarmés correspondait à l’image de ma révolte. D’un seul coup, quelque chose comme un geste qui rétablit un peu de justice dans le monde était à portée de main. J’ai beaucoup critiqué depuis le spectacle et ses affres, la starification à outrance, mais je ne peux que constater qu’à ce moment-là, l’image de révolte que littéralement on me vendait, me fit bouger. Jusqu’à aller la confronter au réel et à en faire tout autre chose.
J’avais un ami de l’université, Richard, la soixantaine, qui se passionnait pour les anarchistes primitivistes. L’image médiatique l’avait frappé lui aussi, et plus familier que moi aux rouages militants, il s’était renseigné sur le réseau qui entourait Bové et sa clique. Leur groupe constituait la onzième mission de la Campagne Civile pour la Protection du Peuple Palestinien (CCIPPP), la première de ces initiatives avait eu lieu en juin 2001, déjà avec Bové. Un film de Samir Abdallah en faisait la promotion un peu partout en France. La machine militante ronronnait, les groupes se succédaient sur place et faisaient ce qu’ils pouvaient. Et puis soudain ce coup énorme de la Moqata ! Le buzz, dirait-on aujourd’hui. Les candidats au départ se multiplièrent, souvent dans une belle pagaille. Avec Richard nous fûmes de ceux-là ; à peine deux semaines plus tard nous embarquions. Nous avions très peu d’idées de ce que nous allions trouver, et encore moins de ce que nous allions pouvoir faire. Mais la soif d’aventure l’emportait largement sur l’analyse politique ou la réflexion. Il semblait que « là-bas » s’ouvrait un espace où l’acte de révolte pouvait être journalier, un espace où le politique devenait évident tant le conflit était vif et la plaie ouverte. Un paradis d’activistes en somme, où pour une fois l’identité occidentale n’était plus ce culpabilisant reflet du néocolonialisme, mais une arme, un moyen de pression sur le soldat lambda embarrassé par ces bruyants usagers de son check-point. Nous épousions la cause du faible de façon machinale. Je ne sais plus exactement comment nous présentions notre départ, mais il me semble que ce n’était pas sans une certaine dramatisation. On a les guerres qu’on peut ! En même temps, notre « aventure » avait ce paradoxe de dépendre d’une curieuse « agence de voyages » sans laquelle nous ne serions jamais partis. Peut-être eût-il mieux valu au demeurant.
En effet, légèrement échauffée par le coup de la Moqata, la sécurité israélienne avait fini par se pencher sur ces « internationaux » se baladant et militant dans les territoires. Elle n’eut guère à se fatiguer, l’organisation de ces missions étant à l’époque totalement publique et transparente, il lui suffît de quelques clics pour prendre connaissance de notre vol. Nous nous fîmes cueillir comme des fleurs à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv et jeter sans grande peine dans le premier avion pour Paris. Mais là n’était pas le pire ; je dois dire qu’avec le recul, la composition de notre groupe faisait autant frémir que la Police des Frontières israélienne. Et je ne saurais dire combien d’entre nous prenaient « agence de voyages » au pied de la lettre. Le terme « tourisme militant » serait encore un euphémisme pour décrire ce que nous aurions pu vivre si on nous avait laissés passer. J’en venais presque à me dire, non sans quelque rancœur, que nous évitions finalement bien des complications à nos futurs hôtes. Logiquement, aucune combativité collective ne vint se dresser contre notre expulsion.
Suite à cela, la CCIPPP prit des mesures pour éviter de trop ébruiter les départs qu’elle organisait. Elle mit également en place des « formations » qui malgré leur nom pompeux ne pouvaient changer radicalement les habitus des candidats au départ. Et puis avec le temps, les services de communication israéliens comprirent que « l’effet Bové » était à usage unique. Les expulsions se multipliaient, indignant régulièrement une opinion internationale totalement impuissante. Les actions directes de désobéissance devenaient chaque jour plus dangereuses. La mort le 16 mars 2003 de Rachel Corie, activiste américaine de l’ISM [1], écrasée par un bulldozer Caterpillar dont elle tentait d’arrêter la progression, confirmait le changement de situation. D’autres morts d’internationaux suivirent, dans une indifférence de plus en plus pesante. La désobéissance non-violente montrait sa limite face à la détermination de Tsahal, face à la réalité de la guerre. Sept ans plus tard, le 31 mai 2010, le raid des commandos israéliens sur la flottille pour Gaza se soldait par un bilan de 9 morts et 28 blessés. L’utilité, voire la possibilité, de ces voyages était sérieusement remise en question. La CCIPPP tenta de retomber sur ses pieds en délaissant l’action directe pour lui préférer les témoignages de retour, arguant qu’on ne part finalement que pour revenir et militer ici, avec la conviction et l’aura de celui qui a vu. Le voyage qui a fait découvrir la cause palestinienne à tant de participants ne devient alors qu’une étape anecdotique dans une solidarité sur le long terme avec la Palestine. Le côté sexy des « combattants non-violents » avait fait long feu.
L’hiver suivant ce non-voyage, en 2002-2003, je tentais malgré mon interdiction de territoire israélien de former avec quelques amis une nouvelle mission pour repartir là-bas. Ce coup-ci nous avions différents projets à réaliser et une compréhension bien plus documentée de ce qui se passait. L’été venu, pendant que le reste du groupe atterrissait à Tel-Aviv, j’essayais de rejoindre la Palestine, seul, depuis la Jordanie. Au pire, cela m’évitait un retour direct pour Paris. Logiquement, la Police aux Frontières israélienne n’était pas si amnésique que je cherchais à m’en persuader, et les infos ne mirent guère de temps à transiter de l’aéroport Ben Gourion jusqu’à l’Hussein Bridge [2]. Après une journée d’interrogatoire au poste frontière, je me retrouvai le bec dans l’eau du Jourdain…
Pendant les jours suivants, je zonais un peu, dépité, dans les camps de réfugiés d’Amman. Sur un des marchés de la ville, on offrait 200 dollars pour conduire un pick-up Général Motors jusqu’à Bagdad où le régime de Sadam venait de tomber. La route se faisait de nuit, en convoi, à fond la caisse à travers le désert pour éviter les embuscades des pillards. Au bout du voyage, j’avais pour tout contact le nom d’un gars de la CCIPPP, un Parisien que j’avais croisé une fois, et qui logeait au Palestine Hôtel. Une tour entourée de check-points et de tanks US, d’où, au printemps, nos intrépides camarades journalistes avaient trouvé un point de vue imprenable sur l’entrée des troupes yankees dans la capitale. Elle portait encore la trace d’un obus qui l’avait par erreur ébréchée. La situation en Irak était encore extrêmement confuse, des bombes explosaient, les règlements de compte côtoyaient les accidents liés aux nombreux coups de feu tirés en l’air. Le collègue des missions civiles m’hébergea quelque temps dans sa chambre. À cette occasion, j’appris énormément sur les turpitudes politiques du pays, chaque soirée étant l’occasion d’un cours accéléré de politique régionale.
Il finit par partir, non sans m’avoir au préalable présenté une Américaine et une Norvégienne parfaitement arabophones. Ces deux blondes aux yeux bleus passaient leurs journées à répondre aux apostrophes désobligeantes des shebabs [3] dans la rue. Grandes gueules, elles étaient en lien étroit avec un des camps de réfugiés palestiniens de la capitale : celui de Baladyiat. Cruelle réalité de cette diaspora, on aurait pu faire le tour du Moyen-Orient en ne logeant que dans ce type de camps. Celui-ci regroupait des exilés d’Haïfa, arrivés en Irak après la Naqba [4] au début des années 50. Le régime de Sadam Hussein, panarabisme oblige, les avait accueillis en grande pompe, et leur avait entre autres fourni des logements salubres en leur garantissant la stabilité des loyers. Plus d’un demi-siècle plus tard, à force d’inflation, les propriétaires de ces logements finissaient logiquement par se sentir floués de ces loyers modérés imposés. Perçus comme des profiteurs, voire comme des fervents partisans du régime, les Palestiniens n’avaient plus vraiment bonne presse depuis la chute de celui-ci. Les propriétaires, les armes à la main, n’eurent que peu de mal à récupérer leurs biens, et les familles à nouveau expulsées de chez elles n’eurent plus d’autre endroit où aller que le stade de foot de l’équipe nationale palestinienne en exil : à Baladyiat. L’UNHCR [5] prêtait les tentes et palliait au plus urgent. Camping par plus de 50 degrés, sans une once d’ombre. C’est là-bas que je me retrouvai avec mes deux amies.
Nous voulions faire pression sur l’UNHCR, dont les 4X4 flambant neufs ne passaient pas inaperçus dans la capitale, pour obtenir rapidement des relogements. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé tous les trois à entamer une grève de la faim. Elle dura une semaine, le temps pour l’ONU, les consulats, et les « autorités irakiennes » de se demander ce qu’on foutait là avec les nouveaux parias de la capitale. Interrogatoire, visites courtoises, menaces d’expulsion. Je ne sais même plus quelles miettes nous avons finalement obtenues. Toujours est-il qu’après, je suis resté dans le camp, parce qu’à passer des journées entières avec des gens qui n’ont pas plus à faire que toi, tu discutes, tu bois le thé, tu t’attaches. Tu deviens « de la famille ». Tous les jours, immanquablement, chaque tente visitait toutes les autres, buvait le thé, et moi je faisais de même. J’ai accompagné jusqu’à Kerbala (au sud-ouest de Bagdad) une mère de famille dont le mari était mort à Beyrouth. Elle n’avait jamais vu le Liban ; pour ma part, j’y avais rencontré des membres de sa famille lors d’un précédent voyage un an plus tôt. Cruelles inégalités face aux frontières.
Et puis un jour il faut bien rentrer. Les larmes, les promesses de rester en contact, d’une manière ou d’une autre, tout cela finit forcément par ressembler à des adieux de vacancier. De retour en France, on fait deux ou trois conférences, quelques articles… Faute d’amarres, on ne peut maintenir un lien.
[1] International Solidarity Mouvement. Équivalent anglo-saxon de la CCIPPP.
[2] L’un des trois ponts sur le Jourdain qui permet de passer de Jordanie en Israël/Palestine.
[3] « Les jeunes » en arabe.
[4] « La catastrophe » : exode des Palestiniens suite à la défaite arabe face à Israël en 1948.
[5] Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
Si, à Gênes, la conflictualité était au rendez-vous côté manifestants, elle ne fit pas non plus défaut du côté de la répression. Alors que le vendredi 20 juillet 2001 Carlo Giuliani était abattu par un carabinier, le dimanche 22 au soir, la charge (...)