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Les images des militants sont rares. « On y voit des types masqués qui cassent nos caméras » résume un policier. « Ils ont bien fait le boulot. » « On y voit aussi ces mêmes troubadours danser autour d’un pylône pour mieux masquer ceux qui, accroupis, coupent les câbles de transmission d’image (puis coulent du béton dessus).
La Marseillaise, 19 juin 2012
17 juin 2012. Une fumée âcre envahit la rue, des fumigènes sont brandis pour célébrer une promesse enfin tenue : Charivari revient à Marseille pour un deuxième round. Si on ne distingue pas grand-chose, on entend des cris, des chants, le son des maracas et des casseroles… La foule s’avance. Devant elle, une banderole de bâche épaisse, renforcée de tasseaux de bois. Dessus une inscription crade : « Vidéosurveillance : Envoyez le Générique (de fin). » Derrière, une masse agglutinée d’hommes et de femmes sans visages. Loup qui cache le regard, sac informe, cagoule, foulard ou masque de carton… Il n’y a que ceux qui viennent de rejoindre le cortège qui montrent leur vraie face… pour la perdre aussitôt sous un masque tendu par une main amie. C’est le premier geste, celui qui ouvre la porte à bien d’autres. Perdre toute identité assignée. Trouver l’anonymat là où la transparence prétend régner. Cacher son visage aux caméras, ressentir l’impunité : tout devient possible à nouveau…
La foule est toujours plus nombreuse, il y a ces gens qu’on peut croiser dans les manifestations, et ceux qu’on croise au quartier les soirs de fin de semaine. Vieux et familles. On n’est pas des milliers, mais on est assez pour tenter quelque chose. Au moyen d’une perche, on hisse sur chaque caméra des monstres de papier mâché : chauve-souris-vampire, corbeau ou policier alcoolique… À chaque nouvelle caméra obstruée, les cris et les hourras redoublent. On entonne des chants de tifosi aux paroles remaniées. Plus discrètement, d’autres groupes cachés par des tentures ouvrent les trappes de chaque mât. Après leur passage, des pelotes de fils électriques et télécom inutilisables jaillissent sur les trottoirs. Dans la rue des Trois-Rois, une torche est jetée sur les câbles qui s’enflamment.
Au bout de la rue, on se retrouve face à la maréchaussée tardivement arrivée. Parents et enfants quittent le défilé, prudence oblige. Le groupe se resserre, les banderoles se déploient pour bloquer le passage à la BAC qui voudrait gâcher la fête. L’ambiance se tend un peu, mais pas pour longtemps puisqu’à quelques mètres à peine des flics, on arrose de peinture une banque et une agence immobilière. On s’échappe vers le Cours Julien, place piétonne, laissant les voitures de police derrière nous… Là le jeu des petits groupes au pied de chaque poteau reprend.
Si Charivari laisse toute licence à qui voudrait s’attaquer aux caméras, en retour chaque nouvelle dégradation nourrit un peu plus Charivari. On s’éprouve ensemble. Les corps s’entrechoquent, ça chahute, danse et court… Chacun perd sa retenue, serait-ce le souffle de la fête ? Au fil du temps le rythme des destructions comme des danses s’accélère… Les cibles changent, deviennent plus « locales ». Ce ne sont plus les bâtiments des institutions françaises ou internationales qui sont couverts de peinture et de détritus, mais quelque barman branché, partisan d’un quartier sans zonards, ou quelque maison d’édition qui publie des précis d’urbanisme cauchemardesques. On n’entend plus les chants, remplacés par des cris et des youyous. Pas de slogans pour nous rappeler pourquoi on est là ; les gestes et les corps parlent d’eux-mêmes. On est ensemble contre ces globes inquisiteurs et la vie lisse qu’ils trimbalent avec eux.
Enfin, apothéose, on entre dans Noailles. Quelques intrépides sortent une corde et l’attachent à l’aide de tiges en PVC en haut d’un poteau ; deux, trois, quatre… huit masques tirent bientôt dessus. Le globe tombe au sol. C’est l’hystérie collective, acteurs du sabotage, badauds, tous hurlent et applaudissent ; on s’embrasse et on acclame l’acharné qui a récupéré la caméra pour exploser ce qu’il en reste sur le bitume. Dernier outrage, les débris s’enflamment dans une fumée épaisse.
La présence policière est discrète, mais dans les rues alentour ils s’affairent : la fête ne durera plus des heures. Avec tranquillité, on se dirige vers une place sans vidéosurveillance où l’on peut se démasquer sans risque… On monte un bûcher des banderoles, de nos masques et déguisements histoire de ne laisser aucune trace… On ne s’attarde pas trop et l’on fait bien : un cordon de CRS arrive animé de mauvaises intentions… On se disperse en courant dans les rues adjacentes. Aucune arrestation, un bon moment et une dizaine de caméras hors d’usage.
Charivari, c’est une réalité double, d’abord un moment où se retrouver et agir contre la vidéosurveillance, et en même temps une fête, une sorte de carnaval… Pour les deux éditions, celle de décembre comme celle de juin, il était clair pour tous les participants qu’ils allaient prendre part à une déambulation masquée qui tenterait de casser des caméras.
En décembre dernier, il y avait eu de petites dégradations : rien de bien méchant, le système était à moitié installé et même avec les intentions les plus belliqueuses, il n’y avait pas grand-chose à faire. Pourtant ce qui est apparu lors de cette première cession, c’est qu’il y avait au quartier plusieurs groupes de gens qui étaient prêts à s’organiser pour s’attaquer aux caméras. Seconde révélation : la fête ou du moins la manifestation « festive » n’était pas du tout incompatible avec des gestes plus offensifs. Pas incompatible, ça ne veut pas seulement dire que c’est bien pratique d’avoir 200 personnes masquées autour de toi quand tu commets un acte délictueux, cela signifie aussi que ce qui nourrissait profondément la fête, son sens même, c’étaient les destructions. Les moments les plus joyeux étaient ceux où un mât tombait, où une caméra heurtait le sol !…
Le côté carnavalesque donne sa présence, son style au charivari mais le signifiant central, ce qui relie les participants, c’est le rejet de la vidéosurveillance. Ça vient aussi du fait qu’à Marseille, comme dans bien d’autres endroits, tu ne peux pas trop compter sur une forme d’appartenance territoriale à la ville ou au quartier qui suffirait comme terreau à la fête ou à la politique. C’est une grande ville où le sentiment de « marseillanité » a vraiment été servi à toutes les sauces. Même à l’échelle du quartier, La Plaine, il y a vraiment tellement de gens différents, de réalités qui s’opposent… Les gens vivent bien au même endroit, mais ce n’est pas pour autant que ça va de soi d’être et d’agir ensemble. Donc dans le cadre du Charivari, c’est la présence d’un « ennemi » commun, identifié, qui construit la communauté du quartier. C’est une communauté définie négativement, contre les caméras, contre la police… Minimale, mais pour le coup, extrêmement tangible, évidente. C’est un point de départ, les prémices de quelque chose, une force pour agir, autour de laquelle se rassembler, une situation depuis laquelle se poser de nouvelles questions.
Face à l’installation de la vidéosurveillance à Marseille, les charivaris du quartier de la Plaine ont été l’occasion de rassembler une bonne centaine de personnes pour prendre la rue et détruire en plein jour les prémices d’un quadrillage millimétré du (...)