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19 juillet 2001 : Manifestation pacifique pour les droits des migrants.
20 juillet : Journée d’action autour de et contre la zone rouge.
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Matinée et début d’après-midi : différents cortèges de plusieurs centaines de personnes se forment. Certains, habillés de noir et rassemblés autour d’une fanfare noire, commencent à attaquer des banques et différents commerces. Suite à plusieurs charges de police, des groupes d’émeutiers sont séparés, certains attaquent la prison de Marassi, d’autres pillent des commerces, incendient des voitures et des poubelles.
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Après-midi :la manifestation unitaire des Disobbidienti [les désobéissants [1] ], panneaux de plexiglas en tête, part du stade Carlini pour tenter de pénétrer dans la zone rouge. Des heurts violents et prolongés se produisent rue Tolemaide. Les cortèges dispersés du matin rejoignent peu à peu les affrontements. Au bout d’un temps, les assauts de la tête de cortège s’intensifient et la police est obligée de se replier en désordre abandonnant plusieurs véhicules qui seront incendiés. L’euphorie sera de courte durée : des manifestants gagnent la place Alimonda où, depuis une jeep, un carabinier tire et tue un émeutier : Carlo Giuliani.
21 juillet : 300.000 personnes manifestent. La police charge et coupe le cortège en plusieurs points. Les affrontements reprennent. Dans la nuit, un raid est mené par les carabiniers sur l’école DIAZ qui abrite le centre de convergence des médias alternatifs. Une petite centaine de personnes seront tabassées, arrêtées et subiront divers sévices pendant trois jours, dans ce qui ressemble par bien des aspects à une expédition punitive visant à venger l’humiliation policière du 20 juillet.
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Pour que ce juillet-là redevienne une menace – Sur le procès contre les rebelles de Gênes
http://mutineseditions.free.fr/genes/genesindex.html
« Aujourd’hui, j’écris de la chambre de veille, non loin de cette mer houleuse, l’Atlantique. Aujourd’hui, il faudrait cheminer à rebours : retrouver le souvenir des petites routes alpestres parcourues dans un rêve puéril de clandestins. Se déguiser en hommes pour n’être rien, touristes pour n’être rien, et franchir les barrages volants, le bob vissé sur la tête, tout maquillé des odeurs d’écran solaire.
Un été 2001. Cela commence comme un teen movie, les affects jetés en vrac. Ce serait comme si le clignotement d’un très ancien sémaphore dont on ne percevait plus l’éclat s’était à nouveau imposé – l’intermittence des lucioles dont d’aucuns parlaient avec l’amertume du manque. Un signal qui porte, qui met en route – avec l’évidence soudaine d’une reprise collective, comme au sens où naguère l’on parlait de reprise individuelle. Un « nous » cherchant à reprendre corps … nous, adeptes bouleversés, agitâmes à nouveau les lanternes des naufrageurs.
Une rhétorique de littérateurs ? C’était déjà la puissance débordante des mots qui nous avait jetés là, les mots flammèches, vacillant et brûlant à nouveau d’un vieux défi, de l’affront lancé jadis par-delà nos côtes hostiles. Il faut encore saluer le vieil océan. Échouer le ventre gonflé des navires. Saborder le souvenir même des flottes marchandes, celles de l’Empire – disait-on – celles de Gênes, cité des banques, naguère prospère, que le vaste monde remuait…
Alors pourquoi aujourd’hui accepter de revoir ces images trop vite perdues, jamais montées, pas même dérushées ? Non exploitées – dirait-on ingénument. Sur le boîtier de la K7 pas un mot, juste une micro-étiquette, un petit carré multicolore, symbole de la fête : étoiles et artifices bariolés. Je l’ai reconnue ainsi. Tout de suite. Elle porte encore les traces adhésives du gaffer qui la fixa comme clandestinement au bloc-moteur du véhicule. »
… Le piège de la flaque de sang sous les arcades : zones rouges ? L’image tremble. Pourquoi filmer à terre ? Fallait-il s’accrocher à ces lambeaux de tissus arrachés, aux bourrelets de mousse jaune ou bleue, jetés çà et là. Gants ou chaussures abandonnés dans une constellation de débris. Disjecta membra poetae.
« Je retourne aux premières images, comme pour m’assurer de leur persistance ; traces fantômes elles font déjà fiction, bribes d’un passé non résolu, elles remontent dans le défilement d’une bande… L’éveil martial, la tour de Babel et tout murmurait des plaintes à venir. L’angoisse d’une fin brutale était sur trop de lèvres. Mais la bande-son faisait défaut. »
…Ceux qui ont cru voir la moustache de José Bové ne sourient plus. Devantures absentées, rideaux de fer baissés. Le piège de l’acier partout s’est érigé en un panoramique vertical. Nous… confinés, derrière les parois de ces ruches de métal ajouré. Et quand l’assaut final sera donné, Attac nous fermera les grilles de son refuge – Gruppo scout Genova. Moirage. Moirage aussi sur les lignes horizontales de plexiglas… Tute bianche, Tutti neri : du blanc au noir. Et encore quelques touches ajoutées là, pour les plaisirs du chromo. Pink-bloc : accepter l’irruption de la joie colorée qui se répand en scène. Derrière l’arc-en-ciel du Spectacle, l’arc électrique entre en tension.
« Le monde simplifié s’est fait pittoresque, avec ses paysages de guerre dont la beauté est trop faite pour être peinte, représentée, filmée. »
… Indiens de la métropole – Une large colonne de fumée noire s’élève de la ville : un signal quand tout, décidément, se décline sous la forme optique. Les miroirs jouent avec les hélicoptères qui bombinent, taches aveugles de l’azur. L’éblouissement du pouvoir – surexposer le pouvoir par la lumière réfléchie. Lumière renversée pour les tuniques blanches ? Un jeu de représentation trop visible en plein jour.
Du sommet d’une colline s’élance la meute noire dans sa course aux beaux mouvements désordonnés. Le pas pourtant bien cadencé, la plupart une barre ou un manche à la main, le visage casqué, masqué d’un foulard, d’autres encapuchonnés. Cortège paradoxalement diapré. Quelques cabines vitrées s’effondrent dans un souffle léger. L’élan ne semble plus vouloir s’interrompre…
« Aujourd’hui, faut-il retrouver, entre les trames, les transpirations des premières heures d’une journée éperdue ? Je vois Genova la superba. Umour. L’offensive qui vient, se déforme en épopée chavirante. »
…Les images heurtées se convulsent. La caméra n’est que soubresauts. Un arrêt : le cercle des passions collectives se trace, autour d’une carte, à même la chaussée ; sur ce bitume noir et tiède qui va tant transpirer. Repérages et échanges.
Un travelling sans fin s’attarde sur l’alignement des cars – le flanc supérieur perforé de quatre petites meurtrières carrées, à gauche comme à droite – sinistres fourgons à bestiaux. L’arrière, portes battantes, charrie la horde grouillante. Bouclier à la main, le pas militaire, le train guerrier, le convoi s’ébranle.
Les voix de mille – amplifiées – s’élèvent sous la voûte du tunnel, la hurle et ses tambours nous transportent dans la liesse du chemin conquis. Et se forme une colonne dont la joie débride tout alentour. Gênes avant le cri. De la lampe d’Aladin s’élèvent des tourbillons de cendres qui bientôt obscurcissent la ville. Dans le chaos, la foule s’innerve d’improbables oscillations, d’incompréhensibles mouvements. Des pieds, des mains, des corps. Nous allons vers le feu. « Di-per-Di Express. Shoplifting yeah ! Hate work » : les grilles des fenêtres descellées, la caverne des quarante voleurs reste bâillante. Dans la confusion furieuse, des casques s’arrachent à la devanture d’un magasin pillé. Une échoppe éventrée dégorge des marchandises, vite dépouillées : bouteilles d’eau, canettes et sachets colorés… carcasses de métal et de verre échouées. Le droit de bris : « droit de lagan » – droit des naufrageurs. Les caddies chargés de pierres et de bouteilles incandescentes s’emportent vers la gare.
La cohorte disloquée des Cobas [2] nous aspire vers la gare de Brignole. Les grilles de la voie ferrée défilent dans un chaos d’images insaisissables. Bibendums aux allures de pantins désarticulés, corps tendus vers le lointain horizon, grappes humaines pendues aux grilles. Le visage effondré d’une foule accroupie. Flux et reflux.
Les premiers rangs sont défaits. Les vapeurs chaudes du plastique calciné envahissent l’air. La transparence des boucliers sacrifiés ne renvoie plus que les éclats du soleil, quand ses rayons filtrent les gaz flottant en nappes. Mais la forte poussée de la rue reprend les nuages. Les rangs se reforment, l’agrégation spontanée nous attire vers le front. Roulent les containers au corps bombé. De la balistique comme un des beaux-arts ! L’assaut du palais ducal. Un jeu de palets d’été. Hébétés par notre progression, deux syndicalistes français rêvent de l’irrépressible avancée : « we’re winning ! » Vœu performatif : un car de flics disparaît dans l’incendie et les fumées. Les sirènes crient, les chocs crépitent ; la troupe de carabiniers pénètre les nuées. À droite, la haute muraille canalise, contraint l’affrontement. Les groupes se disloquent dans les rues adjacentes, les bandes s’égayent, ouvrent et meurtrissent les flancs du front. Les arrières du cortège s’éloignent. Le souvenir ébahi d’un mauvais remake – l’assaut de la mutualité – resurgit, comme remonté à l’envers. Rewind : « Ce n’est qu’un début… foutons le camp en rangs serrés. » Les casques vissés sur la tête, ceux de la Ligue Communiste quittent les lieux.
Une église, un parterre de végétation, un palmier : une place pour se rassembler. Les attaques se font sporadiques ; la position est plus aisée. Escarmouches à deux, à dix, puis à vingt… Volent les projectiles. Nous remontons les rues tangentes. L’invasion imminente étreint la trame qui décroche. Lignées brisées, corps rompus. Cut imprécis.
« L’heure anxieuse a sonné au beffroi et déjà nous ne nous reconnaissons plus.
Se retirer n’est pas toujours fuir. »
… À même la plage, les premiers tirs de grenades diffractent les incertains conciliabules du Genoa Social Forum. Ce n’étaient là encore qu’artifices. Sous les chapiteaux, les fumées entravent les pas qui s’impriment sur le sable avec la douleur du farniente. Consommateur de ses propres élans, le festivalier perd pied et se voit contraint à la fuite éperdue.
« La confusion d’un moment : il ne faut vivre seulement que de ce qui fascine. L’inéluctable attraction du négatif. Et déjà s’emportent les suffrages des sans voix. Nous avons commencé ! »
… Sous les palmiers la plage, sous les piliers la rage. Innocente plaisanterie sous la galerie de béton couverte. Une foule bigarrée se masse, obstrue le champ, fluctue, se presse, reprend le rang. Dans l’assomption désirante, les corps sont répétés : béliers improvisés, les panneaux de nos sens interdits se fracassent sur la devanture, assaillie dans un crépitement de flashs. Combien sommes-nous heurtant le blindage d’un concessionnaire automobile dont le souvenir s’envole dans les flammes ? Sur le boulevard de mer, les affrontements ont repris. À même la chaussée, quelques voitures sont retournées, impuissantes tortues gisant sur leurs carapaces ridiculement renversées. La souplesse molle du blindage feuilleté ploie. Les bleus scarabées se tiennent à deux pas, prêts à proliférer. Une femme aux traits fatigués par la rue s’acharne sur la paroi vitrée.
Les premiers reflux précipitent le cortège fracturé. Ils ouvrent l’asphyxie. La force du nombre se noie aux plis du rivage, s’étouffe à flanc d’abîme.
« Assassini, assassini »… la trouille hurlée, incomprise et piétinée. Sépia le gaz, ocre les larmes. Le ciel, au contraire était bleu fin, la mer azurée ; il n’y avait d’autres nuages en l’air que des petites fumées rousses, obscures en leur centre. Elles partaient d’un seul point de l’horizon. Et traversaient le ciel avec la rapidité d’un oiseau au long panache blanc.
De vaines tentatives de se regrouper s’esquissent : remonter l’escalier, regagner le centre et puis le doute à son sommet. Ceux d’ici s’attaquent à l’angle du trottoir ; l’outil se retourne contre la pierre. Les dalles sont descellées, brisées, fragmentées.
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« L’homo faber se défait… S’outiller, se munir, se prémunir, refaçonner sa main aux gestes de la revanche. »
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… De longues tiges d’acier fouaillent les caméras. L’œil panoptique, crevé, pendouille – l’orbite vide de Polyphème.
« Plus tard, vainement, le Cyclope vengeur se saisira de la laine des moutons noirs. »
… Les containers tutoyés, rudoyés, sont précipités sur la chaussée qui sue, le goudron enflammé fait mirage. Et des mâchoires de fer, nous tirons ces tessons de verre qu’elles n’ont que faire de broyer.
« L’impossible trajectoire… Se perdre dans l’extase d’un monde qui s’excède. »
Banka nazionale del Lavoro : ton ventre carbonisé dégorge des boyaux de papiers, rubans infinis des comptes que la cité des banques n’imprimera plus. Étoilées d’un rêve séditieux, constellées d’un rire d’éclats de verre, les vitrines de la ville ont cédé.
Une ultime charge : un égarement. Un char, un peu plus loin, s’avance. Se retrouver pour s’abandonner jusqu’à l’épuisement.
Le campement No Global s’éveille secoué de hoquets, non plus par les beuglements de l’ivresse joyeuse et polyglotte, mais par ceux de la peur. L’œil de lumière scrute la cité enténébrée : l’hétérocère dans sa ronde basse et ses frôlements de frayeur convulse les tentes. Les sardines volent et les toiles s’affaissent. Défendre le camp quand nous n’avons que les barreaux du parc comme piques au bout de nos têtes. L’effondrement… Pas d’images, mais l’idée de préserver nos traces maladroites nous condamne à l’urgence.
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« Dissimuler, pour ne pas oublier. Cacher les K7. Un bloc-moteur pour quel futur ? Plus d’images. Sans image. Une nuit sans images n’est-ce pas ? Tout disait l’imminence d’un raid pour confisquer LES preuves... preuves fantasmées, témoignages arrachés ? »
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… L’impérieuse nécessité de porter son angoisse ailleurs étourdit. Des petits groupes s’enfoncent dans l’obscurité. L’assourdissant écho du blitz sur l’école Diaz a porté ses ondes. Les rues sont désertes. Surgit l’image d’une forteresse avec en son faîte des gardes armés. Des bribes de peur, des moments fantômes nous envahissent : les réseaux résistants traqués dans l’opacité de 1943 et leurs gestes consumés à travers le souvenir des fictions. Faire corps avec la muraille, s’avancer et disparaître, mais surtout s’avancer sous-exposé. L’obsession d’échapper au faisceau qui trahit. L’hélicoptère nettoie les trottoirs de la ville, débouche les ombres qui fuient.
Le rassemblement de soutien n’existe pas. En place et lieu, des silhouettes et des cris, l’agitation lancinante des lanternes bleues, des ambulances à l’obscène béance. La cour d’un immeuble jouxte la scène, offre l’approche. L’impuissante pulsion scopique nous secoue. Une fenêtre-soupirail s’est entrouverte à mi-étage, au plus près du foyer. Ramper comme pour s’assurer de la consistance sonore et virtuelle du cauchemar.
… En direction des faubourgs nous traversons la ville militarisée. Éviter les grandes artères, ralentir aux barrages. Une compañera argentine s’est embarquée avec nous, elle cherche à atteindre une gare éloignée. Elle a peur ; l’autre nuit elle était aux abords de l’école Diaz.
« Carlo Giuliani assassiné Piazza Alimonda et comme dans un mauvais flash forward Dario et Maxi assassinés Puente Pueyrredon [3]. Le souvenir de quelques fleurs fragiles et de leurs visages icônisés hante encore les métropoles défaites. »
… Les chemises hawaïennes ont déjoué la traque hystérique. L’effraction des coffres, les sacs retournés, dans la précipitation brutale. Rewind. Les gendarmes insectes prolifèrent sur le moindre chiffon noir. En berne le chiffon noir. Les sweats à capuche ont peuplé les poubelles de la cité, comme autant de dépouilles mendiantes en quête de corps absentés.
« L’été 2001 se dissout dans la chaleur d’une déroute pour se perdre à Vama Veche. Quand la carte de l’Europe n’est plus le territoire, le delta du Danube se déploie dans un rêve d’anonymat et la Roumanie devient terra incognita.
Léthé… Remonter le long fleuve de l’oubli, jusqu’à sa source… ?
Réveiller l’été.
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Nihil obstat. »
[1] Composée notamment des Tute bianche [les Tuniques blanches] et de différents groupes prônant des formes de désobéissance civile non-violente.
[2] COmités de BASe. Reconfiguration des acteurs de la lutte prolétarienne tenus par le désir révolutionnaire, ne voulant ni participer à la lutte armée, ni au parlementarisme. Les COBAS trouvent leur origine à la fin des années 70.
[3] Le 26 juin 2002, Maximiliano Kosteki et Darío Santíllan sont assassinés dans la ville d’Avallaneda durant une manifestation du mouvement des Piqueteros en Argentine. Les piqueteros se sont caractérisés par leur stratégie : le blocage physique des axes de communication au moyen de manifestations statiques et de barricades.
Le bastion des bas-fonds du pays en action L’énergie dégagée génère une telle attraction Que vers lui se tournent enfin tous les regards. Iam, « L’empire du côté obscur »
Le mouvement antimondialiste fut également marqué, et c’est ce qui nous a aussi (...)