présentation du texte  
En 1970, dans le film Ice, des révolutionnaires américains transportés par les mouvements de contestation qui traversent les États-Unis cherchent à se projeter à l’étape suivante. Le réalisateur Robert Kramer y met scène, de manière critique, le déroulement d’une offensive insurrectionnelle, déclenchée méthodiquement au sein d’une grande métropole à partir d’une organisation en coalition avec d’autres groupes – comités d’immeuble, groupes de travailleurs, d’Afro-américains, militants clandestins. Ice anticipe ce qui pourrait survenir, donne des pistes ou les déjoue. On ne peut qu’éprouver une certaine étrangeté face à la rigoureuse abnégation à laquelle les personnages se plient, une fascination perplexe pour ce qui se dégage de leur rapport à la politique, mélange de sérieux parfois glaçant et cependant de passion de tous les instants vis-à-vis du processus révolutionnaire. On ne rêve plus de ce type de « comité central », mais on se rend compte en négatif qu’on serait aujourd’hui bien en mal d’imaginer à quoi pourrait ressembler une insurrection, ou en deçà et au-delà, la formation d’un terreau qui soit favorable à ce que celle-ci ne soit pas qu’une simple flambée.
Quelques décennies plus tard, certaines villes occidentales ont encore la réputation de reposer sur un terreau inflammable. Barcelone est de celle-ci : une ville en tension, pourrie par le tourisme et la gentrification mais habitée de poches populaires, d’histoires de quartier et de rues crades jusqu’en en son cœur. Barcelone est une métropole moderne que l’on voudrait amnésier et un foyer de contestations ancrées et disséminées à travers la ville. Avec la proximité géographique et les affinités, les dynamiques barcelonaises ont indéniablement continué à inspirer certains mouvements français de ces dix ans, et vice-versa.
Nous avons souhaité creuser avec des camarades de là-bas la manière dont a pu s’organiser ces dernières années, à l’échelle de la ville, la réaction à la « crise ». Une réaction qui s’est étendue d’une grève générale à l’autre, en passant par les assemblées de quartier, et le mouvement dit 15M d’occupation de la Plaça Catalunya par les « indignados ». Si l’interview qui suit nous intéresse particulièrement c’est parce qu’il est à parier que certaines évolutions sociales et les formes politiques qui y ont répondu peuvent résonner ici. Mais c’est aussi parce que le maillage politique spécifique de cette ville, la façon dont il s’est agencé lors des montées de chaleur de ces dernières années permet de se projeter sur un des seuils critiques à partir duquel peut se penser la question révolutionnaire : celui de l’émergence d’une « commune » qui va chercher du côté de l’imaginaire légué par celle qui s’empara de Paris en 1871.
Les récentes vagues d’intensité à Barcelone sont aussi faites de ressacs. Il ne s’agit donc pas ici de fantasmer une ville qui serait sur le point de basculer à nouveau comme en 1936, mais bien néanmoins d’y trouver des pistes partielles pour appréhender ce que seraient les conditions possibles d’une « commune » aujourd’hui : un espace-temps où les diverses formes évoquées au fil des constellations – assemblées, groupes, réseaux, usines en grève, ateliers autonomes, maisons collectives et quartiers organisés – s’imbriquent et se mettent en jeu ensemble pour attiser et asseoir un moment de bouleversement social.
L’entretien nous livre le regard de personnes impliquées dans un groupe informel, « la penya », qui s’est attaché à jongler avec ces différentes échelles dans l’ébullition locale à partir de la grève générale de 2010. Il questionne les possibilités de peser sur une situation tout en n’ambitionnant pas de devenir un « comité central ».
Voir le texte indignados et mouvement du 15M, pour une seconde partie de cet entretien concernant plus spécifiquement l’occupation de la Plaça Catalunya par les indignés. L’épisode "indignés" vient chronologiquement s’insérer au cœur du récit proposé ci-dessous.
Quelques repères chronologiques pour s’y retrouver :
2010
25 septembre, occupation de la banque d’Espagne sur la Plaça Catalunya
29 septembre, grève générale contre la réforme du code du travail, expulsion de la banque et journée d’émeutes.
2011
15 mai, occupation de la Puerta del sol à Madrid et dans la foulée de plusieurs places dans les grandes villes de l’État Espagnol, dont la Plaça Catalunya à Barcelone. Naissance du mouvement du 15M, improprement appelé mouvement des Indignados.
27 mai, tentative d’expulsion de la Plaça Catalunya et réoccupation immédiate.
15 juin, action de blocage du parlement catalan lors du vote sur le budget.
19 juin, manifestation du 15M, 300 000 personnes se rassemblent à Barcelone.
Début juillet, fin de l’occupation de la place et redéploiement dans les assemblées de quartier.
Fin septembre, une vingtaine de personnes sont arrêtées suite au blocage du parlement dans le cadre de procédure anti-terroriste.
15 octobre, nouvelle manifestation du 15M, « de l’indignation à l’action », avec notamment l’occupation d’un bâtiment en vue de loger des familles.
Novembre, 10 immeubles sont occupés par le 15M, presque tous aussitôt expulsés.
2012
29 mars, grève générale en réponse à une nouvelle réforme du code du travail, émeutes d’ampleur pendant toute la journée à Barcelone.
sur le mouvement des okupas
Avec l’occupation retentissante du cinéma Princessa en plein centre-ville de Barcelone en 96, le mouvement squat barcelonais a explosé et est devenu l’un des plus offensifs et localement ancrés d’Europe. Il est considéré, dans toute sa diversité, comme une force politique à part entière, forte de ses journaux, radio, cantines, bibliothèques, fêtes, potagers, coopératives, ateliers de construction, des expériences de coordination comme l’Assemblea d’okupas de barna… Il bénéficie d’un soutien populaire singulier dans une région qui a hérité de l’expérience autogestionnaire et anarchiste la plus massive du XXe siècle, de sa répression féroce et des décennies de dictature qui ont suivi. Un certain nombre d’okupas, comme l’ex-caserne de la « Casa de la Muntanya » ou la ferme « Can Masdeu », ont pu résister victorieusement à des tentatives d’expulsion et tiennent depuis plus de dix ans. Fort de son histoire et de ses liens, le mouvement des okupas n’est cependant pas à l’abri, ces dernières années, de sursauts répressifs d’un côté, ou de penchants à se scléroser dans un ghetto politique, esthétique ou générationnel et plus coupé des mouvements sociaux, de l’autre. Surtout, aujourd’hui plus qu’un mouvement, l’occupation, c’est une pratique reprise massivement par de larges parts de la population pour faire face à la crise et au besoin de logement.
L’OCCUPATION DE LA BANQUE
- Il est difficile de se donner un point de départ sur le tracé touffu des mouvements barcelonais de ces quelques dernières années…
- Inès : On pourrait commencer notre récit par une date symbolique : celle du 25 septembre 2010, avec l’occupation de la banque d’Espagne sur la Plaça Catalunya à l’occasion de la grève générale de septembre.
- Marco : En fait notre récit commence aussi avec le début des plans d’ajustement structurels provoqués par la crise. La grève est convoquée suite à des mesures de libéralisation du code du travail. Alors que pour plein de gens le parti socialiste représentait encore la gauche, voire le « gouvernement le plus à gauche d’Europe » cité comme exemplaire, là cette réforme représente un tournant. Pour plein d’entre nous qui agissons ensemble depuis un moment, il s’agit de trouver des possibilités de se réapproprier cette grève qui est convoquée à la base par des syndicats majoritaires qui mobilisent une fois l’an et qui le reste de l’année sont finalement plus du côté du pouvoir que des gens qui luttent. Ce sont toujours eux qui décident de la date, qui donnent les premiers slogans, qui ont beaucoup de moyens, et là on se demande comment faire pour mettre un coup de poing sur la table. On veut enclencher un autre discours sur ce qui est train de se faire, mais aussi d’autres pratiques, grâce à l’occupation visant à mettre en place un quartier général anticapitaliste en plein cœur de la ville, en vue de pouvoir coordonner les actions liées à la grève.
- Inès : C’était un moment intéressant, parce que l’on a commencé à se coordonner entre assemblées de quartier. Dans celle à laquelle j’ai participé à San Andreu dans mon quartier, il y avait surtout pas mal de travailleurs de différentes boîtes.
- Marco : Effectivement, cette occupation de la banque s’est faite très clairement à l’initiative de squatteurs mais aussi main dans la main avec l’Assemblea de Barcelona qui était issue des quelques mouvements ouvriers assez forts qu’il y avait eu ces dernières années ici, notamment les grévistes des autobus. Ils avaient été très radicaux sur le fond et la forme avec des grèves sauvages, des blocages de dépôts et lignes de bus, et la volonté de développer un mouvement de solidarité large, ce qui avait amené les secteurs anticapitalistes à converger vers eux. Un des résultats c’était cette « assemblée de ville » fondée sur le désir d’une structure transversale qui ne soit plus à la remorque des vieilles centrales syndicales. L’assemblea pouvait régulièrement rassembler quelques centaines des personnes, entre des syndicalistes de base et des militants des centres sociaux occupés et des luttes de quartier.
- Inès : Sur cette base-là, on a convoqué une assemblée à laquelle ont participé plus de 500 personnes Plaça de Universidad quelques jours avant la grève. C’était une réunion publique sur une place pendant laquelle on invitait à participer à une manifestation anticapitaliste quatre jours avant la grève générale. C’étaient plus des annonces qu’une discussion réelle, mais c’était quand même un lieu de coordination où les gens pouvaient parler de ce qui se préparait dans les différents quartiers.
- Marco : Et puis le 25 il y a eu une action, assez spectaculaire il faut bien le dire, d’occupation de ce bâtiment massif du centre-ville de Barcelone avec une grande tour. Un groupe s’était introduit quelques jours avant à l’intérieur, au nez et à la barbe des flics et des vigiles postés en nombre sur la place. Le samedi, la manif vient se poster devant, la porte s’ouvre, on déroule le tapis rouge, des banderoles se déploient depuis la tour. Là on est directement dans le quartier du pouvoir, entouré par des banques et par le Corte Ingles, l’emblématique centre commercial espagnol. L’idée c’était que si on se collait là, on se retrouvait en plein dans un nœud de tensions et qu’il serait impossible que toute la ville n’en parle pas. D’autant qu’on était à ce moment-là en plein pendant les fêtes de la ville. C’est très important les fêtes de chaque ville en Catalogne, et là c’était celle de Barcelone et il devait y avoir des concerts sur la Plaça Catalunya pendant les trois jours qui suivraient l’occupation, et donc forcément un bordel ingérable s’ils essayaient de nous expulser. On savait qu’énormément de gens passeraient, le verraient et de fait beaucoup ont passé la porte de la Banque et sont venus participer aux activités qui pouvaient s’y dérouler.
- Inès : Il y avait un peu ce modèle des centres de convergence des mouvements anti-globalisation avant les sommets. Il y avait différents outils, par exemple de grandes cartes qui répertoriaient les différentes assemblées locales de quartier, mais aussi des assemblées sectorielles des travailleurs de la santé, de l’éducation et autres secteurs combatifs. Il y avait des ateliers et des discussions toute la journée, mais surtout des formes d’assemblée générale qui permettaient de conspirer à plein. La veille de la grève générale, on se retrouve dans la banque occupée pour se caler sur la journée de grève et il y a un monde dingue. On a pu parler ensemble des plans pour le lendemain, des parcours mais aussi sentir le niveau de confrontation que l’on était prêt à assumer collectivement face à la police, bref se donner une stratégie commune. C’est plutôt rare que ces aspects-là se pensent à plusieurs centaines plutôt qu’entre quelques délégués de diverses structures où les ressorts restent alors obscurs pour le plus grand nombre. Là j’ai l’impression que beaucoup de gens sentaient que ce qui allait se passer leur appartenait.
LA GREVE GENERALE DU 29 SEPTEMBRE
- La forme que prenait la grève générale n’était pas complètement spontanée, non ? Il y a des habitudes, des départs de chaque quartier… Comment ça s’est organisé et que s’est-il passé de nouveau ?
- Marco : Les grèves générales depuis les années 80/90, c’est toujours des moments où les mouvements anticapitalistes débordent un peu les syndicats majoritaires. Même s’ils lancent le mot d’ordre, c’est quand même souvent repris sur des bases beaucoup plus radicales. À Barcelone, il y a soit des groupes préexistants, soit des assemblées de quartier qui se forment à ce moment-là, qui organisent des piquets de grève mobiles qui essaient de penser les dispositifs propres à un blocage de l’économie plus efficace. Cela se passe par un découpage du territoire parce qu’on est dans une grande ville où il est compliqué de penser tous ensemble. En Catalogne, ça démarre à minuit pile, il y a des pétards et la fête commence : on va fermer la zone touristique, puis les journaux et transports, la poste, le port. Il y a le marché de gros qui est un point crucial avec souvent des confrontations. Le matin, tu bloques ton quartier, ses commerces et usines, les grands accès à la ville et puis le midi les différents piquets de grève convergent vers le centre-ville. Ces grèves sont des héritages du mouvement ouvrier, alors il s’agit historiquement de bloquer les points névralgiques du capitalisme productif.
- Nous, ce que l’on apportait de décalage par rapport à cette tradition, c’était de dire que ce modèle était partiellement dépassé et que l’économie ne tournait plus de la même manière. On voulait penser une grève générale qui puisse inclure les précaires, les chômeurs, les femmes au foyer, les immigrés… Les gros syndicats, ils continuent à penser la grève en fonction de ceux qui ont un CDI et peuvent aller bloquer un jour, se passer de salaire et reprendre le travail le lendemain. Notre génération ne vit plus du tout dans ces conditions-là, et on voulait que cela puisse être la grève de ceux qui n’ont pas les « privilèges », pourrait-on dire, de la classe moyenne laborieuse occidentale. On avait aussi cette analyse sur le fait que le capitalisme aujourd’hui ne produit pas que des marchandises mais aussi de la solitude et de la résignation. On voyait bien qu’avec la crise et la misère il y aurait plus de violence mais qu’elle ne serait pas nécessairement dirigée à l’encontre des responsables de cette crise-là : il y aurait encore des augmentations du taux de suicide, des violences faites aux femmes… On voulait participer à ce que ce malaise se refocalise de manière plus justement ciblée. On était en recherche d’électrochocs, de manières de créer un bouillonnement tel que les gens recommencent à se parler dans la rue, à penser la situation ensemble. Et puis il fallait couper court avec cette idée que la crise est comme une catastrophe naturelle. Une phrase que l’on avait écrite en gros sur le bâtiment de la banque, et qui est restée un moment après l’expulsion parce qu’elle était dure à effacer, c’était : « Ceci n’est pas une crise, c’est le capitalisme. »
- Est-ce que ça inclut d’autres types de piquets ? Qu’est-ce qui s’est re-déplacé dans la manière très concrète de faire grève ?
- Marco : Eh bien un des leviers intéressants, c’était tout un système de communication par mails anonymes où l’on annonçait : « hé, si toi tu n’as pas envie d’aller bosser ce jour-là parce que tu penses que c’est important que l’on fasse la grève tous ensemble, écris-nous. Si tu penses que tu vas te faire virer de ton supermarché si tu fais grève, écris-nous et on viendra le bloquer. Si tu es intérimaire, écris-nous qu’on te mette en lien avec un comité de quartier ». Et puis il y a tout cet aspect de la « grève métropolitaine » et des « flux », avec l’idée que ce qui marche c’est de bloquer les voies de circulation, ce que l’on a fait le plus possible et qui a très bien marché.
- Inès : C’est vingt-quatre heures très intenses. À minuit, il y avait déjà des barricades enflammées devant la moitié des usines du pays. Il y a eu des affrontements sur le marché de gros de Barcelone et un mort sur celui de Madrid, écrasé par un camion qui voulait passer en force. C’est quand même assez chaud. La nuit, pour les secteurs anticapitalistes et au-delà, c’est aussi une nuit de sabotage avec énormément de distributeurs de banques, d’agences immobilières, de bureaux d’intérim, ou encore de lycées dont les portes se font bloquer, engluer, enchaîner.
- Ce qui semblait moins prévisible c’était les débordements successifs dans la ville à partir des piquets. On avait l’impression que c’était toute la ville qui s’y mettait. Comment cela s’est-il passé ?
- Marco : Par rapport à ce qui avait pu se vivre ces dernières années à Barcelone, où une dynamique de violence politique est fortement assumée par une partie des mouvements, là ça a dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer cinq jours avant. Cela a été une rupture dans la normalité de la paix sociale de ces dix dernières années. Il ne s’agissait pas d’un secteur spécifique qui décidait ce jour-là d’aller s’affronter avec la police : les indépendantistes, les anarchistes… C’était une partie de la population barcelonaise qui s’y mettait, des bandes de jeunes aux syndicalistes, et il était impossible de savoir qui faisait quoi. La police a expulsé la banque occupée dans la matinée, mais cette expulsion a participé fortement au fait qu’autant de gens soient aussi véners et reviennent successivement sur la place tout au long de la journée. C’était à la fois dispersé dans la ville, et avec des pics d’intensité et des regroupements réguliers, avec au final le feu sur le perron de la Patronale (le MEDEF local), la place de la mairie dépavée et de la samba. Ce qui est fort ce jour-là, quand on y repense, c’est la joie : ce n’était pas une journée de guerre sociale dans un sens hyper militarisé avec la peur au ventre, mais plutôt un chaos festif.
- Inès : On doit quand même aussi parler de la répression pour ne pas donner une image trop faussée. Il y a encore quelques personnes qui sont en attente de leur procès suite à cette journée. Moi je connais au moins deux cas où les gens risquent huit ans de prison. Des gens qui pour le coup ont été pris au pif dans la rue à ce moment-là, qui n’étaient pas politisés, qui faisaient un peu la fête. Il s’agissait de taper très fort sur le simple fait que des gens participent à un attroupement illégal et restent après l’ordre de dispersion. C’est un signe très clair de la manière dont le pouvoir réagit à de telles situations de flou, où il ne sait plus bien qui fait quoi et qui identifier.
- Il y a ce déploiement d’énergie incroyable sur une journée, et en même temps le lendemain, hors des gros titres affolés, en se promenant dans la ville, on pouvait quasi avoir l’impression qu’il ne s’était rien passé. Quelles sont les conséquences directes de cette journée ? Comment on en arrive quelques mois plus tard au 15M ?
- Marco : Après ces quatre jours intenses d’occupation et puis cette explosion finale, la plupart des gens mobilisés, en allant se coucher cette nuit-là étaient sûrement ravis de ce qui s’était passé. Ce qui est sûr en tout cas c’est que ce mouvement n’avait pas une maturité politique énorme et a presque été victime de son succès. Cela nous a débordés aussi. Le lendemain entre la fatigue de quatre jours sans sommeil, et le fait de se retrouver à être désignés comme les ennemis publics numéro un, les potes arrêtés, et le fait d’avoir perdu l’espace de convergence, on a pas eu la capacité collective de maintenir cette énergie-là plus longtemps. Quand je dis « ennemis publics numéro un », je parle des squatteurs. C’était d’ailleurs assez dingue parce que pour le coup les squatteurs en question avaient été largement dépassés. Mais le gouvernement, la presse, les porte-parole des syndicats à l’unisson expliquaient que c’était exclusivement eux qui avaient fait les émeutes.
- Inès : Le problème c’est que l’on avait bien préparé ce qui allait se passer avant et pendant, mais pas ce qui pourrait survenir après. Il y avait eu cette participation incroyable, cette ville sens dessus dessous, mais on ne savait pas directement comment rebondir. Alors cela a quand même donné l’impression d’un feu de paille et les semaines d’après on s’est sérieusement demandés à quoi cela servait de provoquer ce genre de situation, de rompre à ce point avec la normalité pour qu’elle revienne aussi vite. De fait, c’est un des slogans qui a été largement repris après : « le plus violent de tout dans cette grève générale, c’est le retour à la normale. »
S’ORGANISER SANS ORGANISATIONS AU SEIN DES MOUVEMENTS BARCELONAIS – LA TENTATIVE DE LA « PENYA »
- Peut-être que vous pouvez évoquer un peu plus précisément « la penya », une entité qui est apparue en filigrane dans votre récit ?
- Marco : C’est compliqué de résumer deux ans de l’histoire d’un groupe. La penya est née de la Rimaïa, un centre social autogéré et une maison issus des mouvements étudiants de 2009. Ces mouvements n’étaient pas restés à l’intérieur des facs et avaient brassé beaucoup plus largement la société catalane. Et de la même manière ces étudiants qui ouvrent un squat ensemble, malgré la richesse du processus collectif interne, se retrouvent vite frustrés de l’entre-soi du milieu squat barcelonais, du manque d’incidence forte sur la société. Quand on commence à sentir que la crise n’est plus seulement une histoire de titres dans les journaux, mais a des conséquences hyper fortes dans la rue, ce groupe de gens essaie de penser comment on pourrait s’impliquer depuis nos perspectives dans le conflit social en gestation….
- Au début, la penya ressemble à une espèce de coordination d’espaces occupés à Barcelone, et devient rapidement une entité autre, au fur et à mesure que les liens se resserrent. Cela devient un groupe de travail plus affinitaire qui permet à des gens qui font de la politique à partir d’un territoire ou d’un secteur donné de se coordonner. Il faut imaginer une bande de potes, large et hétérogène mais avec des liens forts et passionnés. Ce groupe existait déjà avant la grève générale de 2010 et avait pu participer à des campagnes contre l’augmentation du prix des transports publics, à des occupations et autoréductions, à la mise en place d’une université populaire… Et puis avec l’occupation de la Banque d’Espagne en 2010 ça s’est accéléré.
- Cela donnait l’impression d’être un groupe assez divers dans sa composition ?
- Marco : On se rassemblait plus autour de pratiques que de théories communes, des pratiques horizontales, assembléistes, autogestionnaires, d’action directe, une volonté de nourrir la conflictualité sociale et de la repolitiser… On avait pu avoir des parcours militants divers : négristes [1] fascinés par les réseaux sociaux, marxiens, féministes radicaux, anarchistes insurrectionnalistes – mais on était sûrement tous un peu déviant de nos pseudo-chapelles, on ne voulait pas s’enfermer dans une identité politique. Au final, ça cristallisait un réseau avec une capacité quand même assez dingue. Par exemple, pour l’occupation de la Banque, qui était quand même une opération assez culottée, il y avait sûrement une centaine de personnes qui étaient au courant par avance et qui ont participé d’une manière ou d’une autre à l’organisation : que ce soit en écrivant un journal, en lisant un communiqué, en mettant des coups de pied-de-biche, en orientant la manif, en reconnectant le jus, en s’accrochant à la façade en rappel, ou en gardant la grande porte d’accès masqués avec des bâtons à la main…
- Ce groupe-là a continué après, sachant qu’il n’avait pas d’existence publique et n’était pas structuré de manière très formelle. On ne savait jamais vraiment avec quelle régularité on allait se réunir, comment on allait prendre les décisions et en même temps ce chaos était aussi un peu sa force, parce que ça lui permettait d’être assez ouvert aux situations, sans mode de fonctionnement déconnecté de ce qui survenait. Au moment de l’occupation de la place et du 15M, c’est un groupe qui, par exemple, a décidé d’accompagner le mouvement et de faire en sorte que les structures autogérées dont on disposait dans nos réseaux lui profitent : médias, cuisines, juristes… On se méfiait quand même très fort de dire aux gens ce qu’ils devaient penser, faire. On essayait d’être dans l’invitation plutôt. On s’efforçait surtout de poser des questions aux gens, dans les autocollants, dans les tracts… En même temps, c’est compliqué de dire « on » aussi. Par exemple, sur le sens à donner au 15M, il y avait des prises de tête permanentes au sein du groupe.
- C’est bizarre, quand tu disais précédemment que vous vous rassembliez plus autour de pratiques que de théories communes, que vous mettiez à disposition des structures, quand tu dis que vous posiez surtout des questions, j’y vois une espèce de timidité que j’ai envie d’interroger… Je veux dire, vous n’étiez pas juste un groupe de soutien logistique, ni le simple relais d’une colère. Il me semble que vous aviez quand même une analyse bien spécifique de ce qu’était la crise, le capitalisme, l’état social et des directions théoriques. Mine de rien quand un groupe comme le vôtre pousse par exemple à « passer de l’indignation à l’action », il donne une direction, tu considères qu’on ne peut pas rester dans une forme de forum permanent et c’est d’autant plus opérant que vous portez des propositions concrètes derrière… Des fois, ça me questionne le fait que l’on peine à assumer que l’on porte une vision stratégique. C’est pas quelque chose d’affreux, et ça ne signifie pas forcément que l’on recherche une position hégémonique, que l’on a tout pouvoir sur le mouvement ou que l’on se représente comme l’avant-garde éclairée… Des fois je préfère assumer qu’on pousse dans certaines directions, et laisser la possibilité à d’autres de pousser aussi, plutôt que de faire comme si on était de simples caisses de résonances d’un mouvement spontané. Pour tout dire, je nous trouve même parfois assez hypocrites dans certains discours faussement libertaires. Moi je crois que je préfère que les gens admettent certains rôles de pouvoir, c’est moins fuyant et plus facile à saboter quand ça prend des sales tournures, je trouve…
- Marco : Je vois bien ce que tu veux dire mais avec la penya à la base, on partageait surtout le sentiment que c’était nous qui allions apprendre des luttes avec les gens. On avait quelques certitudes, des évidences partagées, mais aussi une grosse envie de laisser une place à la surprise, un besoin d’être débordé, et une peur de ça en même temps évidemment. Après, collectivement on a fini par se sentir tellement appartenir au mouvement qu’on a effectivement essayé de plus en plus de faire bouger certaines lignes politiques, celles avec lesquelles on était le plus en désaccord, d’apporter du contenu et de tirer dans certaines directions. Un de nos axes ça a été aussi d’insister sur la diversité des tactiques, par exemple sur la possibilité de penser différentes formes d’actions comme complémentaires et de pas retomber dans les vieilles catégories, autour de la question de la violence notamment, dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs…
- Je pense que la tendance à tirer dans tous les sens pour unifier le mouvement autour de certaines lignes et de grandes actions, on l’assume mal parce que c’est aussi ce qui a fait exploser le groupe en interne. Après tu as raison, ce qui est mauvais effectivement c’est pas la perspective stratégique mais le côté « bureau politique ». À des moments, on a effectivement pu avoir peur de devenir une espèce de bureau politique diffus qui déciderait des grandes lignes, tout simplement parce qu’à nous tous, on avait des amis ou en tout cas des connaissances dans une grosse partie des organisations politiques préexistantes, des assos de voisins aux insurrectionnalistes, des contacts avec les syndicats, des amis dans la moitié des assemblées de quartier qui se bougent, dans la plupart des commissions sur la place… et que du coup on est effectivement les seuls à pouvoir convoquer en trois jours une réunion avec 200 personnes et une représentation de chacun des secteurs en lutte, à se sentir de penser prendre la Bourse ou lancer le blocage du parlement. Il y avait des gens qui savaient comment parler à 5000 personnes, faire passer les propositions avec les bons mots et dans le bon ordre… Ça aide aussi d’avoir des potes dans toutes les commissions, d’être au courant de l’ordre du jour, de se réunir avant les réunions pour discuter de ce qui s’y joue d’important et ce qu’on veut y apporter. Il y a une force politique indéniable là-dedans, et en même temps je veux pas en donner une impression qui serait trop positive : on était pris dans le rythme effréné des mouvements sociaux à ce moment-là, il y avait une prolifération d’initiatives de notre part mais plein de trucs que l’on a mal fait. Dans le speed, tu peux effectivement tomber facilement dans ces formes d’avant-garde, être moins vigilant sur l’autoritarisme, et aussi moins faire attention les uns aux autres dans le collectif. Ce dernier aspect notamment a bien tendu le fonctionnement du groupe, et a fait que certaines personnes en sont parties.
- Inès : Moi j’ai participé à la penya de manière plus ponctuelle. Ce que je voulais souligner, c’était qu’il y avait eu d’autres tentatives de coordination à Barcelone à l’échelle de la ville, comme l’assemblée des okupas qui pour le coup partaient clairement des squats. Alors pour moi ce qu’a apporté la penya de manière très positive, ça a été vraiment de l’analyse politique plus globale qui aille au-delà de nos espaces, de leur défense… Il y avait une envie d’aller voir dans d’autres luttes où on n’était pas habituellement, mais aussi d’analyser précisément le contexte économique, social, la conjoncture, de repenser le pouvoir, les agents sociaux, d’essayer de faire de la prospection sur la tournure générale qu’allaient prendre les événements dans les mois et années qui suivraient sur un plan social large… Et effectivement, au fil des événements il y avait des visions communes qui s’élaboraient. Cela pouvait passer par le fait de se réunir pour se dire « alors il y a un groupe qui a fait cette convocation sur une place pour le 15 mai prochain… qu’est-ce qui peut se passer ? Qu’est-ce que l’on peut en attendre ? ». Mais aussi d’analyser la situation au Portugal, en Grèce, en Égypte, pas seulement sous un aspect théorique, mais aussi se demander comment cela peut faire très concrètement écho chez nous. Ce groupe a quand même passé au moins autant de temps à essayer de comprendre la ville qu’à proposer des actions et projets. Il y a eu ces journées où on avait invité des gens de divers secteurs à discuter de ce qui faisait sens pour eux dans le présent de la ville. On voulait voir les différentes grilles de lecture de Barcelone, là où chacun percevait des leviers.
- Après il faut se méfier de ne plus faire que de la politique événementielle et de coordination. Cette critique ne s’adresse pas forcément aux personnes individuellement dans le groupe, parce que je pense que chacun était pris par ailleurs dans des engagements spécifiques et plus sectoriels, du boulot juridique, la Rimaïa ou d’autres lieux de vie, une assemblée de quartier… Je parle du fait qu’en tant que groupe il y avait cette focalisation à penser les grands moments, les grandes étapes. On était très bon pour assumer le côté spectaculaire sur le moment, les crochetages, l’escalade, la foule, mais sans avoir toujours suffisamment pensé le moyen terme. Cela peut effectivement donner des situations où tu vas ouvrir un immeuble pour la manifestation du 15 octobre parce que c’est ce qui peut faire remous, et puis tu te barres. Et même si ce qu’on a vécu le jour même est une expérience assez géniale, peut-être que cette action aurait dû se passer trois mois plus tard en ayant pris le temps de plus de discussions entre les familles qu’on connaissait et nous, en se donnant plus de chances pour qu’un collectif qui puisse tenir la maison se forme. Là en l’occurrence, on a occupé et on est parti sur autre chose et dans la maison, entre les gens, ça s’est mal passé. Il y a des gens du 15M qui sont restés mais qui sont arrivés en mode illuminés, qui ne connaissaient pas l’histoire du quartier et qui ont cherché à gérer la vie des mal logés dans un mode à la fois assez naïf et paternaliste.
- Marco : Avec ces tensions, la penya a quand même duré deux ans. Mais ce ne sont pas des expériences qui cherchent forcément à durer à tout prix en dehors de l’énergie du moment. Quand tu vois l’instabilité de nos vies aussi : la précarité, les changements incessants de boulots, les expulsions de ta maison tous les 2 mois… On a du mal à se structurer vraiment en anticipant tout ça. Mais il y a des liens encore assez forts et c’est une forme qui pourrait renaître en fonction des événements.
- Un des autres aspects de la penya, c’était le fait que ça puisse être un groupe transversal qui arrive en soutien sur des actions dans telle ou telle zone de la ville. Par exemple, tu savais que c’était possible de prendre contact, et que des personnes se rendent disponibles pour quelques jours sur un projet qui nécessitait d’autres énergies ou expertises que celles que tu avais regroupées avec les gens de ton quartier… L’année dernière à Poble Nou, des jeunes, des indépendantistes et l’assemblée locale 15M ont décidé de reprendre un bâtiment historique du quartier pour en faire un centre social autogéré. L’ « Ateneu Flor de Maig » existait du xixe aux années 30 et avait été un lieu emblématique du mouvement ouvrier coopératif jusqu’à la chute de Barcelone aux mains des fascistes en 39. Dans les années 70, un mouvement de voisins antifranquistes l’avait récupéré après une lutte dure, et géré jusqu’au printemps 2012 quand la municipalité les a expulsés. Les activistes du quartier avaient l’envie et la force, mais pas forcement les connaissances pour ouvrir la porte techniquement, ou monter une campagne de communication seuls. Alors ils ont demandé un coup de main, et beaucoup de gens ont pu participer à l’occupation de plein de manières différentes. Cela a été à la fois une occasion d’aider à reprendre ce bâtiment, de se sentir fort ensemble, mais aussi de transmettre un savoir-faire en serrurerie, électricité ou autodéfense juridique. À l’inauguration il y avait trois femmes qui présentaient le lieu, une de soixante-quinze ans avait vécu l’époque coopérative ouvrière, une de quarante-cinq, activiste des mouvements de voisins, et une de dix-huit ans, membre de l’assemblée de jeunes du quartier, comme un symbole d’une continuité historique encore bien vivante dans l’histoire rebelle de cette ville…
LES ASSEMBLÉES DU 15M
- Combien de personnes occupaient la Plaça Catalunya jour et nuit pendant le 15M ?
- Marco : Il y avait peut-être mille personnes qui dormaient au plus fort, et des milliers et des milliers de personnes qui passaient chaque jour participer aux ateliers et discussions. Il y avait des réunions tous les soirs à 22h. L’assemblée était pas mal consacrée à la vie commune sur la place, aux retours des commissions, à des annonces et coups de gueule. Il y avait aussi ce système de « coins de parole » dans lequel les gens se divisaient en groupes plus réduits qui discutaient simultanément à partir de propositions, en allers-retours avec l’assemblée centrale.
- C’est intéressant de comprendre comment peuvent s’organiser des assemblées avec plusieurs milliers de personnes et c’est quelque chose que l’on expérimente peu par chez nous, peut-être à part dans certains pics des mouvements étudiants des années 2000. Or j’ai l’impression que tout mouvement qui aspire à prendre de l’ampleur doit se poser la question de comment il interagit et débat aussi en masse. Qu’est-ce que vous retenez de ces moments-là de votre côté ?
- Marco : Moi j’ai mis une semaine avant d’aller aux assemblées générales. Je me disais que tout ce qui pouvait se passer d’intéressant se situerait en dehors des assemblées. Et puis un jour j’étais curieux, je me suis posé et j’ai regardé, et en fait j’étais ému par ce que j’entendais. Je trouvais l’intelligence collective assez impressionnante. Dans une ville où un des problèmes principaux que l’on peut avoir malgré le foisonnement de mouvements, c’est la difficulté à tisser des objectifs et actions communes, c’était déjà un pas d’avoir ces moments d’échanges, cette agora. Par contre, l’idée de prendre des décisions à cinq mille, alors que l’on ne savait pas forcément ce que l’on avait à partager ensemble, était beaucoup plus problématique. En fait, dans le chaos ambiant, les modes de prise de décision changeaient en permanence. C’était un peu genre « démocratie expérimentale » et en fonction des jours, différentes formes étaient essayées. Moi ce que j’ai vu, ça a été soit de rares fois le consensus strict, et à trois mille c’est laborieux, soit de rares fois la majorité simple, soit le plus souvent une tentative mixte entre les deux formes. Par exemple sur l’idée d’aller bloquer le parlement, il fallait un accord clair : première option « en faveur », la seconde « contre », la troisième « à débattre ». S’il y avait moins de cinquante personnes qui étaient contre ou qui voulaient en débattre, on estimait que c’était un consensus et la décision était prise. Cela venait de l’idée que si on était trois mille, le consensus avec moins de cinquante personnes contre signifiait que les divers tarés, flics en civils et manipulateurs conspirationnistes ne pourraient pas avoir un pouvoir de nuisance trop important.
- C’était affirmé comme ça le coup des cinquante personnes ?
- Inès : Ben je sais pas, moi c’est la première fois que j’entends cette formulation (rires) ; ça ressemble un peu sous certains aspects à la démocratie et aux cinquante tarés que nous sommes habituellement pour le système.
- Marco : Oui enfin, c’était aussi se donner la possibilité d’avancer sur certaines grandes décisions collectives, sans qu’il y ait un rigorisme formel où une seule personne pourrait bloquer le processus collectif. Après, comme dans bien des collectifs de dix anarchistes, quelquefois les décisions étaient suivies et puis d’autres fois, si le lendemain la dynamique était sur autre chose eh bien on faisait autre chose. Pour moi le principal problème de ce genre d’agora collective, c’est le centralisme, et avec ça le risque de se paralyser les uns les autres autour du plus petit dénominateur commun, plutôt que de donner de la force à l’autonomie d’action. C’est un des facteurs de l’imposition du dogme officiel de la non-violence par exemple. Aussi parce que dans ce contexte à visage découvert, sur une place face à des milliers, c’est plus dur d’aller proposer des actions plus offensives.
- Inès : Il faut bien voir aussi qu’à des moments, des gens votaient sur une proposition, et une heure plus tard revotaient sur quelque chose qui allait à l’encontre de la première proposition. Et alors ce genre de situation, ça te renvoie quand même à une peur fondée des effets de masse où suivant le genre d’orateur que tu as en face de toi, avec quels mots et quel rythme il finit son discours, tu peux déclencher ou pas une vague de cris et d’applaudissements, avec par ailleurs des contenus assez contradictoires. C’était assez disparate parce qu’il y a eu aussi des moments grandioses. Par exemple, le lendemain de l’expulsion de la place, où des éboueurs sont venus et ont dit qu’ils étaient contre l’expulsion, alors que certains d’entre eux étaient venus avec la police la veille pour prendre les affaires des gens, et là ils voulaient affirmer leur soutien.
DE L’INDIGNATION À LA RAGE – LA GRÈVE GÉNÉRALE DE 2012
- Il y a une nouvelle grève générale du 29 mars 2012 ?
- Marco : Cette grève est traversée par les contenus des mouvements de ces dernières années mais elle est directement générée par une réforme assez dingue du code du travail. C’est un peu comme s’il n’y avait plus de CDI. Par exemple, si tu es malade genre 20% du temps sur trois mois, même si tu vas à l’hôpital, tu peux te faire licencier sans préavis. Du côté des syndicats, cette grève est organisée assez à l’arrache. Avant, les grèves générales étaient convoquées trois mois à l’avance, cela nous laissait aussi trois mois pour mobiliser, préparer des actions… Là ils l’ont convoquée seulement quelques semaines à l’avance, et ça donnait aussi le sentiment qu’ils n’avaient pas envie que ce soit la grève du 15M, qu’il leur fallait autant neutraliser l’hégémonie de ce mouvement sur le terrain social que faire chier le gouvernement par rapport à sa réforme.
- Depuis le slogan de la grande banderole affichée sur la tour de la banque occupée en 2010 et que tout le monde avait vu : « Les banques nous asphyxient, les patrons nous exploitent, les politiciens nous mentent, l’UGT et la CCOO [les 2 principales centrales syndicales] nous vendent. A la mierda ! », ils faisaient face à un mouvement qui les attaquait globalement et sur lequel ils n’avaient pas de maîtrise. Ce sont des enjeux complexes parce que d’un autre côté, ils pouvaient aussi souhaiter qu’il y ait des émeutes ce jour-là, et l’avaient d’ailleurs fait savoir à certaines composantes du mouvement en off. L’idée vicieuse derrière, à mon sens, c’était de pouvoir dire, « Voyez ce qui se passe si vous ne vous asseyez pas vite fait à la table du dialogue avec des interlocuteurs responsables » ; sachant que la réforme du travail, c’était aussi une baisse de 20% des subventions aux syndicats et ça franchement, ils kiffaient vraiment pas. Je crois qu’au final et vu le contexte, autant de la part de nos mouvements que du leur, il y avait un accord sur le fait qu’il fallait que ça pète.
- Les semaines d’avant, même en peu de temps, il y a eu un gros processus d’organisation dans chaque quartier, avec finalement des centaines de personnes sur chaque piquet de grève. En 2010, on avait déjà été surpris qu’il y ait cinq mille personnes au piquet de grève unitaire de midi, qui est conçu comme un piquet de grève combatif, et là on était plutôt trente mille dès la mi-journée. Dès le matin cette grève générale avait repris sur le mode sur lequel s’était finie celle de 2010. Cela avait déjà pas mal pété dans les quartiers, on pouvait voir des colonnes de fumée un peu partout dans la ville et puis tous les cortèges qui remontaient les rues depuis chez eux pour se rassembler. Le piquet central devait commencer à un carrefour pas loin du centre financier de la ville et avant même que la manif ne commence à se former, un groupe de gens a essayé d’incendier la Bourse. Lors du piquet de grève unitaire, au bout de cinq minutes, la tête de la manif et une grosse partie des gens derrière étaient cagoulés en train de défoncer le centre financier de la ville, et de mettre le feu à divers bâtiments de corporations ou d’institutions.
- C’était très ouvert. Certains groupes organisés ont sûrement initié des attaques le matin ou à midi mais au fur et à mesure de la journée les actes émeutiers ont été massivement réappropriés. Par exemple à la fin de la journée, ceux du 15M ont convoqué une manifestation unitaire dans le centre, où 80 000 personnes se rassemblent et c’est là, malgré l’état d’esprit censément plus tranquille du 15M, qu’arrive une bonne partie des confrontations. Lorsque la police a chargé le cortège, tout le monde a défendu de nouveau la place avec des combinaisons un peu étranges, entre des personnes qui jetaient des cailloux et d’autres avec les mains peintes en blanc au milieu en train de lever les bras et de dire aux flics de ne pas tirer. Il y avait la force d’un moment 15M avec toute cette foule hétérogène et créative, et celle d’une grève générale avec la présence des secteurs durs du monde ouvrier. Moi j’ai le souvenir de cette première ligne d’affrontement peu coutumière : un tiers « racaille » – ou l’équivalent local – un tiers black bloc et un tiers pompiers, qui renvoient les lacrymos avec les gens et les soignent (rires). Tu pouvais marcher pendant une heure et ne croiser que des banques pétées et des barricades enflammées. Et puis comme lors de la fin de la grève générale de 2010, c’était assez joyeux, il y avait des familles qui se prenaient en photo devant les barricades en se marrant, des groupes de divers âges qui se posaient autour pour tchatcher. Sur le moment, cela me renvoyait à un des grands slogans du 15M : « on a perdu la peur. » Après ça, le ministre de l’intérieur a d’ailleurs déclaré explicitement : « Il n’est pas du tout possible que les citoyens n’aient pas peur de nous » !
DE L’INDIGNÉ À L’ENNEMI – VISAGES DE LA RÉPRESSION
- Quelle a été la réaction des syndicats et du gouvernement ?
- Inès : Les syndicats ont beaucoup moins participé que d’habitude à la critique de ce qui s’était passé. Ils l’avaient quand même un peu souhaité. Et puis il faut dire qu’il y a eu des arrestations dans un peu tous les secteurs, dont des personnes connues chez eux, alors ça rendait compliqué la dissociation. Il y a eu des arrestations après aussi, mais par exemple sur le coup il y a eu deux jeunes membres du parti communiste qui se sont fait prendre, et ont passé un bout de temps en prison. Il y a eu 144 arrestations à Barcelone, une trentaine la journée même et le reste après. Ils ont mis en place un système de délation publique en publiant des photos des gens sur une page web. Moi je n’étais pas là, je suis revenue quatre semaines après et j’ai ressenti une grande gueule de bois. Quand même la répression a fonctionné. Après la grève du 29 mars, il y a eu ce groupe « l’arrière-garde » qui a été pensé pour faire du soutien anti-répressif dans des situations graves, notamment pour les inculpés qui n’ont pas de réseau derrière eux. Un groupe d’avocat s’est organisé pour déposer une plainte collective contre la police. Il y a aussi un groupe de soutien moral, parce que c’est pas évident quand tu es isolé d’attendre deux ans un jugement pour lequel tu risques huit années de prison juste pour avoir déplacé une poubelle.
- Pour en revenir aux conséquences politiques du 29, est-ce que le gouvernement a reculé sur le passage de la réforme du code du travail ?
- Marco : Non. Il aurait fallu que ça dure un peu plus longtemps et que ce soit un peu plus dispersé mais là c’était encore trop isolé. Malgré la force du débordement, on n’était pas encore capable de pouvoir relancer sans les syndicats. Mais c’est en train de changer ces derniers temps, de se déplacer aussi. Il y a le fait par exemple que la crise a tout spécialement touché l’Andalousie et qu’il y a eu de grosses réponses là-bas, il y a eu les blocages routiers et la combativité des mineurs des Asturies et puis les mineurs qui sont remontés jusqu’à Madrid. Il y a eu aussi cette année une mobilisation étudiante réprimée à Valencia qui a trouvé un écho à Barcelone. La police a tabassé des lycéens.
- Inès : Cet épisode est intéressant parce qu’après la grève générale, mais aussi le 15M et les mouvements d’étudiants de Valencia, il y a eu une reconstruction du droit pénal mais aussi de la figure de l’ennemi. Par rapport à 2010, l’ennemi désigné ne pouvait plus seulement être les squatteurs « antisystème », mais tous ceux qui restaient dans la rue à partir du moment où la police décidait que les gens devaient rentrer chez eux. On le voit à travers les déclarations du chef de la police. À Valencia il a déclaré : « il ne s’agit pas d’étudiants mais de l’ennemi ». En réponse, à Barcelone, toutes sortes de gens criaient dans les manifs : « Moi aussi je suis l’ennemi ». Et ça a fini par créer un décalage important par rapport à la politique initiale du 15M comme mouvement légaliste, qui se revendiquait quelque part du côté des bons citoyens.
- Marco : Il faut dire que le ministre de l’Intérieur de la Catalogne c’est un psychopathe, c’est le genre à poser en photo dans la presse avec une batte de base-ball pour dire qu’il va casser la gueule aux révolutionnaires. Il avait dit « j’irai trouver tous ces rats, qu’ils se terrent dans les égouts ou qu’ils se cachent derrière une chaire universitaire ». On peut dire qu’il avait vraiment cherché à nous impressionner et que de son côté il élargissait le spectre de l’ennemi. Il y a un autre chef de la police à ce moment-là qui a sorti un guide militaire de contre-insurrection en mode Vietnam, avec des phrases de L’art de la guerre de Sun Tzu appliqué aux « squatteurs antisystème ». La police a commencé aussi à demander des comptes à des étudiants en master qui bossaient sur la répression, la torture… Il y avait des flics infiltrés à l’université. Il y avait diverses déclarations qui donnaient le sentiment que pour une partie de la police, l’ennemi était devenu la population et non plus seulement les délinquants et les squatteurs.
APRÈS L’OCCUPATION – S’ORGANISER SANS LIEU CENTRAL
- Si on garde l’idée de s’organiser à l’échelle d’une ville, comment par exemple le mouvement du 15M se structure-t-il à partir du moment où il a perdu la Plaça Catalunya et donc son point central de convergence ?
- Marco : Un des moyens de communication et même de prise de décision, c’est vraiment les réseaux sociaux. Pour certains d’entre nous qui ne les utilisions pas, c’était assez difficile de le sentir et je dois avouer que certains dans la penya s’y sont mis passionnément. Par exemple, sur l’histoire de blocage du parlement [cf. texte 15M dans la constellation « Intervenir » et dans la chronologie], la décision s’est prise autant sur la place que sur Twitter. L’idée a été balancée sur la place et sur Twitter, et là il y avait un tel feedback, de tels débats et un tel enthousiasme que de fait beaucoup de gens étaient persuadés que ça allait marcher. Et il y avait je pense cet aller-retour entre ce qui se passait sur la place et sur Twitter. Et quand la place finit par se vider, cet espace-là continue à être alimenté. Si tu lançais un appel, une initiative de coordination entre les quartiers et que tu mettais ça sur le compte Twitter de la place, cela faisait quand même 50 000 personnes qui le recevaient instantanément sur leur téléphone ou leur ordi. Pas mal de potes impliqués dans les assemblées de quartier disaient qu’avec cet usage des réseaux sociaux, tu étais sûr que les gens concernés avaient l’info et pouvaient réagir, alors qu’avant tu passais des heures à coller des affiches sans savoir qui ça allait toucher et sans qu’ils puissent réagir…
- Je pense qu’une des forces des réseaux sociaux dans ces contextes – et au vu de la décomposition du militantisme à l’ancienne basé sur les partis, les syndicats ou les assos – c’est de s’appuyer sur les groupes affinitaires, au sens basique de la bande de potes, que ce soit pour aller bloquer un lycée, empêcher une expulsion ou se retrouver sur une place. Ces actions sont beaucoup moins encadrées par des structures formelles qu’il y a vingt ans, et là-dessus Twitter et Facebook donnent un potentiel à ce que ces groupes affinitaires informels se rencontrent et puissent communiquer de manière transversale. Après, je suis pas en train de faire l’apologie de ça, c’est bien de coller des affiches, de se parler de visu et il y a aussi tellement d’aspects malsains avec ce type de communication virtuelle… C’est une illusion de penser que tu participes activement juste en écrivant des messages de ton portable, et d’autres moments où on avait beau twitter et retwitter, on était les 50 mêmes que d’habitude. Mais j’essaie juste de montrer aussi comment ça a pu être un outil à ce moment-là, pour provoquer des réunions larges par exemple.
DE LA PLACE AUX QUARTIERS
- Est-ce que vous pouvez évoquer la manière dont le mouvement se transpose à ce moment-là dans les assemblées de quartier, le passage d’un rassemblement sur une place à diverses formes d’actions concrètes ?
- Inès : Il y a eu des coordinations des assemblées de quartier quand on était sur la Plaça Catalunya, mais après qu’on a levé le camp il n’y avait plus de grand espace de coordination et il était plus difficile d’avoir une idée globale de ce qui se passait. Ce que l’on peut dire c’est que la moitié de ces assemblées étaient préexistantes à l’occupation de la place et que l’autre moitié s’était créée au cours du mouvement. C’était clair en tout cas sur la place, qu’il fallait à un moment que l’on sorte d’une multiplication des commissions et d’assemblées avec des milliers de personnes pour se retrouver aussi à une autre échelle dans les quartiers.
- Marco : Cette dynamique des assemblées de quartier, c’est quand même très lié à une culture politique de Barcelone, où il y a souvent le sentiment d’une communauté et d’identité politique collective liée à son quartier, un sentiment d’appartenance plus que dans plein d’autres endroits. Quelque chose de majeur dans les années 70/80 ça a été le mouvement des assemblées de voisins. Dans pas mal de quartiers dépourvus de tout, ça se traduisait par des luttes pour l’accès à l’eau potable, à des routes goudronnées, l’accès aux écoles, par le fait de mettre la pression sur les autorités avec des formes d’auto-organisation. Les assemblées du 15M ont une filiation historique avec tout ça, sachant que beaucoup de mouvements de voisins avaient été cooptés par les mairies et partis politiques et s’étaient fortement institutionnalisés. Et là, c’est reparti de manière beaucoup plus chaotique et vivante. Et puis il y a des quartiers où il y avait déjà des formes d’assemblées autonomes souvent liées aux mouvements anticapitalistes et aux centres sociaux autogérés. Dans des quartiers très militants comme Sants où il y a une assemblée de quartier anticapitaliste depuis plus de dix ans, les bases pouvaient être un peu différentes de celles du 15M. Ça a donné des points de friction sur les manières de s’organiser ou les discours portés. Presque deux ans après le 15M, de rares assemblées sont toujours aussi fortes et d’autres ont disparu complètement, certaines sont arrivées à s’ouvrir sur la durée et d’autres se sont un peu recroquevillées.
- Inès : En ce qui concerne les assemblées, il est difficile de ne pas faire de généralisation abusive. À Barcelone, chaque quartier connaît des réalités assez différentes, entre le centre-ville, la banlieue, les quartiers très catalans, etc. Dans mon quartier par exemple, le Forat, qui est proche du centre, populaire, avec une forte population immigrée et un processus rapide de gentrification en vue de laisser toute la place aux foutus touristes, il y avait eu quelques années auparavant toute une lutte victorieuse pour qu’un projet de parking ne se fasse pas et qu’il y ait un parc à la place. Cela a donné un parc autogéré et ça s’est fait par le biais d’un groupe de voisins associés à des squatteurs. Et la dynamique d’assemblée que l’on avait eue à une époque à travers ce projet a repris avec le 15M, avec des nouveaux et des anciens. On a commencé à faire des réunions à la fois pour s’organiser pour les manifs du 15M, le blocage du parlement, le soutien aux inculpés, les mouvements d’occupation des hôpitaux ou contre les coupes budgétaires… et puis d’autre part les actions spécifiques au quartier. Là où j’étais, ça s’est beaucoup centré autour des rafles de migrants parce que c’est très présent chez nous. Dans mon quartier, il y avait une forte présence de squatteurs et de personnes de traditions anarchistes, et on est assez vite intervenu directement pour empêcher des rafles alors que c’était impensable dans d’autres assemblées.
- Est-ce que vous voulez donner des exemples d’autres projets récents issus de dynamiques de quartier ?
- Marco : On peut parler de can Battlo à Sants, qui est une histoire à la fois hors du 15M et reliée. Il s’agit d’une ancienne usine, un espace gigantesque dans le quartier de Sants dans lequel beaucoup de gens du quartier avaient bossé. Depuis dix ans, ils revendiquaient la reprise de l’usine. Et puis il y a trois ans ils ont commencé à organiser un compte à rebours, à annoncer par voie d’affiche et autres que si tel jour à telle heure on ne leur donnait pas les clés, ils prendraient l’espace et l’autogéreraient. Il s’agissait d’en faire un lieu de vie pour le quartier. Il s’est avéré fortuitement que le terme de ce compte à rebours est arrivé pendant l’occupation de la Plaça Catalunya. Cela a donné une force incroyable, c’était une semaine après la tentative d’expulsion et le pouvoir ne pouvait pas prendre le risque de se retrouver face à une autre situation incontrôlable dans ce quartier. La veille, ils ont donc effectivement donné les clés de l’usine au mouvement de voisins… Les voisins en ont fait un gros centre social avec une bibliothèque, une imprimerie, un bar, un restaurant, un théâtre, une menuiserie, un fonds d’archives… enfin il reste encore toute une partie de l’usine à occuper. Il faut dire aussi qu’il y aura sûrement un fonctionnement coopératif avec des personnes qui gagnent leur vie dans ce lieu. C’est particulier parce que c’est un espace qui se définit comme anticapitaliste, mais où il y a aussi pour certains la possibilité de se salarier plutôt que d’aller faire des boulots de merde ailleurs.
- Marco : Il faudrait aussi parler du côté productif du mouvement, des menuiseries, imprimeries, potagers de quartier… Il y a à Barcelone, dans une situation de crise, un tissu coopératif, autogestionnaire, territorialisé qui est là de longue date et qui pouvait entrer en résonance avec des aspirations portées par le 15M. Ce sont des réponses largement insuffisantes, mais cruciales face à la désagrégation de l’État social, et qui vont au-delà du côté insurrectionnel émeutier qui, isolé, peut laisser effectivement un certain vide après coup.
- Pour finir cet entretien, qu’est-ce que vous aimeriez voir arriver maintenant comme prochaine étape à l’échelle de la ville ou au-delà ?
- Marco : Il est encore difficile de discerner par où pourraient surgir des formes de dépassement. Ces grands moments d’explosions collectives, la multiplicité des rencontres, ont permis une implication accrue dans le travail de fourmi des collectifs de base. Les deux choses se nourrissent l’une l’autre : le feu de paille de ces mouvements très spectaculaires nourrit les braises de ce qui, au fur et à mesure de l’année, tient les mouvements sociaux dans leur densité, dans ce qui leur permet d’arracher des petites victoires plus quotidiennes, et ces foyers disséminés permettent que tout puisse se ré-embraser à un certain moment.
- Inès : Moi je pense directement à quelque chose de très simple et concret, j’aimerais bien que le chaos du centre-ville monte jusque dans les quartiers riches. J’habite pas loin maintenant et j’ai envie qu’ils sentent aussi la peur monter. Et puis j’ai aussi envie de voir comment on participe à ce que les secteurs qui s’en sont pris le plus dans la gueule, les migrants et le lumpen, les gamins des quartiers, trouvent aussi des issues politiques, parce que j’ai peur des mouvements qui laissent au dehors cette partie des gens. Ce rêve renvoie aussi la possibilité cauchemardesque que ce qui prenne le pas soit la guerre entre les pauvres et la xénophobie. Rien ne nous préserve du risque que l’élan de ces dernières années ne se retourne pas de façon réactionnaire. On voit bien l’exemple de la Grèce en ce moment et la manière dont les fachos créent aussi du lien social et du sens communautaire, on le voit aussi à Rome dans les centres sociaux des identitaires qui sont très populaires. Il faut vraiment continuer à construire une issue politique autre à la haine qu’on sent dans l’air.
[1] Nom donné aux groupes politiques inspirés par la pensée d’Antonio Negri, théoricien et acteur du mouvement de l’autonomie ouvrière dans les années 70 en Italie. Il a publié en 2000 Empire, développé le concept de « multitudes » et exercé à ce titre un rôle aussi influent que contesté sur les mouvements anticapitalistes des années 2000.