Débat récurrent, l’opposition entre lutte violente et non-violente est aussi un débat difficile, difficile d’abord tant il révèle parfois des rapports au monde contradictoires. Difficile surtout puisqu’il est souvent posé en ces termes, une opposition simpliste qui fait automatiquement basculer quiconque critique l’idéologie non-violente dans la catégorie « violent ». Le débat posé en ces termes évite alors la question de la définition de la violence. Comme l’a dit Brecht : « On parle toujours de la violence d’un fleuve et jamais de la violence des rives qui l’enserrent ».
En effet, dans la version officielle/médiatique, ce sont toujours les manifestant-e-s (dès lors stigmatisé-e-s) et très rarement les forces de l’ordre, et encore moins un système social dans son ensemble, qui sont violents. Les forces de l’ordre maintiennent l’ordre, qu’importe si cet ordre établi, cet ordre des choses qui prend parfois le nom de légalité, est insoutenable et qu’il pousse parfois au désespoir ou, comme en Tunisie, à s’immoler par le feu. Le contexte politique est différent à Notre-Dame-des-Landes et à Tunis, direz-vous. Pourtant l’aide proposée des CRS français pour rétablir l’ordre en Tunisie en dit long sur la nature du régime français. A une échelle différente, sans doute, en France aussi l’ordre établi ne nous laisse que peu de pouvoir sur nos vies, en France comme partout ailleurs, la légalité tue.
A Notre-Dame-des-Landes, la prétention bureaucratique construit la réalité de toutes pièces, faisant fi d’un territoire et de ses habitant-e-s, soutenue par le mythe du progrès dont l’Etat serait le grand démiurge. Les certitudes des aménageurs ne souffrent aucune discussion, leurs prévisions se veulent irréfutables, garanties par des statistiques sans appel. La violence d’un tel processus est systématiquement occultée, parce que « légal », parce qu’avançant sous couvert de « légitimité démocratique », parce que nos esprits ont depuis longtemps appris à réduire ce qu’on entend par « violence » à l’idée de brutalité, de force physique. Pourtant des actions se proclamant non-violentes peuvent laisser des individus brisés sans qu’aucune agressivité n’ait été exprimée contre leur personne. Pourtant ce qui est stigmatisé comme « violent » ne l’est parfois pas au regard de l’oppression à laquelle cet acte répond.
Alors qu’est-ce qui est violent ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? A ces questions nous préférons celles-ci : Qui décide de ce qui est violent ou pas ? A qui profite cette définition ? Il nous semble nécessaire de rejeter cette dualité stérile parce qu’elle est une manipulation de la pensée dominante qui prétend séparer les bon-ne-s opposant-e-s des mauvais-es. D’un côté celleux qui suivent docilement les cortèges syndicaux et qui opposent une résistance symbolique ; de l’autre celleux qui se confrontent avec le pouvoir établi et qui récoltent les coups et les procès.
Ne pas se limiter dans nos moyens de lutte et promouvoir une diversité de tactiques nous paraît alors plus riche et plus efficace. N’oublions pas, à ce sujet, ce que les mouvements « pacifistes » anti-colonial en Inde et anti-ségrégationniste aux Etats-Unis (dont Gandhi et Martin Luther King étaient respectivement les figures emblématiques) doivent aux autres groupes de résistance ne se réclamant pas de l’idéologie non violente.
Nous ne dirons jamais dans nos textes et dans nos comptes rendus d’actions que nous avons agit de façon non-violente.
Pourtant nous sommes résolument non-violent-e-s, nous aspirons à vivre dans une société moins violente, où les gens ne seraient pas enfermés, malmenés, numérotés, où on serait attentifs les un-e-s aux autres, où on choisirait ensemble la façon dont on veut vivre plutôt qu’elle soit imposée par la force. Nous ne dirons pas que nous avons agit de façon non-violente parce que c’est vraiment difficile de déterminer ce qui est violent et ce qui ne l’est pas. Une personne qui reste le ventre vide devant un supermarché. Une foule indifférente qui passe devant elle sans jeter un regard. Quelqu’un qui vole le gérant du supermarché. Un vigile qui fait un sermon à deux jeunes voleur-euse-s de bonbon.
Faire un tag sur le mur de quelqu’un peut parfois causer une souffrance que l’on ne soupçonnerait pas. Détruire un champs d’OGM sera sans doute perçu de façon très violente par la celui ou celle qui aura consacré dix ans de sa vie à ce projet. Est-ce que c’est violent d’accepter de payer des impôts qui servent à faire la guerre en Afghanistan, à « préserver les intérêts français » en Côte d’ivoire et a maintenir le dictateur au Tchad ? On n’entend jamais le corps policier se vanter d’avoir encadré une manifestation de façon non-violente parce qu’il se sent légitime pour user de la force ou non suivant ses besoins.
Il nous semble que bien souvent, les qualifications de violence ou de non-violence font en fait référence aux notions de légalité ou d’illégalité, d’usage ou non de la force physique ou de légitimité ou non d’une action. Même lorsque nous n’utiliserons pas notre force physique, que nous agiront selon la loi et que nous agiront de la manière qui nous semble la plus légitime au monde, nous ne dirons pas que nous avons agit de façon non-violente pour ne pas nous désolidariser de celles et ceux que la loi considère illégaux, de celles et ceux qui se battent pour survivre et de celles et ceux qui n’ont plus rien à perdre.