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Le basculement a commencé bien tôt. À treize piges, tu choures quelques sacs sur la plage. Par défi, par jeu ou par ennui. Premières gardes à vue. Premières humiliations. Tu apprends à lever le menton et à serrer les dents, jusqu’à la prochaine. Au bout d’un moment, tu ne comptes plus le nombre de fois où tu as baissé les yeux quand tes darons sont venus te chercher au commissariat. « Mais c’était pour jouer, maman » … Non, tu ne veux plus grandir. Ce n’est pas toi qui désertes le monde, c’est le monde qui se distancie de toi.
Alors tu décides de ne jamais t’arrêter ; comme on se tient des promesses quand on est minot : « On se donne rendez-vous dans 10 ans. » Tu veux jouer, encore et toujours. C’est à ce moment que tu te rends compte que c’est au fond de la classe qu’on voit tout. Le radiateur en hiver, la fenêtre en été. Mais au fond, quoiqu’il arrive. La tête qui repose sur le mur de derrière, la voix des profs et la chaise à deux pieds pour bercer tes pensées. Tes seules interventions consistent à foutre du chewing-gum dans le magnétoscope ou dans la serrure. Tu uses tout à la fois de prudence et d’ingéniosité pour tricher : les formules de maths recopiées au crayon sur la règle en métal ; les dates d’Histoire planquées dans la manche ; les verbes irréguliers, en Anglais, imprimés en petite police et glissés sous la feuille de contrôle… Et en dernier recours, tu as l’infirmerie et son lit douillet qui te permettra de finir ta nuit.
« C’est un défi entre le système et nous », me disait une copine au collège, tout en enfonçant un trombone plié en U dans une prise (avec une gomme pour isolant), histoire de faire disjoncter tout le bâtiment cinq minutes avant les cours.
Si génie il y a, c’est grâce à celui de la triche, de l’écart, du mensonge et de la supercherie que tu es parvenue au lycée. La cour des grands. Les premiers cours séchés. Les premiers bedos en s’ennuyant sous l’abribus. Et surtout, les premiers mouvements sociaux.
en grève
2005. La quasi-totalité des lycées français sont bloqués contre la loi Fillon. On ne se souvient plus vraiment aujourd’hui ce qu’elle disait cette loi-là. Peut-être même qu’à l’époque, au fond, on s’en foutait un peu. De toute façon, c’est pas ce qui reste. Ce dont on se souvient, c’est de cette sensation folle de libération. Bien trop peu politisés pour se fixer des barrières. Je me souviens d’une conversation avec une copine qui me soutenait qu’on pouvait supprimer l’argent. Je trouvais ça complètement con… mais avec le recul !
Tu apprends à crocheter les serrures sur celles du gymnase, pour dormir sur les matelas de gymnastique. À huit, bien serrés, il fait tout de même plus chaud. Au pire, tu fous quelques chaises en bois pour faire un feu de joie, au milieu d’une cinquantaine de tentes qui occupent l’espace vert du lycée. Et les premières amours, les plus intenses, se créent ici, dans cette faille. Il faut assumer ses premières gueules de bois en hurlant sur les poubelles qui bloquent le lycée, après avoir dormi quatre heures. Quand tu partages une boîte de céréales sur deux carcasses de voitures empilées que les mecs du génie mécanique ont portées à bout de bras, par-dessus la barrière du lycée, pour sûr, tu as fait un grand pas de côté ; et il te semble alors impossible de revenir un jour dans le droit chemin. Quelques-uns de tes acolytes d’alors s’éloignent, justement. Ils le rejoignent, ce chemin. Quand d’autres, forcément, des années plus tard, sont toujours là, pas trop loin.
C’est quand tu te fais virer du lycée pour absentéisme que tu saisis – au moins en partie – l’étendue de leur absurdité. « Pourquoi vous me virez ? Je ne suis déjà plus là. » C’est toujours un peu l’angoisse, ces situations. Mais tu décides de rebondir ; les autres diront : de t’enfoncer. Tu partages toujours des conversations interminables avec tes amis. Tu refais le monde, quoi. Mais en rentrant chez toi, tu te prends dans la gueule son quadrillage. La finesse de sa trame. Il faut bien bouffer quelque chose ce soir. Et alors naissent les premières déceptions. L’errance du salariat et les ruptures familiales. Tu feras de la malice ta principale alliée, avec pour seule ligne de conduite une éthique fluctuant selon les nécessités. Tu choures tout ce qui est à portée de main. Tu te passionnes pour le pick-pocketing et le crochetage de serrures. Tu bâtis, des nuits durant, des arnaques. Ce sont des plans d’attaque, rien d’autre. Pour la dimension pécuniaire, très certainement. Mais par défi, surtout. Pour se sentir vivant, sans en douter. Pour rendre les coups, enfin… Quelle jouissance quand tu refourgues à la Française-Des-Jeux des tickets gagnants déjà encaissés ! Quand tu revends à une grande enseigne d’informatique ses propres produits ! De toute façon, cela fait longtemps que ta première mine d’informations est la rubrique « faits divers ». Peut-être bien deux fois sur trois, tu te looses violemment. Mais qu’importe : tu réfléchis désormais avec ce pas de côté que tu as fait sur les barricades du lycée.
Allers-retours
Parfois, c’est ton portefeuille qui te raccroche. Tu fais un taf alimentaire ici ou là. Mais lorsque tu distribues ces pubs pour une salle de fitness au feu rouge, tu réfléchis encore à t’évader. Loin. Parfois, c’est la famille qui te rattrape. Il ne faudrait tout de même pas refuser d’honorer ces invitations : la fête de Noël, le repas du dimanche soir ou les soixante-dix ans de mamie. Difficile de ne pas honorer par la même occasion les injonctions insidieuses et culpabilisantes d’insertion. Parfois, c’est le poids du marteau judiciaire qui te tape sur les doigts. Ainsi, devant le juge pour enfants, lorsque tu déclaras, le regard collé aux lacets : « non, Monsieur, je ne le ferai plus », ton ventre y croyait un peu… Parfois, ce sera un désir normé de reconnaissance sociale qui te poussera à t’ennuyer à la fac pendant de longues années. Tu en tireras un ou deux potes, une poignée de cours intéressants, et beaucoup d’ordinateurs à refourguer.
Comme on pourrait rebondir de platane en platane, on serpente ainsi entre sentiment de désertion et attache à la norme. Tension toujours palpable. Quand on est le déserteur de l’un, on est certainement l’inséré de l’autre… Tu t’es drapé d’un masque social, un bouclier qui pare des attaques aussi violentes que la question « tu fais quoi dans la vie ? » Mais le danger est peut-être que tu finisses par croire en ce masque, qu’il te colle à la peau, que tu fasses tienne cette identité.
Finalement, il n’y a pas d’armée sociale à fuir, comme il n’y a pas de dehors où déserter définitivement. Il y a par contre ce souffle, cet appel d’air. Tu le ressens, tu crois l’avoir toujours ressenti, tu te dis que c’est le même qui a traversé les bandits, les faussaires. Si on ne peut être un déserteur, on peut par contre décider de sentir ce souffle le plus souvent possible. Ce vent qui prend sa source dans ces espaces de jeux que tu te donnes, que tu inventes, et qui vient gonfler cette part d’enfance.
Ne pas avoir de regrets… C’est plus simple lorsque l’on commence tôt à chercher d’autres voies. Quand un sentiment d’inadaptation rencontre une effervescence, l’occasion de quitter le rang se fait jour. Le mouvement contre la réforme Fillon en 2005 a (...)