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Fictions politiques

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Le Chœur ion du texte
présentation du texte  

ecila : Choucas depuis son pays d’habiter, partage avec Alice quelques missives circonvolutives. « Fictions politiques », voici l’étrange énoncé qui traverse la correspondance de ces deux amis qui se questionnent, avec tout le balbutiement des ébauches épistolaires, sur ce qui leur apparaît comme absences ou comme chemins, selon le point de vue adopté. Qu’est-ce qu’une fiction dans le champ du politique, lui qui se réclame des grandes Vérités ? Si « seule la vérité est révolutionnaire », quelle place pour les histoires de débordements ? Donner une direction aux récits, leur faire porter le poids des idées, crée certaines frilosités, certaines saines angoisses. Car le risque est grand de voir s’envoler le sens caché, les interprétations riches de diversité, au profit de pâles fables édifiantes. Pourtant, il serait bien triste de renoncer à transcrire (avec sa visée) ce que nos imaginations parfois nous dictent. ­Gagner en profondeur sans aplanir, une des données du problème est posée…

De fictions en partages, le glissement s’opère, et avec lui les limites – ne sont-elles pas ouvertures ? – inhérentes à notre temps. À l’heure de la fin des Grands Récits, il est bien difficile d’énoncer et de rêver ensemble un avenir et parfois même un présent partageables. L’art de narrer ne pourrait-il pas être perçu comme un savoir-faire, au même titre que les autres, et sa réappropriation, dans toute sa complexité, comme un enjeu ?

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Désertion

  • Incipit vita nova
  • Odyssée post-CPE
  • Y connaissait degun, le Parisien
  • Fugues mineures en ZAD majeure
  • Mots d’absence
  • Tant qu’il y aura de l’argent

Trajectoires I - 1999-2003 – L’antimondialisation

  • Millau-Larzac : les coulisses de l’altermondialisme
  • Genova 2001 - prises de vues
  • Les points sur la police I
  • Les pieds dans la Moqata
  • OGM et société industrielle

Savoir-faire

  • Mano Verda - Les mains dans la terre
    • Les pieds dans les pommes
    • Agrisquats – ZAD et Dijon
    • Cueillettes, avec ou sans philtres
      • Récoltes sauvages
      • Correspondance autour des plantes et du soin
      • Des âmes damnées
  • Interlude
  • Devenirs constructeurs
    • Construction-barricades-occupation
      • 15 ans de barricadage de portes de squats
      • Hôtel de 4 étages VS électricien sans diplôme d’État
      • Réoccupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes
    • Constructions pérennes–installations agricoles
    • Maîtrise technique
      • Chantiers collectifs
      • Apprentissage et transmission du savoir
      • Outils et fabrique
    • Gestes et imaginaire

Fêtes sauvages

  • Prélude
  • Faire la fête
    • Entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
    • Communautés des fêtes
      • Suite de l’entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
      • Carte postale : Italie – La scherma
  • Éruption des fêtes sauvages
    • La fête prend le terrain : un jeu avec les autorités
      • Carnaval de quartier
      • Une Boum de gangsters
      • Compétition d’apéros géants 2009-2011
    • La fête garde la main : s’affirmer, revendiquer, s’imposer
      • Free Parties : génération 2000
      • Les karnavals des sons
      • Carnaval de la Plaine
    • La finalité des fêtes
      • Street parties : Making party a threat again…
      • Carte postale : La Guelaguetza d’Oaxaca
  • Le sens de la fête
    • Fêtes et créations d’imaginaires
      • L’imaginaire des nuits du 4 août 2011
      • Vive les sauvages !
    • Quand l’imaginaire devient tradition, coutume, culture
    • Jusqu’au bout de la fête
      • Le Banquet des nuits du 4 août
      • Ivresse, transe et Petassou

Trajectoire II - 2003-2007 – Emportés par la fougue

  • Trouver une occupation
  • Un Centre Social Ouvert et Autogéré
  • CPE, le temps des bandes
  • Les points sur la police II

La folle du logis

  • Prélude
  • Retour vers le futur
  • Mythes de luttes
    • Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2
    • Intervento
  • Figures, héros et traditions
    • Lettre à V pour Vendetta
    • Survivance
    • Entretien avec La Talvera
  • Fictions politiques

Habiter

  • Les 400 couverts à Grenoble
    • La traverse squattée des 400 couverts
    • Le parc Paul Mistral
  • Vivre en collectif sur le plateau de Millevaches
  • Nouvelles frontières
  • Matériaux pour habiter

Trajectoires III - 2007-2010 – C’est la guerre

  • la France d’après… on la brûle
  • Serial sabotages
  • Fatal bouzouki
  • La caisse qu’on attend…
  • Les points sur la police III

Hackers vaillants

  • Lost in ze web
  • Ordre de numérisation générale
  • pRiNT : des ateliers d’informatique squattés
  • Et avec ça, qu’est-ce qu’on vous sert ?
    • imc-tech
    • Serveurs autonomes
  • Logiciels libres
    • Nocturnes des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre
    • Logiciels : de l’adaptation à la production
    • Et si le monde du logiciel libre prenait parti ?
  • Hackers et offensive
    • Entretien avec sub
    • Pratiques informatiques « offensives »
  • Post scriptum
  • Chronologie

Intervenir

  • Prélude
  • Le marteau sans maître
  • Énonciation et diffusion
  • Féminismes, autonomies, intersections
  • Ancrages - Les Tanneries, 1997 - 20..
  • Rencontres avec le monde ouvrier
    • Une hypothèse
    • Aux portes de l’usine
  • Mouvements sociaux
  • Composition - indignados et mouvement du 15M

Trajectoires IV - 2010-2013

  • Charivaris contre la vidéosurveillance
  • Hôtel-refuge
  • A sarà düra Voyage en Val Susa
    • Récit de voyageurs lost in translation…
    • La vallée qui résiste
  • Les points sur la police IV
  • Une brèche ouverte à Notre-Dame-des-Landes

S’organiser sans organisations

  • Extrait d’une lettre de G., ex-syndicaliste
  • Solidarités radicales en galère de logement
  • Une histoire du réseau Sans-Titre
  • Un coup à plusieurs bandes
  • Les assemblées du plateau de Millevaches
  • S’organiser dans les mouvements barcelonais

Salut Choucas,

Hier, nous sommes allés boire un verre sur la tombe d’un ami disparu l’année dernière. Sur le marbre reposait un drapeau décoloré par le soleil et les pluies : celui de la CNT. Il avait participé à la révolution espagnole… quelle phrase ! Le récit de sa vie, si longue, nous semble épique : 1936, puis les camps de concentration français du sud, et enfin ici, les GTE (Groupements de Travailleurs Étrangers). Bien sûr, les amitiés qui se sont nouées ces dernières années ont vite dépassé cette histoire-là, cette mémoire, pour rencontrer un homme présent. Pour autant, ses récits nous reviennent, pas comme ces mots gravés que l’on regarde, mais vifs encore de notre propre souvenir. Je me rappelle son préféré : sur une place de sa petite ville de Catalogne, début 36, une nuit, il avait tranché l’épée en pierre de la statue d’un général, si bien que le lendemain, les passants découvrirent non plus un général l’épée dressée, mais le poing levé. Ce petit récit, si symbolique, sera sans doute encore conté un siècle après cette fameuse nuit. Mais davantage que l’anecdote, c’est toute l’histoire que nous avons brodée autour de cet homme, histoire mouvante attachée au mythe qu’est pour nous la révolution espagnole, qui est passionnante. Pourtant – et je suis peut-être pessimiste – je ne puis que déplorer le fait que lorsqu’il s’agit de trouver des mythes, c’est souvent vers le passé que nous nous tournons… Aurions-nous l’espoir à l’envers ? Si nous regorgeons parfois d’anecdotes, nous peinons, je crois, à trouver des histoires en mesure de faire expérience. Le terme « expérience » étant compris ici non pas dans son acception habituelle (« vivre des expériences »), mais dans son sens plein.

Fréquemment, nous nous sommes fait la réflexion que la narration se mourait, avec l’expérience. Mais déjà, après 14-18, ce ressenti s’exprimait çà et là. « On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences », écrivait Walter Benjamin en 1936. Peut-être avons-nous oublié l’art de raconter, ou n’avons-nous pas encore trouvé un art de la narration qui corresponde à nos vies ? Peut-être encore sommes-nous aveugles aux récits qui existent… Et lorsque je dis « narration » ou « récit », j’entends non pas ce qui émaille la sphère médiatique, mais une narration en lien avec les intensités vécues. Quelque chose s’ébauche parfois, entre information et narration, les sites internet et certains journaux s’en font les relais. Mais la narration n’est pas l’information. Cette dernière a pour particularité d’être compréhensible en soi, forcément vraisemblable, de ne vivre qu’au moment où elle s’offre, débarrassée de la présence en elle du narrateur. Elle est un flux parmi les flux, vivant de sa vitesse, de son inanité et de son instantanéité. En aucun cas elle ne peut faire expérience. Le récit, quant à lui, réclame certaines conditions à la fois pour être dit et écouté, une certaine présence à la situation de narration. Il est dénué d’explications, vit aussi longtemps que des hommes le racontent, usant du merveilleux. Surtout il se fiche d’être vrai, et pourtant ce qu’il livre a valeur de vérité. Ce « dire vrai », qui n’est donc pas nécessairement la vérité, se niche dans le lien entre le récit et le vécu, c’est une façon de raconter inséparable des vies, sans doute est-ce pour cela qu’internet ne peut être une réponse, lui qui absente les narrateurs, et oublie si souvent que la langue est un langage. Et ce « dire vrai », lorsqu’il s’agit d’histoires « politiques », n’est pas simple à trouver, car d’ordinaire, dans la « vérité de la politique », règne la séparation entre vie et récit. Il me semble que, dans cette optique, le récit et la fiction tendent à s’indistinguer, ils sont le reflet de rapports au monde qui se cherchent, de rapports à la vérité aussi (je crois que l’idée de Vérité nous est souvent ennemie, en tant qu’elle étouffe les rêves avec ses « impossible ! »), ils sont autant dans le mythe ou la légende que dans la narration circonstanciée. La nécessité de trouver ces formes de « dire vrai » est d’autant plus importante qu’en son absence nos expériences, nos vies, tendent à se transformer en une suite d’événements sans liens, éclatés, si aucune parole n’en tisse les fines coutures. Toutes ces histoires d’intensité commune, comme le CPE à Rennes, le Larzac, la bataille de Venaus en Val Susa (la nommer ainsi appelle déjà le récit), l’insurrection grecque, ne nous traversent collectivement qu’en tant qu’elles nous sont racontées, avec leurs mythes, leurs bribes d’utopie. Connais-tu l’histoire de Loukanikos, ce chien qui allait à l’affrontement, qui narguait les policiers grecs ? On dit que c’était un chien errant, comme il y en a tant à Athènes. Lorsque des échauffourées éclataient avec les flics (ce qui était fréquent depuis décembre 2008), il arrivait et se jetait dans la mêlée aux côtés des émeutiers, bravant les gaz pour y aller d’un coup de dent. Il ne se trompait jamais de camp… Sur toutes les photos, on le voyait, dans les nuages de lacrymogènes. Peut-être Loukanikos est-il en réalité dix chiens différents, peut-être était-ce le chien dressé d’un insurgé, peu importe. C’est ce qu’il a été à travers les récits et les photos qui nous reste en mémoire, et qui met en branle nos imaginations. À ce moment-là, nous aimions nous gargariser de ces images de lui, mais n’avions pas mis de mots sur ce qu’il était. J’ai lu récemment le texte d’un copain [1] qui a analysé ainsi l’essence de Loukanikos : c’est un bout de mythe, une bribe d’utopie. L’utopie d’un interrègne humain et animal – comme lorsque, dans Le Seigneur des anneaux, les arbres choisissent leur camp et lèvent une armée – le mythe esquissé d’une grande bataille à laquelle tout le vivant prendrait part…

Bien à toi,

Alice


Salut Alice,

Ta lettre parle de ce qui nous fait défaut, de ces manques d’histoires qui seraient « nos » histoires. L’enjeu d’une réappropriation de l’art de raconter me paraît lié à ces façons d’être ensemble quand nous retrouvons le goût et la manière de faire résonner nos expériences.

Récemment, j’ai revu un ancien ami voyageur dont j’étais sans nouvelles depuis plus de trente ans. Pendant deux jours nous avons rivalisé de souvenirs, modelant à deux voix le récit de nos exploits, parcourant un passé fait d’aventures aussi folles qu’illégales pour mieux en nourrir un présent plein d’inconnues et de promesses. Nos histoires (rencontres avec des Indiens en Amazonie, évasion de prisonniers au sud du Pérou, trafic d’émeraudes et de faux traveller-chèques en Colombie, etc.) avaient ceci de particulier qu’elles revisitaient notre mémoire des faits en fonction des enjeux de nos retrouvailles. Elles mélangeaient nos visions subjectives souvent fantasmées pour mieux essayer d’inventer aujourd’hui de nouveaux liens entre nous. Elles avaient cette volonté d’être un rien exemplaires comme si elles avaient tenu pour important de dépasser notre simple relation à deux pour prétendre contaminer ceux qui pendant ces deux jours nous écoutèrent délirer à qui-mieux-mieux. En fait, elles créaient un présent immédiatement partageable et ravivaient une ancienne complicité en lui ouvrant d’autres possibles.

En lisant ta lettre je pensais à ce qui s’était passé durant ces deux jours et je me disais que ce qui nous fait défaut (cet oubli de l’art de raconter qui traverse toute ta lettre), ce n’était pas tant des histoires nées de nos vies qu’une façon de les raconter, de les mettre en récit. Il y a là comme une question de style, de forme, une manière de coller à l’époque. Et cette difficulté me semble liée à la persistance d’un fantôme : celui de la Grande Fiction, de La perspective, du Programme. Les grands récits politiques sont aussi, d’une certaine manière, fictionnels. Quand Marx pose sur le « réel » la sentence suivante : il y a une lutte entre bourgeois et prolétaires, ce n’est pas un simple constat, c’est une forme de fiction. Depuis lors, nous avons brodé nos possibles au métier des grandes fictions unitaires, et avons peut-être oublié comment tisser autrement…

De là cette idée de tourner le dos à un grand récit fondateur, partageable par tous et, à sa place, d’imaginer des récits plus ancrés dans nos présents, nés de nos expériences singulières et dont les conjugaisons feraient sens dans les luttes actuelles et à venir.

Le fait qu’une « fiction unitaire » nous fasse défaut aujourd’hui, met en évidence que nous avons à énoncer nos propres « fictions » qui demanderaient alors à se mettre à l’épreuve les unes des autres. Je crois que ce qui les rend encore inopérantes tient dans notre frilosité à abandonner les sécurités de ce qui a vécu. Je crois que si nous nous posons pratiquement la question de comment des savoirs anciens ou nouveaux se constituent et se partagent, de comment nous quittons le champ de l’information et de ses connaissances exportables pour essayer de créer des « fictions opérantes » à partir des récits de nos vies, quelque chose de l’ordre d’une force, d’une présence commune peut voir le jour.

Voilà c’est bien trop court et sans doute encore bien confus, bien à toi et que du meilleur,

Choucas


Cher Choucas,

Je ne puis qu’agréer à tes propositions de récits multiples, en opposition à cette « fiction unitaire » qui nous ferait soi-disant défaut. D’ailleurs, cette fiction, autant que son absence, me semblent être une forme toxique de mythe, un nouvel âge d’or obscur dont on attend l’avènement avec un brin de désespérance. Cette fiction-là existe par son absence même, combien de fois entendons-nous, pensons-nous : il n’y a plus de perspectives… Que ferions-nous, en réalité, si apparaissait dans le discours cette fiction-là ? Serait-elle l’équivalent de ce que René Char nommait les « repères éblouissants » brillant dans « l’Inconcevable » ? Le poète avait pris soin de mettre ses espoirs au pluriel, ce n’était certes pas un hasard. Et je me ferais donc titilleuse : si tu prends soin également de parler de pluralité des récits, tu les places néanmoins sous l’égide d’un « nous », le « nous » de « nos fictions ». Je ne crois pas pêcher par surinterprétation en y lisant un « nous » politique, n’est-ce pas ? Veux-tu créer par là la fiction opérante d’un nous révolutionnaire ayant à trouver un imaginaire commun ? Si tel est le cas, rien ne me semble plus glissant, car quand la base du commun est politique, l’imaginaire chute vite dans le gouffre de l’idéologie, en cherchant le plus petit commun partagé. Il n’y a pas d’imaginaire commun à chercher, comme il n’y en a pas à trouver à cette échelle-là, et c’est tant mieux. Par contre – et je te renvoie à tes recherches à propos de la frontière – je crois que c’est dans la friction des fictions (pardonne-moi le jeu de mots facile) qu’un commun peut se trouver, bien plus largement que dans une identité politique, fût-elle niée. Si cet « imaginaire commun » ne peut exister en soi, tel quel, c’est parce que l’imaginaire n’est pas un fonds, il est toujours à modeler et à remodeler, il n’existe que dans la mise à l’épreuve réciproque, dans la friction. Des expressions imaginaires surgissent et portent force et richesse tant qu’elles ne prétendent pas à une quelconque hégémonie (sinon quoi ? Ce serait la « culture officielle »…). Ce que nous avons encore à créer, ou à affiner, ce sont les manières de frictionner les imaginaires, hors des médiations…

Un jour que j’étais dans le parc d’une petite université avec un ami, attendant fiévreusement qu’une commission décide de mon destin financier, un étudiant est venu s’asseoir avec nous sur les marches froides. Nous commençâmes à deviser de nos vies respectives. La sienne avait débuté en Kabylie. Il nous racontait la condition de son peuple colonisé par l’Algérie, et dans ce domaine, j’avais tendance à me sentir honteusement du côté des agresseurs, eu égard au passé impérialiste de la France. Mon ami, lui, a répondu qu’il appartenait aussi à un peuple colonisé il y a bien longtemps. Interloqué, l’étudiant lui demanda d’où il venait. D’Occitanie, répondit mon ami. Et il lui raconta comment la France avait imposé ici sa culture et ses règles, avec violence, comment l’école républicaine avait interdit à ses élèves de parler leur langue maternelle, et comment finalement, toute une tradition était devenue honteuse aux yeux de ses propres descendants. Chez l’étudiant aussi, on avait interdit la langue et tenté de détruire la tradition. Et de « aussi » en « également », voilà que du commun émergeait sur le marbre de la faculté. Peut-être l’Occitanie d’aujourd’hui n’est-elle qu’une épopée, qu’une fiction, comme le dit Daniel, mais force est de constater qu’elle peut parfois être une « fiction opérante », comme tu dis…

La recherche du commun ne peut toutefois être érigée en valeur en soi. Si nous nous y attachons, c’est en tant qu’un décalage ou puissance peuvent en surgir. Cette puissance, pour finir de tourner le dos au récit fondateur, niche parfois, comme tu le soulignes, dans cette recherche des « savoirs anciens ou nouveaux ». J’irais même plus loin, c’est dans un rapport au monde que l’on doit trouver, inventer « comme on invente un trésor » que l’on rendra caduque cette « Fiction-Vérité ». Peut-être est-ce à l’intérieur même des brèches qu’il faut chercher, non pas les brèches-abîmes qui sidèrent, mais les brèches que nous avons décidé d’habiter. Restent à trouver les formes, dis-tu. Des formes…oui, mais pas des moules, n’est-ce pas, camarade belge ?!

Que du bien, car un bien vaut mieux que deux tu l’auras,

Alice


Chère Alice,

Bien reçu ta dernière lettre. Il me semble que la question du « nous » demande qu’on y revienne, d’autant que cette idée de « friction des fictions » permet d’en préciser la portée. Il s’agit bien d’en finir avec ces idées d’un « nous » totalisant et d’un « imaginaire commun », non seulement comme but à atteindre mais plus simplement comme façon de penser les possibles en tant que futur unifié. Le « nous » dont il est question est toujours un « nous » pluriel. Nous ne sommes pas un seul « nous » ou un « nous » tout seul. Cela renvoie à cette idée de communautés situées, ancrées dans des lieux différents et qui portent chacune un « nous » singulier. C’est quand elles entrent en contact les unes avec les autres que les conflits ou les alliances qu’elles élaborent, entraînent une mise en commun qui est toujours en travail, qui n’est jamais close, jamais instituée. De là dans le cas des fictions, cette importance des frictions de communauté à communauté. Elles rendent compte de récits singuliers qui n’existent pas tout seuls, mais sont le fait d’interactions avec d’autres qui entraînent de nouveaux récits, de nouvelles fictions.

Si j’essaye de penser ces fictions à partir des frictions entre communautés, c’est parce que j’ai le sentiment que là (entre autres) quelque chose se pose qui empêche le surgissement d’un seul récit, d’une seule fiction unificatrice. Pour moi ce qui se joue s’apparente à un brassage, une actualisation de nombreux imaginaires qui dans leur façon de se rencontrer empêchent, rendent impraticable, inconcevable, la constitution d’une forme Imaginaire unique. Tout cela est en mouvement, en devenir et les liens qui se créent lors de ces frictions demandent pour se dire, pour se raconter, des formes souples, vivantes, non fixées. « Des formes et non des moules » comme tu l’écris très justement.

À ce sujet, un ami revenant de Notre-Dame-des-Landes me racontait récemment ce qu’il avait vécu là-bas. Il en faisait un récit enthousiaste et formidable aux allures d’épopée où des milliers d’hommes et de femmes réalisaient des travaux surhumains dans un élan collectif digne d’un film d’Eisenstein. Telle une geste héroïque, il narrait la construction d’une immense palissade ou s’émerveillait de la réalisation d’un repas pour plus de mille personnes. Et tout cela appelait l’adhésion. Et pourtant ce qui me touchait dans son récit n’était pas tant cette puissance qu’il donnait à la lutte que la façon dont il l’habillait d’un accent du sud et la truffait de références locales qui l’ancraient dans sa réalité. Ce qui me frappait était comment, dans son récit, Notre-Dame habitait ce petit coin des Cévennes et comment cette lutte venait nourrir un imaginaire où se rencontraient entre autres des camisards, des bergers, des fantômes et des anti-gaz de schiste. Sous le clinquant de l’épopée, il y avait l’invention d’une forme particulière qui, abolissant les distances, déployait un espace comme une brèche où une présence commune pouvait voir le jour.

Cette histoire pour souligner que, peut être, la forme qui nous occupe est le propre des frictions et aussi pour faire le lien avec cette idée importante qui conclut ta lettre : c’est « à l’intérieur des brèches, celles que nous avons décidé d’habiter », qu’une présence peut surgir, qu’une puissance peut se manifester. Je crois que l’appropriation, l’occupation et la défense d’un lieu liées à cette idée « d’habiter les brèches » peuvent être au centre de ce qui constitue « nos récits » et rendre possible la mise en partage de « nos expériences ». Que cela soit dans l’occupation de certains squats, dans la création de communes ou à un autre niveau dans la lutte de Notre-Dame-des-Landes par exemple, des récits surgissent. Récits d’expériences, d’aventures, de luttes qui quand ils se rencontrent et se frictionnent, conjuguent et animent ces brèches. Et peut-être qu’à ce stade, ce n’est pas tant de définir ce que sont ces brèches qui nous importe, mais bien de trouver les récits qui nous en feront sentir la présence.

Bien à toi,

Choucas.


Cher Choucas,

Avant de recevoir enfin ta lettre, je cherchais des récits qui auraient traversé cette année qui se termine, des récits amplement partagés. J’en trouvai un, crevant les yeux : la fin du monde. Qui n’a pas pensé, ce 21 décembre 2012, à cette bien curieuse prédiction venue, dit-on, du fond des âges ? Le lendemain, sans surprise, nous n’étions pas réduits à néant, mais bien tranquilles au creux de nos lits, après quelque soirée dédiée à ce mythe soi-disant inca ou bien maya, je ne sais plus. On dit de ce genre de mythes qu’ils expriment la souffrance face à un sentiment d’impuissance. L’impuissance à transformer le monde ; on le voue alors aux gémonies, lui et son immuabilité. Si de telles fictions naissent dans les époques ressentant de manière plus vive ce désespoir, il semble évident que la nôtre en est particulièrement empreinte. « Trouver les récits qui nous ferons sentir la présence des brèches », comme tu l’écris, semble une quête vitale, à présent que l’apocalypse nous paraît imminente, voire quotidienne ! Nous sommes au moment du danger, sans pour autant savoir le nommer. Des récits affluent qui veulent nous en préserver, nous mettre en garde en nous intimant force serrages de ceintures, force tri des déchets. Voici donc notre dernier « horizon commun » ? Notre dernière fiction « opérante » ? Eh bien tant mieux, tant mieux si les autres ont périclité, car alors s’ouvre une place vide. C’est effrayant, le vide, la nature en a même horreur, disait un écrivain. Mais nous ne sommes pas des écrivains. Un jour, un homme m’a dit, dans des circonstances étranges, que l’horizon était trop plein de majuscules. J’ai compris aujourd’hui ce qu’il voulait me dire : l’horizon commun, celui qui se voulait politique, celui qui prétendait receler en lui la capacité de transformer le monde, celui-là n’est plus. Et l’on peut désormais partager nos expériences sans en passer par ses mots à lui. Ce n’est pas le vide qui s’ouvre, mais le possible, l’invention. Pour moi, c’est le sens du terme « brèche ». Il y a des brèches, avec des horizons. Des horizons qui ont pour particularité d’être présents, sous nos pieds et non plus bordant de lointains paysages. Et s’il y en a plusieurs, ils n’en sont pas pour autant minuscules. Multiple n’est pas minable. Cette multiplicité des horizons remet en cause, je crois, ce que tu nommes « fictions opérantes ». D’abord parce qu’un récit peut avoir une écoute, un impact quelque part, et pas ailleurs, dans une époque, et pas dans une autre. Aucune fiction n’est opérante en soi, de manière transcendante. Ce terme semble également instaurer une hiérarchie entre des histoires qui seraient « efficaces » et d’autres qui, faute d’être opérantes, seraient donc inutiles. Et l’utilité, quand il s’agit de récits, ne peut, à mon sens, être un critère de jugement. La beauté y a trop de place. (« Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux », écrivait Baudelaire.)

Bien sûr, il ne faut point trop abuser du bouton magique du pluriel, du multiple. En revanche, il est deux choses à distinguer absolument : la recherche d’UN « imaginaire commun » et celle (que j’aime, donc) de récits riches de leur capacité à narrer un commun. Qu’est-ce donc que ce commun-là et où le dénicher ? Je te livre ici une réponse, formulée génialement par Fernand Deligny :

« Ces initiatives, ces émergences du commun ne sont nullement clandestines, au secret de l’espace d’enfermement ; on peut les saisir à la surface des circonstances ordinaires comme des échappées qui se produisent au détour et aux dépens du pouvoir, moments de dissidence fortuite, qui n’ont pourtant rien à voir avec les fusions et les confusions humanistes, puisqu’elles ne sont pas le fait d’un sujet. Et il est vrai que si l’on suit les fils qui relient un acte de révolte ou de dissidence à un autre, on ne trouvera pas forcément une classe, un groupe ou un sujet, mais des frémissements plus ou moins discrets, plus ou moins violents, des transes qui ne s’orientent pas nécessairement sur un achèvement, des tentatives qui n’aboutissent pas toujours dans un projet, des lignes de fuite plus que des lignes politiques, des solidarités violentes et pourtant parcellaires et provisoires. À ne pas voir cela, on s’exposerait à réitérer sans fin notre recherche éperdue d’un sujet de l’Histoire qui serait à la fois pur comme la révolte et solide comme la révolution. Mais si nous faisions notre deuil de ce sujet imaginaire – et c’est en quelque sorte le même, celui de l’Histoire et celui de la personne, le sujet supposé de tout pouvoir -, si nous faisions notre deuil de sa libération et de son omnipotence, alors nous pourrions dire que l’heure du commun ni n’avance ni ne retarde, et que c’est toujours et pourquoi pas le moment. »

Dans ta dernière lettre, tu dis justement que le récit breton de ton ami prend tout son sens en se chargeant de morceaux de Cévennes : ce n’est donc pas tant un imaginaire commun qui se dessine, qu’une manière de communiser l’imaginaire. Son histoire tire son poids, sa résonance, de l’ici dont il l’a chargé. C’est bien cela, l’imaginaire : le saisissement. Il n’existe pas en soi, flottant, « opérant » quoi qu’il arrive, où que l’on se trouve. C’est bien l’acte de se saisir de récits, de les modeler avec sa propre histoire, son propre lieu, qui le charge de puissance. Ou de beauté… Le vouloir opérant n’a de sens que d’un point de vue militant, au sens bas du terme. Car la maîtrise que l’on peut avoir d’une narration s’arrête souvent à sa réception.

Lorsque j’étais petite fille, ma mère me racontait souvent l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin. Qu’elle était jolie avec ses yeux doux, et puis docile, caressante… Mais, au grand dam du bon Monsieur Seguin, elle s’ennuyait, comme les autres avant elle. Pourtant elle ne manquait de rien dans son clos d’herbe verte, sa corde était pourtant bien longue. Mais elle voulait aller dans la montagne. « Et le loup ! Tu n’y penses pas Blanchette ! » Ça ne fait rien, elle voulait y aller, la jolie petite chèvre blanche du bon Monsieur Seguin. Un matin, elle s’échappa. Parvenue là-haut, elle se saoula de campanules bleues, de gentianes pourpres à longs calices, de toute cette forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux. C’était autre chose que le gazon du clos ! En regardant tout là-bas dans la plaine la maison de Monsieur Seguin elle s’écriait : « Que c’est petit ! Comment ai-je pu tenir là-dedans ? » Elle se croyait au moins aussi grande que le monde. Mais voici que vint le soir, et le loup hurla. « Déjà ! », se dit Blanchette. Au même moment, une trompe sonna dans la vallée. C’était ce bon Monsieur Seguin qui tentait un dernier effort. Mais en pensant au pieu, à la corde, à la haie du clos, elle resta dans la montagne. Le loup était là, riant méchamment. Elle se rappela l’histoire de la Renaude qui s’était battue toute la nuit pour être mangée au matin, et tomba en garde, la corne en avant. Non pas qu’elle eût l’espoir de tuer le loup – les chèvres ne tuent pas le loup – mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la vieille Renaude. Alors le monstre s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse. « Oh, pourvu que je tienne jusqu’à l’aube… », se dit-elle. Et lorsque les étoiles se furent toutes une à une éteintes, elle s’allongea dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang. Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.

Cette histoire, je l’ai toujours comprise comme une ode à la liberté, j’ai toujours cru que sa morale susurrait qu’une journée de liberté volée valait qu’on meure au matin. Néanmoins, elle murmure aussi, à d’autres oreilles (celle des parents !) une mise en garde bien cruelle : si tu t’éloignes de la sécurité, si tu n’acceptes pas ton sort – aussi servile soit-il – voilà ce qu’il t’en coûtera. Car il est brave, Monsieur Seguin, plein de prodigalités pour sa bête choyée… Quelles furent les intentions de Daudet ? Son histoire m’a tout l’air d’un petit conte moral pour effrayer les gosses (et les épouses…). Mais sans doute sommes-nous du parti des chèvres, nous qui choisissons de comprendre le conte selon la première morale. Cela pour te dire qu’on ne maîtrise pas la réception de ses contes. Tu peux en choisir la teneur, faire en sorte qu’ils résonnent dans une situation, les charger de l’ici dont je te parlais plus haut, mais si tu serres trop la longe, ils s’affadiront. Ce constat peut sembler relativiste si l’on considère que la maîtrise est synonyme de puissance, de force, si l’on n’a pas un tantinet confiance en une certaine « magie ». Oui, on a prise, mais jamais entièrement, car le récit est une matière vivante. C’est pourquoi – avec une certaine facilité parfois – nous aimons la métaphore des brèches, des fissures à la fois dans l’immaîtrisable et dans la maîtrise absolue (qui se rejoignent finalement), à fleur de mondes. Ces brèches, en termes d’imaginaire, ce pourraient être ces situations où la réception se modifie, où la capacité à entendre et raconter s’accroît, où les frictions deviennent fertiles… Alors, comme Blanchette, on perçoit ensemble d’autres interprétations, plus chères à nos cœurs que la haie du clos. On peut imaginer que la petite chèvre se retourne au son de la corne et voie dans l’ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisent : c’est Loukanikos qui s’avance, riant d’avoir effrayé Blanchette. Elle relève sa garde, l’œil joyeux. Et les voilà partis visiter la nuit, repoussant l’aube en se saoulant d’étoiles.

Bien à toi,

Alice

[1] Article11, décembre 2011, « Le choix, notes sur les révolutions à venir ».

ecila : Choucas depuis son pays d’habiter, partage avec Alice quelques missives circonvolutives. « Fictions politiques », voici l’étrange énoncé qui traverse la correspondance de ces deux amis qui se questionnent, avec tout le balbutiement des ébauches (...)

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Cet abécédaire du Pays basque insoumis a été rédigé en vue du contre-sommet du G7 qui se tiendra en août 2019 à Biarritz. Il a été pensé comme une première rencontre avec un territoire et ses habitants. Car le Pays basque n’est ni la France au nord, ni l’Espagne au sud, ou du moins il n’est pas que l’Espagne ou la France. On s’aperçoit en l’arpentant qu’y palpite un monde autre, déroutant : le monde en interstices d’un peuple qui se bat pour l’indépendance de son territoire. Borroka, c’est la lutte, le combat, qui fait d’Euskadi une terre en partie étrangère à nos grilles d’analyse françaises. C’est de ce peuple insoumis et de sa culture dont il sera question dans cet ouvrage.
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