Constellations

le site du collectif mauvaise troupe
Constellations, le livre Contrées - zad & No TAV Défendre la zad Saisons
Désertion Trajectoires I - 1999-2003 – Savoir-faire Fêtes sauvages Trajectoire II - 2003-2007 – La folle du logis Habiter Trajectoires III - 2007-2010 Hackers vaillants Intervenir Trajectoires IV - 2010-2013 S’organiser sans organisations
Accueil > Constellations, le livre > La folle du logis > Figures, héros et traditions > Entretien avec La Talvera

Entretien avec La Talvera

faire vivre la tradition occitane

Parcourir le sommaire de "La folle du logis" ainsi que tout le livre.

Le Chœur ion du texte
présentation du texte  

« Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche :
libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. »
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »

« Il n’y a de tradition vivante, c’est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision, toujours renouvelés. Ainsi comprise la tradition est tout le contraire d’un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance. »

Henry Corbin, Le Shiisme duodécimain

{}

{}

ECILA : Il n’est pas incongru, lorsque l’on s’intéresse aux récits et à l’art de conter, de s’attarder un moment du côté de ce que l’on nomme « tradition » (d’autant que nous croyons observer dans la décennie passée un certain engouement – comme il y en eut un dans les années 1970 – pour ses expressions : contes, bals et musiques traditionnels, etc.). Ce terme, aujourd’hui si dévoyé, se doit d’être d’emblée approfondi. La tradition n’est pas le folklore, comme elle n’est pas l’image d’Épinal d’une société ancienne que l’on jugerait meilleure. Si elle échappe aux définitions restrictives, c’est qu’elle est diffuse, multiple, secrète parfois. Elle n’a pas d’origine, et véhicule tant les histoires d’avant l’humanité que celles qui se sont produites hier, ou se produiront demain. Et elle a besoin pour vivre de nombreuses bouches, de nombreuses oreilles, et non d’une plume unique. Elle ne considère pas l’homme comme un sujet séparé des autres, mais comme un être-avec-d’autres, et un être-au-monde. Aujourd’hui attachée aux cultures que l’on dit « populaires », la tradition est présentée comme la manifestation de leur survivance, malgré… Malgré quoi ? La Modernité, le Progrès, l’Uniformisation ? Si ce que transmet la tradition ce sont aussi les manières qu’a l’homme de se lier au monde, le fait de la percevoir comme une survivance paraît inquiétant. Mais on doit bien admettre qu’une forme de guerre a été engagée contre elle, contre sa capacité de résistance, contre cette « puissance spécifique des cultures populaires » (Didi-Huberman). Cette guerre est vieille, elle a été portée par les différents pouvoirs que l’humanité a connus. Ces pouvoirs ont nommé cette ennemie « paganisme », « obscurantisme », puis « cultures mineures » (en opposition à La Culture), et enfin « folklore ». Cette dernière dénomination est fort insidieuse, car loin de nier les récits, les mythes, les pratiques, elle les cantonne à un passé flétri, les présente comme figés, rigides, donc morts. On peut dès lors en faire des représentations, puisque toute puissance, toute vie, en ont été méthodiquement arrachées. Cela devient même une excellente manière de « valoriser des terroirs ». Le folklore considère la tradition comme un fonds fini dans lequel puiser, afin de montrer aux touristes d’aujourd’hui comment l’on vivait « autrefois ».

Cette distinction entre folklore et tradition – tout comme celle qui sépare tradition et Histoire – recoupe presque point par point celle qui oppose les deux perceptions de l’imaginaire. La première le considère comme un musée de l’imagination humaine, dans lequel sont rangés des mythes, des symboles, bref, des signes. Il s’agirait d’ouvrir ces tiroirs de mémoire pour en extraire des images, des histoires, toutes prêtes à l’emploi. La seconde considère que l’imaginaire n’existe que dans l’acte même de saisissement et de création. Qui plus est, selon cette dernière conception, en lui se réduisent les dualités (« en un seul destin de dualitude », disait Gilbert Durand) : humain et non humain se mêlent en d’interminables métamorphoses, passé et avenir viennent féconder le présent, vrai et faux n’ont plus d’importance, etc. Cet imaginaire actif, cette imagination créatrice (que Henry Corbin nomme « imaginal ») créent sans cesse de l’inconnu, de l’imprévisible, se joue des barrières que les hommes d’ordre se plaisent à ériger entre le vrai et le faux. « C’est la philosophie de cet imaginaire essentiel, fondateur – l’Imaginal – qui désarticule les valeurs en place, […] qui remet en question le déterminisme historique hypostasié, modelé sur les machines de l’ère industrielle naissante et le remplace par le “face à face” où l’histoire se transcende en hiérohistoire (1), où l’événement échappe aux causalités mécaniques pour s’épanouir en résonances “utopiques”, en termes de destinée humaine (2). » L’événement est ainsi extrait de la ligne vide du Moloch Histoire, sa transmission et son apparition se jouent et des déterminismes et des relativismes. Les bribes d’utopies chères à Walter Benjamin traversent le temps et les êtres, se laissant parfois saisir, sans souci du rationalisme qui voudrait les enfermer dans une temporalité de laquelle on ne s’échappe pas… L’imagination créatrice est à la fois subversion et reconquête.

Nous postulons donc que la tradition – la tradition vivante – est intimement liée, dans ses traits spécifiques, à cette appréhension de l’imaginaire. Liée aussi à la capacité de voir ce qui est, en ce monde, et pas uniquement ce qui n’est pas, ou plus. Daniel, musicien occitan du groupe La Talvera, a bien voulu partager cette capacité-là avec nous, dans un parc de Frontignan.


(1) Hiéros signifie « sacré » en grec ancien.
(2) G. Durand, « La reconquête de l’Imaginal », Henry Corbin, Cahiers de l’Herne, 1978.

Désertion Trajectoires I - 1999-2003 – Savoir-faire Fêtes sauvages Trajectoire II - 2003-2007 – La folle du logis Habiter Trajectoires III - 2007-2010 Hackers vaillants Intervenir Trajectoires IV - 2010-2013 S’organiser sans organisations

Désertion

  • Incipit vita nova
  • Odyssée post-CPE
  • Y connaissait degun, le Parisien
  • Fugues mineures en ZAD majeure
  • Mots d’absence
  • Tant qu’il y aura de l’argent

Trajectoires I - 1999-2003 – L’antimondialisation

  • Millau-Larzac : les coulisses de l’altermondialisme
  • Genova 2001 - prises de vues
  • Les points sur la police I
  • Les pieds dans la Moqata
  • OGM et société industrielle

Savoir-faire

  • Mano Verda - Les mains dans la terre
    • Les pieds dans les pommes
    • Agrisquats – ZAD et Dijon
    • Cueillettes, avec ou sans philtres
      • Récoltes sauvages
      • Correspondance autour des plantes et du soin
      • Des âmes damnées
  • Interlude
  • Devenirs constructeurs
    • Construction-barricades-occupation
      • 15 ans de barricadage de portes de squats
      • Hôtel de 4 étages VS électricien sans diplôme d’État
      • Réoccupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes
    • Constructions pérennes–installations agricoles
    • Maîtrise technique
      • Chantiers collectifs
      • Apprentissage et transmission du savoir
      • Outils et fabrique
    • Gestes et imaginaire

Fêtes sauvages

  • Prélude
  • Faire la fête
    • Entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
    • Communautés des fêtes
      • Suite de l’entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
      • Carte postale : Italie – La scherma
  • Éruption des fêtes sauvages
    • La fête prend le terrain : un jeu avec les autorités
      • Carnaval de quartier
      • Une Boum de gangsters
      • Compétition d’apéros géants 2009-2011
    • La fête garde la main : s’affirmer, revendiquer, s’imposer
      • Free Parties : génération 2000
      • Les karnavals des sons
      • Carnaval de la Plaine
    • La finalité des fêtes
      • Street parties : Making party a threat again…
      • Carte postale : La Guelaguetza d’Oaxaca
  • Le sens de la fête
    • Fêtes et créations d’imaginaires
      • L’imaginaire des nuits du 4 août 2011
      • Vive les sauvages !
    • Quand l’imaginaire devient tradition, coutume, culture
    • Jusqu’au bout de la fête
      • Le Banquet des nuits du 4 août
      • Ivresse, transe et Petassou

Trajectoire II - 2003-2007 – Emportés par la fougue

  • Trouver une occupation
  • Un Centre Social Ouvert et Autogéré
  • CPE, le temps des bandes
  • Les points sur la police II

La folle du logis

  • Prélude
  • Retour vers le futur
  • Mythes de luttes
    • Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2
    • Intervento
  • Figures, héros et traditions
    • Lettre à V pour Vendetta
    • Survivance
    • Entretien avec La Talvera
  • Fictions politiques

Habiter

  • Les 400 couverts à Grenoble
    • La traverse squattée des 400 couverts
    • Le parc Paul Mistral
  • Vivre en collectif sur le plateau de Millevaches
  • Nouvelles frontières
  • Matériaux pour habiter

Trajectoires III - 2007-2010 – C’est la guerre

  • la France d’après… on la brûle
  • Serial sabotages
  • Fatal bouzouki
  • La caisse qu’on attend…
  • Les points sur la police III

Hackers vaillants

  • Lost in ze web
  • Ordre de numérisation générale
  • pRiNT : des ateliers d’informatique squattés
  • Et avec ça, qu’est-ce qu’on vous sert ?
    • imc-tech
    • Serveurs autonomes
  • Logiciels libres
    • Nocturnes des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre
    • Logiciels : de l’adaptation à la production
    • Et si le monde du logiciel libre prenait parti ?
  • Hackers et offensive
    • Entretien avec sub
    • Pratiques informatiques « offensives »
  • Post scriptum
  • Chronologie

Intervenir

  • Prélude
  • Le marteau sans maître
  • Énonciation et diffusion
  • Féminismes, autonomies, intersections
  • Ancrages - Les Tanneries, 1997 - 20..
  • Rencontres avec le monde ouvrier
    • Une hypothèse
    • Aux portes de l’usine
  • Mouvements sociaux
  • Composition - indignados et mouvement du 15M

Trajectoires IV - 2010-2013

  • Charivaris contre la vidéosurveillance
  • Hôtel-refuge
  • A sarà düra Voyage en Val Susa
    • Récit de voyageurs lost in translation…
    • La vallée qui résiste
  • Les points sur la police IV
  • Une brèche ouverte à Notre-Dame-des-Landes

S’organiser sans organisations

  • Extrait d’une lettre de G., ex-syndicaliste
  • Solidarités radicales en galère de logement
  • Une histoire du réseau Sans-Titre
  • Un coup à plusieurs bandes
  • Les assemblées du plateau de Millevaches
  • S’organiser dans les mouvements barcelonais

« C’est tout un “combat pour l’Âme du monde’’ qu’il nous faut mener. »

Henry Corbin, Cahier de l’Herne n°39

Peux-tu parler un peu de l’histoire de Cordae-La Talvera  [1] ?
L’association a été créée en 1979. On était une bande de copains et on avait envie de faire quelque chose pour la culture occitane. On connaissait plus ou moins la langue et la littérature, mais on ne connaissait absolument rien des traditions orales. À l’époque, dans le Tarn, il n’y avait eu aucune recherche là-dessus, et quand on se demandait ce que les gens se transmettaient de génération en génération comme contes, comme légendes, quelles étaient leurs chansons, leurs instruments de musiques, leurs danses, on ne savait rien. On s’est dit alors que la seule façon de le découvrir, c’était d’aller rencontrer les gens, pour repeupler notre monde en faits culturels. Mais cela n’intéressait personne, il a fallu qu’on se finance nous-mêmes ; on a donc créé un groupe de musique, qui s’appelait – et s’appelle toujours – La Talvera, dans lequel tout le monde pouvait venir jouer, pour financer les recherches de l’association. On a acheté un magnéto d’occasion, et sur les bandes, on a effacé le rock pour mettre de l’Oc. Au début, c’est pas facile de rencontrer des gens, surtout quand on a les cheveux longs, quand on a des slogans politiques sur les jeans, style anarchie, quand on débarque à moto. Mais il se trouve qu’on a vite rencontré un accordéoniste du village de Marssac et son épouse. Ils nous ont transmis non seulement des chansons, des danses, des contes et des légendes, mais surtout ils nous ont donné des adresses de personnes, et à partir de là s’est déclenchée une chaîne de relations qui continue à s’étendre aujourd’hui. On est tombé dans deux écueils classiques des gens qui font des collectages. On croyait d’abord qu’il était urgent de collecter, parce que les personnes allaient mourir, qu’il fallait rencontrer les plus vieux rapidement. Au fil des recherches, on s’est aperçu que cette culture, même si personne n’en parlait, n’était pas sur le point de s’éteindre, elle n’était pas résiduelle. Et trente ans après, on continue à faire du collectage et à découvrir des choses intéressantes. On pensait que chaque vieux qui mourait, c’était, comme on dit, « une bibliothèque qui s’en allait » ; c’est un petit peu vrai, mais il ne faut pas le prendre à la lettre. Le second écueil, c’est qu’on croyait que l’identité était une chose spécifique, très différente d’un endroit à l’autre, et on cherchait ces spécificités. On s’est aperçu que ce n’est pas ce qui est différent qui est intéressant, c’est ce qu’il y a de commun. L’imaginaire de l’humanité est universel. C’est très rassurant, plutôt que de trouver quelque chose d’inédit, de trouver quelque chose ici qu’on peut retrouver chez des Indiens d’Amérique du Sud ou des peuples d’Asie. La spécificité se situe dans la façon dont les gens le racontaient ici. Quand on trouve ici un conte présent dans le monde entier, ce qui est important ce n’est pas le texte du conte, c’est plutôt ce que les gens racontent à travers ce texte-là. Les gens donnent, à travers ces histoires, ces danses, une autre façon de se représenter le monde.
Comment as-tu changé ta position vis-à-vis de l’idée que la tradition serait en train de mourir ?
Par exemple, très vite, on a été amené à rencontrer des enfants, aussi, qui avaient des choses à raconter. L’enfant rossignol, par exemple. C’était un gamin de quatre ans qui sifflait comme un oiseau. Il racontait tout un tas d’histoires autour de ça : un jour que sa mère le grondait, il avait eu envie pleurer mais au lieu de ça, il s’était mis à faire le rossignol. Il disait : « chaque soir je me mets à ma fenêtre, je parle avec les rossignols, et les rossignols me racontent le monde. Ils me disent qu’ils sont passés à New York, en Afrique, ils me racontent des histoires de partout. » Si le gamin est capable comme ça de raconter ces histoires, c’est évident qu’il n’y a pas nécessairement besoin d’aller voir les vieux. Et pour les contes, c’est pareil, souvent on les a entendus racontés non pas par le conteur lui-même, mais par ses enfants, ses petits-enfants. C’est d’ailleurs intéressant quand tu es dans une famille d’interroger le pépé, le vieux, puis après d’interroger les autres, les enfants. Le grand-père raconte d’une certaine façon, son fils d’une autre façon, et son petit-fils encore différemment. Dans la même famille, on a la tradition et son évolution.
En écrivant ce livre, on a voulu aller voir ce que l’histoire, ce qu’écrire l’histoire, voulait dire. Et on s’est retrouvé face à une perception de l’Histoire comme une chose linéaire avec un début, et éventuellement une fin. Est-ce que concernant la tradition, il y a de la même manière une perception linéaire et figée ?
Il y a des gens qui pensent la tradition comme ça. Il y aurait une origine et ensuite cette tradition se modifierait, se détruirait petit à petit ; ces gens ne s’intéressent qu’à la tradition « originelle ». Alors que la tradition ça n’a pas vraiment de fin, ce n’est pas linéaire, ça peut arriver, repartir, être plus fort à un endroit, disparaître ici, reprendre ailleurs. Je me suis engueulé avec des gens qui lorsqu’ils cherchaient un conte, essayaient de trouver la version originelle, comme s’il y en avait une. Il n’y en a pas, en fait.
Quand on vous a rencontrés, votre manière de nous raconter l’Occitanie nous semblait étrange, comme si vous y perceviez des choses qu’on ne percevait pas. Nous, on avait l’impression que la tradition telle que vous, vous la transmettez, c’était quelque chose qui s’était un peu perdu, et en discutant avec vous, vous la présentiez comme quelque chose de présent partout, de vivant. Est-ce que tu penses que c’est une question de point de vue d’arriver à percevoir cette vie-là ?
Je pense que c’est comme toute la culture, la culture n’existe pas en soi, ce n’est qu’une question de volonté de vie, elle n’est pas là tout simplement, il faut la chercher, mais en fait elle est partout. Ce qu’on a de différent avec Claude Sicre [2], c’est qu’il dit qu’il n’y a plus de tradition en France ; lui, il n’a jamais su la trouver, la voir. Comme s’il y avait besoin, pour que quelque chose soit réel, que ce soit à portée de main. La tradition, même si elle n’est pas là, qu’on ne la perçoit pas immédiatement, ça ne veut pas dire qu’elle n’existe pas, au contraire. Maintenant, les gens ne parlent que de patrimoine immatériel, comme si c’était un truc figé, alors que nous, on dit que ce qu’on a vu et trouvé, n’importe qui peut le trouver, même en parlant avec son voisin, dans une ville, en allant voir des gens à la campagne, au bord de la mer, n’importe où.
Quelle serait la différence, dans ce que tu dis, entre culture, tradition et imaginaire ?
Je crois que la culture, c’est un ensemble d’imaginaires, une juxtaposition de plusieurs imaginaires, ou alors plusieurs degrés d’imaginaires. Je crois qu’on avait déjà discuté ensemble des chanteurs occitans des années 70 ? Ils voulaient changer la culture officielle et commerciale (institutionnalisée par le marché), obliger les gens à entendre autre chose. Et les premiers chanteurs occitans, en voulant changer la culture par leur proximité, c’est-à-dire par la langue occitane, ont eu du mal à être compris, parce que l’imaginaire qu’ils proposaient n’était pas (ou pas encore) audible par les gens. Ils parlaient l’occitan, les autres le patois, ils avaient des guitares, les autres avaient encore le son de la cornemuse ou de l’accordéon dans la tête… Lorsqu’ils lançaient certains mythes, par exemple que la femme, en Occitanie, était plus respectée qu’ailleurs, les autres ils se rappelaient des raclées qu’ils avaient foutues à leur femme toute leur vie. Donc, c’étaient des imaginaires qu’ils ne pouvaient pas comprendre.
Comment vous, vous avez résorbé ce décalage dont tu parles à propos des années 70 ?
Ce qu’on fait, les gens le reconnaissent comme étant de leur fait, presque. On l’a résolu en allant à l’école des gens, en allant voir comment eux percevaient leur propre histoire. Si on voulait chanter l’histoire des Occitans, il fallait qu’on sache déjà leurs mots, leurs langues, et avec tous les degrés des langues qui existent. Apprendre la langue communautaire, mais aussi celle de la famille, apprendre à jouer de leurs instruments de musique, apprendre à faire des chansons comme eux les faisaient. Tu ne peux pas faire des chansons en occitan comme tu les ferais en français, tu ne vas pas faire des chansons en alexandrins, par exemple ! Tu te plonges dans l’histoire des chansonniers, tu essaies de retrouver les mots-clés, les images, que tu peux ensuite bousculer, mais au moins que tu les connaisses, que tu aies le fil conducteur pour fabriquer cette histoire-là. On est rentré dans leur imaginaire, et on continue parce qu’il n’est pas le même qu’il y a trente ans. C’est pour ça que j’ai toujours besoin d’aller parler avec les gens un peu partout de plein de sujets différents, je crois que même je pourrais y aller pour parler de rien, pourvu que je les écoute pour me remettre les pendules à l’heure, pour être sûr de ne pas faire quelque chose de complètement décalé par rapport à eux, et pas que par rapport aux vieux, par rapport à tout le monde, c’est pour ça que je fais mes chansons en prenant un bout d’imaginaire de quelqu’un.
Cet imaginaire commun, ces figures, vous vous donnez la liberté de les mélanger, de les bousculer, et ça pour toi, c’est un peu comme actualiser tout ça ?
Le mot « actualiser » n’a pas de sens, je ne vois pas une chose plus actuelle qu’une autre. Je fais comme tout le monde a tout le temps fait, je prends des éléments de la vie pour les raconter, pour les raconter autrement. Évidemment, nous, on ne chante pas de chansons traditionnelles, ça ne nous intéresse pas, parce que justement l’imaginaire que ça raconte, ce n’est plus le nôtre aujourd’hui. On n’a pas envie de chanter les chansons traditionnelles, ou alors il faut qu’on les modifie. Par contre, on a une posture de chansonniers, on est là pour produire une chose d’aujourd’hui avec les mots et les mélodies qu’ils ont dans leur tête, et les instruments qu’ils savent jouer. Et eux, ils bousculaient sans arrêt. Si on prend le cas d’Armand Landes [3], quand tu décortiques ses chansons, tu te rends compte qu’il y a des mots qui viennent de partout. D’abord, il mélangeait un peu de français avec de l’occitan, et ensuite, même au niveau de l’occitan, il ne prenait pas que le parler de son coin, il faisait comme les troubadours, comme ont tout le temps fait les chansonniers, il prend le mot qui l’arrange au moment où il veut l’employer, soit que ça l’arrange au niveau de la rime ou parce que le mot lui plaît plus. Est-ce que c’est actualiser ça ? Non.
Pour me faire un peu l’avocat du diable, si tu veux parler aux gens, pourquoi choisir l’occitan alors que c’est en français que les gens communiquent habituellement ?
C’est la langue avec laquelle ils communiquent, mais ce n’est pas la langue avec laquelle ils disent le plus de choses. Ce qui me plaisait dans l’occitan, c’était pas que les gens le parlent ou ne le parlent plus, c’est plutôt que comme cette langue n’a jamais été enseignée, qu’elle n’a pas d’académie, c’est une langue complètement libre. Ce qui est intéressant c’est de dire des choses qu’on a envie de dire, y compris des choses que les gens ne sont pas habitués à entendre, mais avec des mots qu’ils sont habitués à entendre. Cette langue me permettait de mieux dire l’imaginaire que j’avais envie de raconter, et puis de construire une espèce de territoire imaginaire. Mais si le français avait été dans la même situation, ça aurait pu être le français, je ne défends pas l’occitan comme un territoire, je m’en fous de ça. Même s’il n’y avait plus eu qu’une seule personne qui parlait occitan, si j’avais vu que cette langue était celle qui m’intéressait le mieux pour dire ce que j’avais envie de dire, je l’aurais choisie. Mais il se trouve qu’il y a plein de gens qui la parlent, même si on peut ne pas les entendre. Il y a des gens qui passent leur vie dans le pays et qui n’entendent pas une seule fois parler occitan. Et ce côté caché, ça me plaît aussi. Le thème des journées du patrimoine, cette année, c’est le patrimoine caché, alors les mecs ils vont montrer des caves, des puits, des trucs qui sont cachés. Et moi je vais parler de la culture cachée, de ce qui pour le prendre il faut le fouiller, le gratter, et même le voler. Un peu comme au Portugal, si tu veux apprendre à jouer de la cornemuse, il y a un rituel au moment de Noël, il faut que tu voles la cornemuse à un gaitero  [4], sinon tu peux pas apprendre, il faut voler. Je crois que c’est la même chose. On a eu à un moment donné une grande discussion sur la transmission, qu’est-ce qu’on en fait, comment on l’a reçue, etc. Moi j’ai fait un discours sur le vol, la culture il faut l’inventer, comme on invente un trésor.
C’est un peu paradoxal de dire ça et de dire en même temps qu’on va se faire le porte-voix d’une culture en l’amenant sur des grandes scènes…
Ça fait partie de la même chose. Le joueur de gaita au Portugal, il joue devant des gens de sa communauté ou des gens ailleurs, les autres doivent lui voler son truc, et quand on ne le lui vole pas, il le transmet ; alors que tu le transmettes à un petit nombre ou à un grand nombre, des fois ça mérite une explication pour que les gens puissent le recevoir. On est dans une culture très englobante, qui déferle partout, et même quand tu ne veux pas l’entendre, tu l’entends, tu vas dans un supermarché, tu as de la musique, on te la refile comme on te refile de la lessive et c’est même fait pour que tu achètes de la lessive. On te file du bonheur partout. Clouscard [5], c’est un philosophe marxiste de Gaillac qui a été très connu en France, pas comme philosophe, mais comme sprinter de haut niveau. Il raconte que le capitalisme ne se contente plus d’exploiter l’homme au niveau de la production, mais il exploite le plaisir en envoyant une espèce de discours officiel à travers la musique et le récit. Tu l’entends partout ça, c’est pas caché. Et quand tu as un autre discours, tu as du mal à le faire entendre.
Tu parlais tout à l’heure d’un territoire imaginaire que la musique viendrait créer, qui n’est pas un territoire qui correspondrait aux limites géographiques de l’Occitanie, mais un territoire que vous inventez, comment alors rendre perceptibles des figures qui appartiennent à l’imaginaire d’un passé et d’un lieu précis, comme Landou  [6] ou le terrible de Penne [7] ?
Les êtres fantastiques, les religions en dehors des religions officielles, ont pour nous un rôle important à jouer dans la société d’aujourd’hui, ne serait-ce que pour le côté poétique, imaginaire des choses. Si je veux écrire un roman, mettons, je vais le bourrer de plein de choses comme ça. Ce qui m’avait plu avec des écrivains comme García Marquez ou Jorge Amado, c’est le fait que dans leur littérature, ils introduisaient tout un tas de figures de l’imaginaire d’un endroit et qu’ils réussissaient à en faire quelque chose d’universel. Il faut arriver à faire de notre histoire quelque chose qui puisse être entendu par tout le monde partout. C’est ce qui a différencié la littérature des troubadours de toutes les littératures occitanes, surtout celle que le Felibrige [8] a imposée. Les troubadours, ce qu’ils racontaient, c’était universel, ils parlaient de l’amour, de luttes politiques, etc., alors que les félibres n’ont fait que parler de leur patrie, de leur histoire toute conne de l’Occitanie en essayant de mettre en valeur un âge d’or auquel il faudrait revenir, et ils en ont fait une littérature complètement fermée. Même s’ils défendaient un imaginaire, eux aussi, ils en ont fait un imaginaire communautaire qui ne pouvait être entendu que par les gens de leur coin.
N’y a-t-il pas un risque d’aplatissement à vouloir s’adresser à des gens qui n’ont pas ressenti les mêmes choses ? L’universalisme, ça fait penser à la philosophie des Lumières dont s’inspirent la globalisation, la colonisation. Est-ce qu’il n’existe pas des choses qui ne sont pas partageables universellement ?
Je pense que tout est partageable et qu’il y a plusieurs lectures des choses. Quand Miguel Torga a dit : « l’universel c’est le local moins les murs », c’est bien ça que ça veut dire, écrire des choses sur ton coin, ton pays, peu importe, mais en faisant en sorte que les autres puissent l’entendre aussi. Et même s’ils ont une lecture complètement différente de celle que tu as voulu donner, c’est pas grave.
Un jour tu nous as dit que vous aviez pu rencontrer les gens à partir de la culture de laquelle vous vous étiez imprégnés. Mais est-ce qu’on ne peut pas entendre le processus que tu décris – une culture qui serait d’un endroit mais qui parlerait à tous – que si l’on est soi-même pris dans une culture chez soi, ce qui n’est plus le cas pour beaucoup de gens ?
Je pense que quand on dit qu’on a découvert le monde en rentrant dans l’imaginaire de notre coin, c’est quelque chose qu’on peut renverser aussi, c’est le monde qui nous a permis de rencontrer notre pays. Il y a des gens qui sont partis complètement à l’envers de nous à ce niveau-là, comme Massilia Sound System qui a rencontré l’Occitanie en partant de Bob Marley, ou les gens des années 70 qui ont découvert que chez eux il y avait une musique en entendant le folk américain. Ça n’a pas d’importance. Une fois, un Indien montanais était venu ici et avait raconté comment ils avaient petit à petit retrouvé leur langue, et il y a une fille dans la salle qui lui a dit : « votre histoire elle est tellement belle qu’on a tous envie d’être Indiens, de vivre comme vous. » Et lui a répondu : « Mais c’est pas ça que vous devez faire, c’est plutôt en me regardant moi, avec mes plumes, retrouver les vôtres, essayer de voir qui vous êtes pour qu’on soit plusieurs à lutter. » Le fait qu’ici il y ait une culture, ça doit donner envie de créer des « Occitanies » partout, même là où il n’y en a pas, parce qu’on pourrait aussi créer des espaces complètement en dehors des communautés, complètement inventés, quelle différence il y aurait ? D’ailleurs est-ce que nous, on n’a pas tout inventé ?
Dans ce discours qui prône le dialogue entre les différentes cultures, quelle place est laissée à ce qui est de l’ordre du conflictuel ? La place marginale dans laquelle toutes ces initiatives sont confinées est quand même liée à un rapport de force à l’échelle mondiale ou nationale.
C’est bien contre ça qu’on se bat, mais c’est délicat, car le mouvement occitan, à trop institutionnaliser une démarche culturelle, risque de tuer son côté agressif, son côté créatif. Il y a beaucoup moins de créativité aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans. Quand c’était un mouvement très militant, où il n’y avait pas de fric, c’était plus productif au niveau des idées, de l’imaginaire. Yves Rouquette dit que le mouvement occitan s’est trompé sur deux points dans les années 70 : d’une part ils n’ont pas pris les armes, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas imposé les choses comme l’ont fait d’autres ailleurs, et si tu n’as pas un côté radical, tu n’imposes pas ton histoire ; et d’autre part il a pris et prend encore le truc à l’envers, il rentre dans l’institution alors que c’est le contraire qu’il faut faire. L’occitan n’est intéressant que si ça reste un truc caché, alternatif. Aujourd’hui, toutes les structures qui ont été aidées sont en train de se scléroser, un peu comme ce qui s’est passé dans les années 80 avec ce que Lang avait créé, le fait qu’il ait appelé au ministère plein de gens d’un peu partout et qu’il leur ait filé les moyens de développer leur créativité, et ça a eu l’effet contraire. Ils voulaient faire une culture pour tous et ils ont fait une culture pour personne, ou pour quelques gens qui en ont profité pendant des années, et tant mieux qu’ils en aient crevé.
La vie des figures comme Robin des bois, Mesrine ou Landou est liée à une diffusion orale qui casse le rapport à la vérité qu’il peut y avoir dans l’Histoire et l’écrit. Sa force tient justement dans le fait de ne pas faire de distinction entre réel et imaginaire. Avec les figures que vous avez mises en avant dans La Talvera, c’est quelque chose à quoi vous avez réfléchi ?
L’Occitanie vivra tant qu’elle sera capable d’inventer des mythes, même s’ils sont faux. Nous, on n’a pas arrêté de créer des mythes, on voulait même en inventer encore plus. À un moment donné on était parti dans une sorte de délire de créer tout un tas d’histoires, de mythes. Tiens, les liens soi-disant entre l’Occitanie et le Brésil, c’est un mythe, ça n’existe pas, enfin ça existe parce que nous, on l’a inventé. Hier soir, sur scène, je racontais l’histoire des troubadours, mais c’est des conneries, il n’y a aucun lien entre les trobadores du Nordeste du Brésil et ceux d’ici, il ne peut pas y en avoir. Mais ça fait rêver les gens et maintenant ils vont même créer des passerelles entre la région Midi-Pyrénées et le Brésil pour échanger des étudiants, des touristes, autour de ce mythe-là. Qu’ils y aillent, si ça peut servir la culture du Nordeste brésilien et nous, pourquoi pas. Les mythes, on peut en inventer plein, et je pense que toutes les cultures existent par la construction de leur mythologie, de leur histoire, de leur épopée. Je pense que l’Occitanie c’est une épopée, par exemple, c’est rien d’autre que ça. La langue, elle n’existe que parce qu’on a envie qu’elle existe, s’il n’y avait pas de mouvement occitaniste, il n’y aurait pas d’occitan. D’ailleurs, Landou, c’est un mythe, aussi. Quand on a commencé à mettre en place toute l’action pour baptiser sa place, une fois j’étais aux archives et le directeur me tape sur l’épaule et il me dit : « mais je comprends pas là, ce Landou, ce qu’il écrit c’est complètement nul, c’est pas de la poésie. » J’ai dit : « effectivement, mais nous on va faire croire que c’est le contraire, que c’est hyper bien. »
Par contre, sa vie, telle que vous la racontez, elle est intéressante. Mais c’est un jeu subtil, quand ça se voit trop, ça perd son effet. Si on apprenait que Landou n’a jamais existé, que sur le livre c’est la photo de ton grand-père en Sardaigne, ça ne marcherait plus !
Y’a une dame, à Gaillac, quand on l’a vue la première fois, elle nous a chanté deux chansons en français, puis petit à petit, on l’a vue dix fois, quinze fois, et chaque fois elle avait des chansons nouvelles. Du coup, tu te dis : merde, est-ce que ça a existé vraiment ou est-ce qu’elle les a inventées pour nous ? Y’a des gens qui nous ont reproché : « sur tel disque de collectage, vous avez mis une chanson qu’un pépé vous a chantée, mais c’était nous qui l’avions apprise au pépé ». Quelle importance ça a ? L’important c’est que le pépé l’ait récupérée pour en faire son histoire à lui, et qu’à travers cette chanson, il nous l’ait racontée.

[1] La « talvera » est la bande non labourée qui borde les champs, nécessaire pour faire tourner la charrue.

[2] Chanteur des Fabulous Troubadours, groupe de musique de Toulouse (lié au quartier Arnaud-Bernard) fondé en 1987.

[3] Ancien chansonnier des Monts de Lacaune.

[4] Joueur de cornemuse.

[5] Michel Clouscard (1928–2009) est un penseur politique, sociologue et philosophe, auteur d’une critique du capitalisme le définissant dans son stade actuel de libéralisme-libertaire.

[6] Chansonnier et dernier errant des Monts de Lacaune, il colportait les chansons d’Armand Landes, son père.

[7] Alexandre Viguier (1835-1911) dit Lo Terrrrrrrrrrrrrrrrrrible de Pena (avec 19 « r », comme le XIXe siècle) se promenait dans tout le pays une lampe à la main pour, disait-il, éclairer la justice.

[8] Association de sauvegarde et de promotion de la langue et de la culture d’Oc, fondée en 1854.

« Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. » Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »
« Il n’y a de tradition vivante, c’est-à-dire de transmission en acte, (...)

À voir

Quand l’imaginaire devient tradition, coutume, culture

Survivance

« Pasolini a voulu montrer la puissance spécifique des cultures populaires pour y reconnaître une (...)

Fictions politiques

ecila : Choucas depuis son pays d’habiter, partage avec Alice quelques missives circonvolutives. (...)

Entretiens

Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2
Suite de l’entretien avec M. Carnaval, M. Free et Mme Party
CPE, le temps des bandes
Rennes 2006

Constellations

le site du collectif mauvaise troupe
AGENDA
De nouvelles dates à venir bientôt.
CONSTELLATIONS

Territoires en bataille 2018-2019


Avec cette nouvelle collection, nous proposons la rédaction et la diffusion de courts écrits donnant à voir et à sentir les dynamiques à l’œuvre dans différents espaces en lutte en Europe et dans le monde. Dans la veine du livre « Contrées » qui croise les expériences de la zad de Notre-Dame-des-Landes et du Val Susa No TAV, il s’agit de faire passer les frontières, notamment linguistiques, aux expériences de résistance ancrées dans des lieux singuliers. Les textes sont traduits en italien, anglais, basque... La voix des protagonistes structure les récits, à la recherche de l’art et de la manière d’interrompre le cours normal des choses, en quête des mille façons de faire entrer un bout de terre en sécession, de l’instant où les existences bifurquent et sortent des catégories établies ou encore des manières de s’organiser favorisant l’obtention de victoires. La circulation de ces textes concoure, nous l’espérons, à intensifier la compréhension, les liens et les solidarités entre et avec ces territoires en bataille. Car c’est bien moins d’une « convergence des luttes » dont nous avons besoin - qui suppose que celles-ci prennent une même direction pour se rejoindre en un point mystérieux - que de liens profonds et spécifiques entre chaque territoire, chaque situation singulière.


Nous écrire.