« Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche :
libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. »
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »
« Il n’y a de tradition vivante, c’est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision, toujours renouvelés. Ainsi comprise la tradition est tout le contraire d’un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance. »
Henry Corbin, Le Shiisme duodécimain
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ECILA : Il n’est pas incongru, lorsque l’on s’intéresse aux récits et à l’art de conter, de s’attarder un moment du côté de ce que l’on nomme « tradition » (d’autant que nous croyons observer dans la décennie passée un certain engouement – comme il y en eut un dans les années 1970 – pour ses expressions : contes, bals et musiques traditionnels, etc.). Ce terme, aujourd’hui si dévoyé, se doit d’être d’emblée approfondi. La tradition n’est pas le folklore, comme elle n’est pas l’image d’Épinal d’une société ancienne que l’on jugerait meilleure. Si elle échappe aux définitions restrictives, c’est qu’elle est diffuse, multiple, secrète parfois. Elle n’a pas d’origine, et véhicule tant les histoires d’avant l’humanité que celles qui se sont produites hier, ou se produiront demain. Et elle a besoin pour vivre de nombreuses bouches, de nombreuses oreilles, et non d’une plume unique. Elle ne considère pas l’homme comme un sujet séparé des autres, mais comme un être-avec-d’autres, et un être-au-monde. Aujourd’hui attachée aux cultures que l’on dit « populaires », la tradition est présentée comme la manifestation de leur survivance, malgré… Malgré quoi ? La Modernité, le Progrès, l’Uniformisation ? Si ce que transmet la tradition ce sont aussi les manières qu’a l’homme de se lier au monde, le fait de la percevoir comme une survivance paraît inquiétant. Mais on doit bien admettre qu’une forme de guerre a été engagée contre elle, contre sa capacité de résistance, contre cette « puissance spécifique des cultures populaires » (Didi-Huberman). Cette guerre est vieille, elle a été portée par les différents pouvoirs que l’humanité a connus. Ces pouvoirs ont nommé cette ennemie « paganisme », « obscurantisme », puis « cultures mineures » (en opposition à La Culture), et enfin « folklore ». Cette dernière dénomination est fort insidieuse, car loin de nier les récits, les mythes, les pratiques, elle les cantonne à un passé flétri, les présente comme figés, rigides, donc morts. On peut dès lors en faire des représentations, puisque toute puissance, toute vie, en ont été méthodiquement arrachées. Cela devient même une excellente manière de « valoriser des terroirs ». Le folklore considère la tradition comme un fonds fini dans lequel puiser, afin de montrer aux touristes d’aujourd’hui comment l’on vivait « autrefois ».
Cette distinction entre folklore et tradition – tout comme celle qui sépare tradition et Histoire – recoupe presque point par point celle qui oppose les deux perceptions de l’imaginaire. La première le considère comme un musée de l’imagination humaine, dans lequel sont rangés des mythes, des symboles, bref, des signes. Il s’agirait d’ouvrir ces tiroirs de mémoire pour en extraire des images, des histoires, toutes prêtes à l’emploi. La seconde considère que l’imaginaire n’existe que dans l’acte même de saisissement et de création. Qui plus est, selon cette dernière conception, en lui se réduisent les dualités (« en un seul destin de dualitude », disait Gilbert Durand) : humain et non humain se mêlent en d’interminables métamorphoses, passé et avenir viennent féconder le présent, vrai et faux n’ont plus d’importance, etc. Cet imaginaire actif, cette imagination créatrice (que Henry Corbin nomme « imaginal ») créent sans cesse de l’inconnu, de l’imprévisible, se joue des barrières que les hommes d’ordre se plaisent à ériger entre le vrai et le faux. « C’est la philosophie de cet imaginaire essentiel, fondateur – l’Imaginal – qui désarticule les valeurs en place, […] qui remet en question le déterminisme historique hypostasié, modelé sur les machines de l’ère industrielle naissante et le remplace par le “face à face” où l’histoire se transcende en hiérohistoire (1), où l’événement échappe aux causalités mécaniques pour s’épanouir en résonances “utopiques”, en termes de destinée humaine (2). » L’événement est ainsi extrait de la ligne vide du Moloch Histoire, sa transmission et son apparition se jouent et des déterminismes et des relativismes. Les bribes d’utopies chères à Walter Benjamin traversent le temps et les êtres, se laissant parfois saisir, sans souci du rationalisme qui voudrait les enfermer dans une temporalité de laquelle on ne s’échappe pas… L’imagination créatrice est à la fois subversion et reconquête.
Nous postulons donc que la tradition – la tradition vivante – est intimement liée, dans ses traits spécifiques, à cette appréhension de l’imaginaire. Liée aussi à la capacité de voir ce qui est, en ce monde, et pas uniquement ce qui n’est pas, ou plus. Daniel, musicien occitan du groupe La Talvera, a bien voulu partager cette capacité-là avec nous, dans un parc de Frontignan.
(1) Hiéros signifie « sacré » en grec ancien.
(2) G. Durand, « La reconquête de l’Imaginal », Henry Corbin, Cahiers de l’Herne, 1978.