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Juin 2012
Alice,
Je repense à la lettre que nous avions envoyée à V, il y a de cela six ans maintenant. Sa réponse, nous ne l’avions pas vue, mais c’est évident aujourd’hui : il nous l’a faite en réapparaissant sur des visages d’Anonymous ou d’indignés, sur des murs du monde entier… Le cinéma a tenté d’en faire un individu, pâle copie du héros de la bande dessinée, mais on doit se rendre à l’évidence : c’est un échec, il a survécu, glissant entre les doigts vénaux d’Hollywood. Jusqu’à très récemment, nous croyions que la principale nuisance de « l’imaginaire hollywoodien » résidait dans sa capacité à trahir des événements ou des histoires collectives. J’ai davantage l’impression que cette force de nuisance se tapit dans le débit insensé avec lequel cette industrie nous assène ses héros, sa morale, ses schémas toujours semblables, formatés comme on dit. Certes, Hollywood (et je dis « Hollywood » par simplification) refait l’histoire à sa sauce, psychologisant des tentatives collectives, moralisant des gestes politiques, etc., afin soit de les aplanir, de les abaisser au niveau zéro de la finesse, soit d’en dénoncer les agissements en présentant des repentis heureux ou autres salopards. Mais quelque chose du héros persiste malgré cette « entreprise » de normalisation, comme une aura indéracinable, inaliénable du personnage dont elle émane. Sitôt le film terminé, le héros, même amenuisé, même trahi, se débarrasse de son costume empesé, des connotations négatives dont la pellicule l’avait englué : Mesrine reste héroïque même après le mauvais film [1] dont il est le héros malheureux, la bande à Baader [2] de même, etc. Du moins, je le crois. Les figures peuvent faire de la résistance à partir du moment où elles retombent dans la foule d’où les avait extraites quelque réalisateur. Et je ne pense pas qu’elles résistent à Hollywood parce que c’est une industrie-capitaliste-pleine-de-fric-normalisante. Je pense qu’elles résisteraient de la même manière si l’on voulait les tordre dans un sens qui nous arrange, si on les « politisait ». L’imaginaire ne tolère que la liberté, dit-on. À vouloir le discipliner, on le tue. Il est souple pourtant, se plie volontiers aux fantasmes ou aux symboles, aux petites omissions ; il n’est pas gêné si l’on présente de lui le meilleur profil, mais semble rebuté par trop de préméditation quant au « but » de sa diffusion (argumentation, édification…). Quoi de plus triste que les pièces édifiantes ? Que la poésie de Parti ? Chaque fois que l’on extrait une figure pour la circonscrire, lui donner un sens, une orientation, on prend le risque qu’elle se rebelle et nous file entre les doigts, ne laissant d’elle-même que le nom, emportant toute l’intensité dont elle était emplie. Elles ne sont pas des choses inertes reposant sous le linceul de la mémoire collective. Elles vivent et se débattent, se rient de ceux qui s’en font les « auteurs », de nous, parfois, comme elles se rient des mass-médias qui voudraient les écraser tout en les rendant juteuses…
On pourrait aussi penser que la « tare » de l’« imaginaire d’Hollywood » réside dans sa fermeture, dans le fait qu’on ne peut y intervenir. Impossible de l’étoffer, de le modifier, il est servi tout prêt. Mais à bien y réfléchir, c’est le cas de toute œuvre « finie ». Toute mise en récit « fermée » (formellement) fonctionne de même, avec le débit en moins, et l’éthique dégueulasse aussi, parfois… Ce n’est qu’une fois rendus à la foule que ces figures et ces récits peuvent être ressaisis. Il semble bien que le milieu de vie des héros soit, après l’oralité, le récit populaire. Les historiens n’ont retrouvé que des chansons sur Robin des bois… Ils passent de bouche en bouche, mutant au passage, déformés comme il se doit, car ils vivent de ça. L’imagination ne forme pas les images, elle les déforme. Les héros nous apparaissent comme des personnes singulières (le mieux qu’ils puissent faire en matière de collectif, c’est de s’associer librement à leurs pairs, comme dans la ligue des justiciers). C’en serait presque désespérant pour nous qui avons à cœur de chercher la puissance dans ce qui circule par et entre les êtres plus que dans leur intériorité fermée et irréductible. Mais c’est justement là que le héros révèle quelque chose de son essence individuelle : il n’est jamais aussi fort, et beau, et rusé, et invincible, que quand il est traversé par tout ce dont l’ont chargé ses différents narrateurs et tout ce qu’y a projeté sa popularité. Le héros, c’est l’anti-individu, ou l’individu réduit à sa part communiste.
Bien le bonjour chez toi, camarade,
Johnny Pothèse
Juillet 2012
Cher Johnny,
La relecture de notre vieille lettre m’a amusée. Étions-nous arrogants ! Lorsqu’on s’adresse à un héros, il est de mise d’emprunter son style. Et c’est bien, sinon son arrogance, du moins son insolence, qui nous est jouissive (et quelque peu cathartique, aussi)… Le langage est important car les héros ne vivent que par lui, qu’à travers le récit. C’est ce récit, passant par des voix bien réelles, qui pénètre dans le conteur empli de la somme des récits antérieurs. Et cette somme n’est pas un cadavre exquis, une simple addition des différentes parts individuelles qui ont modifié la légende. Elle est davantage, elle est une nouvelle chose composée par une sorte de symbiose des vies et époques antérieures qui l’ont enrichie. Elle permet qu’au-delà de toute mémoire possible, une part collective d’humanité vive toujours, se modifie, nous modifie, etc. L’imaginaire, c’est du collectif en nous.
Je voudrais néanmoins nuancer tes propos enthousiastes : si la figure de V survit à sa maltraitance cinématographique, sa geste et ses idéaux ont perdu en finesse. Il me semblerait délicat d’affirmer a priori que les gestes des Anonymous ou des Indignés s’inscrivent dans la continuité de ceux d’un vengeur masqué qui n’hésite pas à user de la dynamite… Mais le choix du même masque révèle toutefois la complexité de la relation aux héros. On ne s’y identifie pas totalement, on ne l’imite pas, comme tu le remarques. Quant aux films dont tu parles, non seulement ils psychologisent des histoires collectives et politiques, mais ils séparent les « figures » de leur geste, c’est-à-dire qu’ils mettent l’accent sur la psychologie d’un homme, et c’est cette dernière qui va engendrer et expliquer les actes. En cela, ils les démythifient. Et le paradoxe est frappant : ils choisissent de mettre en scène ces figures, d’en faire les « héros » de leurs films, afin qu’ils ne soient plus des héros à la sortie des salles obscures. Richet, le réalisateur du diptyque sur Mesrine déclare : « Avec Abdel Raouf Dafri, le scénariste, on a vraiment veillé à ne surtout pas en faire un héros, à éviter toute glorification en montrant ses zones d’ombre comme ses zones de lumière. Je n’ai pas voulu filmer la légende […] [3]. » Cela va même plus loin lorsque Vincent Cassel, qui incarne Mesrine, ajoute : « […] je voulais qu’à la fin du film les gens aient de la sympathie pour lui, et se sentent un peu coupables de ça. » C’est la relation même au héros qui est remise en cause, tout en le mettant en scène… Il est évident que ces films ont contribué à raviver la notoriété de l’ennemi public des années 70… C’est ce paradoxe, je crois, qui assure la survie des héros. Ces récits « toxiques » arrachent sans doute quelques couches du palimpseste qui compose les héros, mais ils les font vivre aussi, quand bien même les réalisateurs entourent de déni leurs « œuvres ». Les artistes cherchent à dissimuler ce qu’ils révèlent, dit-on. Mais la légende, elle, dit vrai, sans pourtant prétendre se référer à La Vérité. « Ne jamais croire l’artiste, croire l’histoire qu’il raconte », écrivait D. H. Lawrence…
Je voudrais ajouter une dernière chose, et pas seulement par acquit de conscience. Mesrine, Baader, et les autres héros dont nous avons parlé (chez V c’est toutefois moins évident) appartiennent encore et toujours à un univers narratif à grosses couilles. Je le déplore sans pour autant y apporter de magnifiques récits épiques féminins… Il y en a eu, cependant, et il est intéressant de noter que ces héroïnes, quand elles n’étaient pas les adjuvantes d’un héros mâle, étaient bien souvent des figures subversives, que l’Histoire nie. Elles pavaient sans la fonder une autre histoire, moins majuscule celle-là, au même titre que les figures de hors-la-loi. Cette histoire-là (ou plutôt ces histoires) n’est pas continue et aveugle, et ne devrait d’ailleurs pas être nommée « histoire », mais plutôt tradition. Pourquoi, me diras-tu ? Car il y a un parallèle – en termes de modes de transmission – entre l’histoire des femmes, l’histoire de la plèbe, et ce que l’on nomme « tradition ». Toutes les trois tissent les marges absentes des manuels scolaires, se transmettant en coulisses malgré un ordre qui les nie, dans les bas-fonds du monde lumineux qu’orne la Culture.
Bien le bonjour chez toi aussi, camarade.
Alice
« Pasolini a voulu montrer la puissance spécifique des cultures populaires pour y reconnaître une véritable capacité de résistance historique, donc politique, dans leur vocation anthropologique à la survivance […]. »
Georges Didi-Huberman, Survivance (...)