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Mai 2006
Cher V (pour Vendetta),
Pardonnez notre hardiesse, mais il est temps que nous parlions. Ah, nous n’avons pas été présentés. Nous n’avons pas de nom, nous sommes ceux qui vous avaient accepté en imagination, quand vous brûliez les planches d’une bande dessinée. Nous savons ce que vous pensez : « ces pauvres gens ont le béguin pour moi, ce n’est qu’une tocade passagère. » Nous vous demandons pardon, mais ce n’est pas cela. Vous aviez fait germer en nous des rêves d’explosions fantastiques, de foules au rendez-vous, de renversements fracassants. Nous sommes ceux à qui vous sembliez dire qu’un plan bien échafaudé peut trouver sa réalisation, si l’on est fin observateur. Ceux que votre patience inspirait, lisant entre les lignes ce conseil : « faute de soleil, sache mûrir dans la glace. » Les présentations étant faites, tutoyons-nous, veux-tu ?
Notre ton sec n’est pas celui des déceptions sentimentales, mais celui que fait naître la trahison. Tu pensais que nous ignorions tes petites escapades filmiques ? Quelques millions de spectateurs en ont pourtant été les témoins. Nous les avons vus se glisser entre tes draps, avec leur fric et leur romantisme fétide. Cela ne nous étonne pas, les héros pèchent toujours par désir de célébrité. Oh, tu nous diras sûrement : « mais mon récit appartient à tout le monde ! » C’est trop facile, vois-tu. Et nous te retournons tes mots : « Souviens-toi, souviens-toi de ce 5 novembre, de ces Poudres et sa Conspiration. Souviens-toi de ce jour, souviens-t’en, à l’oubli je ne peux me résoudre. » Mais ce ne sont plus tes mots, n’est-ce pas ? Tu les as abandonnés à l’insane prologue de ton nouveau récit. Tu te rappelles, bien sûr, comment ce discours se termine :
Mais qu’en était-il de l’homme ? Je sais qu’il s’appelait Guy Fawkes et je sais qu’en 1605, il tenta de faire exploser le Palais du Parlement. Mais qui était-il vraiment ? Comment était-il ? On nous dit de nous souvenir de l’idée et non de l’homme, parce qu’un homme peut échouer. Il peut être arrêté, il peut être exécuté et tomber dans l’oubli. Alors qu’après 400 ans, une idée peut encore changer le monde. Je connais d’expérience le pouvoir des idées. J’ai vu des hommes tuer en leur nom et mourir en les défendant… Mais on ne peut embrasser une idée. On ne peut la toucher ou la serrer contre soi. Les idées ne saignent pas, elles ne ressentent pas la douleur… et elles ne peuvent aimer. Et ce n’est pas une idée qui me manque, c’est un homme… Un homme qui m’a fait me souvenir du 5 novembre. Un homme que je ne me résoudrai jamais à oublier. »
Ita missa est. Tu es mort. « Pas une idée, mais un homme »… Cette séparation d’emblée te brise, et d’une parole te fait déchoir. La suite n’est que le récit d’un meurtre lent et sadique, consciencieux : le meurtre du héros. En moins de deux heures, tu as disparu, tu es autre chose. Toi l’incorruptible, tu as signé le pacte faustien, et te voici humain. Mais sais-tu quel sort on réserve en ce monde aux sirènes amoureuses ? Tu as voulu un genre, et un sexe. Tu étais capable d’amour vrai, te voilà affublé de sentimentalisme.
On dit des masques qu’ils abolissent les distinctions, notamment les distinctions homme/femme, et qu’en instaurant (et dépassant) la bisexualité, ils s’attaquent aux fondements de l’idéologie judéo-chrétienne qui défend ces lignes de partage. Force est de constater que ce film les défend également. Nous, nous aimions ce flou autour de ta sexuation ou de ta sexualité. Tu étais symboliquement un père (donc privé de droits sexuels sur Evey [1]), tu étais aussi – pardon de te le rappeler – la victime d’expériences hormonales (on sait qu’il poussait des tétons à tes codétenus), et le destinataire des lettres d’amour d’une lesbienne. L’équation force=virilité était très sérieusement remise en question. Mais voilà que tu tombes amoureux ! Nous qui croyions qu’Evey faisait partie de ton plan, elle t’en dévie désormais (« je n’avais que mon projet en tête jusqu’à ce que je te rencontre », dis-tu aujourd’hui). Et sans vouloir être grossiers, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’elle te tient par les couilles. Et, toi le vengeur, tu te laisses maintenant dénoncer à un prêtre – qui plus est pédophile – sans sourciller. On ne te reconnaît plus. Et elle est également méconnaissable. La voici complète, finie, n’ayant rien à apprendre malgré son jeune âge (ah, si, il lui manquait juste une petite rencontre avec dieu). Au contraire, c’est même elle qui t’initie à ce sentiment guimauve. Elle reste « elle-même ». Le héros, ici, est la jeune fille postmoderne, asexuée, dénuée de désir, de penchant vers l’autre. Vous qui aviez une relation si fine et complexe, vous vous vautrez maintenant dans l’amour tel qu’Hollywood le perçoit, c’est-à-dire une relation contre le politique, une relation qui affaiblit, et qui empêche tout héroïsme (et bien évidemment, nouveau cliché : c’est le personnage féminin qui incarne ce rôle normalisateur, qui dévie l’homme de ses objectifs). Nous ne découvrons plus vos gestes, mais les affres de vos états d’âme. Et nous sommes désolés de te le dire si sèchement : on s’en contrefout ! Avant, vous ne parliez qu’en actions, et c’est pourquoi nous vous reconnaissions comme des héros. Cela ne signifie pas que vous n’étiez que force, mais que votre faiblesse était énoncée en actes. Et l’on vous voit pleurant de grosses larmes collantes, qui devant un film, qui devant un lit vide… C’est lamentable. Comment peux-tu encore exiger des autres qu’ils se dirigent eux-mêmes, qu’ils dirigent leur vie, leurs amours ?
Parlons ensuite de tes idées. Tu te prétendais anarchiste, adepte des renversements brutaux. Force est de constater que tu t’es ramolli, tu es bien moins bavard sur cet « après » qu’il s’agit d’instaurer. Tu vas même jusqu’à accepter que les médias et la police soient les nouveaux rédempteurs ! Oh, je t’entends déjà dire que c’est un poulet « à l’ancienne », que sous l’uniforme, il y a un être sensible, qu’il n’a fait que son travail, et toutes ces inepties. Fais attention V, car il va te remplacer ! C’est ce qui arrive quand on devient passéiste et nostalgique d’un ordre ancien. Tu parles comme un bouffon d’avant-guerre, d’avant ta guerre. D’ailleurs nous remarquons qu’elle a insidieusement changé. Tu nous avais pourtant dit qu’il s’agissait d’une guerre nucléaire, et non civile. Ta version de l’histoire change au gré des producteurs, pourrait-on penser si l’on avait l’esprit mal tourné. Oui, nous insinuons que tu as été acheté, et que tu as également troqué la liberté contre la religion. N’est-ce pas dieu – et non plus la liberté que tu disais chérir – que rencontre Evey dans cette parodie ? Le Destin, ce système informatique qui dirigeait et observait tout a lui aussi opportunément disparu. Décidément, l’argent hollywoodien a l’odeur du repentir.
Parlons enfin de toi, V. Tu n’es plus le masque d’une idée, d’un projet. Tu les as laissés mettre une barrière entre toi et le mouvement (désormais pacifique) qui s’annonce. Tu les laisses te présenter comme un monstre engendré par des monstres. Envolé, le vengeur, ne reste qu’un revanchard fou. Il est alors dans l’ordre des choses que la raison l’emporte sous les traits raisonnables d’Evey et du flic. Ton masque ne symbolise plus une idée, mais cache une infirmité, une laideur. Sa puissance disparaît et l’on ne voit qu’un individu dont l’histoire tragique n’est plus symbolique que d’un problème de gouvernement passager. Au lieu de liquider l’être qui se trouve derrière, le masque ici le révèle. Inversion déplorable… Où sont passés ton mystère, tes paroles d’oracle métaphoriques, ta détermination ? Noyés sans doute dans la mélasse pathétique du romantisme, ou bien encore neutralisés par l’éthique molle qui s’acoquine déjà avec les garants de l’ordre. Tu t’es laissé ridiculiser par des nostalgiques de Benny Hill… Tout ce que ton masque gardait indistinct a été séparé : le héros et l’idée, l’homme et la femme, l’humain et le surnaturel, le fou et le normal, etc. À la fin, la foule, inquiétante jusqu’alors, retire le masque. Ils n’ont pas besoin de se révolter, ils peuvent rester cette masse aux regards désormais personnalisés, individualisés. Quant à Evey, elle ne mettra jamais le masque… Pas besoin, sa jolie frimousse en est un très acceptable.
Nous avons assez parlé, c’est trop de mots pour une déchéance. Tu n’es plus un héros. Voilà ce qui se produit lorsqu’on écarte les ambiguïtés, lorsqu’on rend transparente l’opacité qui ouvre aux rêves. Tu te prétendais héritier d’une conspiration au sein de laquelle, depuis notre siècle, on ne saurait juger du bien et du mal. Elle était ambivalente – car menée par des catholiques – cette tentative de destruction du parlement, le 5 novembre 1605. Depuis, chaque 5 novembre, le parlement anglais est fouillé. Et pour conjurer le retour de la « conspiration des poudres », on brûle encore tous les ans, en chaque recoin du Royaume-Uni, des effigies de Guy Fawkes (l’homme qui fut arrêté devant trente-six barils de poudre, avec une lanterne et une allumette à la main). Tu vois, on s’en souvient encore, de ce mois de novembre-là. Mais de quelle manière, là est le nœud du problème. Tu aurais pu modifier cela, mais on ne change rien en amollissant. Eux le savent, écoute donc leur comptine, et juge sa détermination autant que son ambiguïté :
Guy Fawkes, Guy Fawkes, avait l’intention
De faire sauter le Roi et le Parlement.
Soixante barils de poudre dessous
Pour renverser la vieille Angleterre.
La Providence divine a voulu qu’il ait été attrapé
Avec une lanterne sourde et une allumette enflammée.
Holà garçons, holà garçons, sonnez les cloches.
Holà garçons, holà garçons, Dieu sauve le Roi !
Hip hip hip hourra !
Un sou de pain pour nourrir le pape.
Une obole de fromage pour l’étouffer.
Une pinte de bière pour le tremper.
Un fagot de brindilles pour le brûler.
Brûlez-le dans un bain de goudron.
Brûlez-le comme une étoile filante.
Brûlez-le de la tête aux pieds.
Johnny Pothèse, Alice, et quelques-uns de leurs amis.
[1] Personnage féminin du film et de la B.D. C’est elle qui prononce le discours cité plus haut.
Tant que la plèbe choisira ses héros parmi les hors-la-loi, nous saurons que l’esprit souffle encore dans l’époque. Alèssi Dell’Umbria, R.I.P. Jacques Mesrine
ecila : Les récits, les fictions et les mythes sont peuplés de ces personnages qu’il est (...)