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Les puissances du monde sont inquiètes : “qu’a fait l’Étranger dans la maison pour qu’il puisse ainsi y fonder un parti ?” Et elles se défendent contre l’intrus et veulent empêcher ce qui va venir : “Nous allons tuer l’Étranger… nous allons apporter la confusion dans son parti afin qu’il n’ait pas de place dans le monde. Toute la maison en effet nous appartient.” Il faut que l’Homme étranger pénètre toute la maison du monde, perce les enveloppes du monde […] il doit pratiquer une brèche à la circonférence de ce monde qui serait sinon inaccessible…
Jacob Taubes, Eschatologie occidentale
Du point de vue de l’homme, qui vit toujours dans l’intervalle entre le passé et le futur, le temps n’est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au pont où il se tient ; et son lieu n’est pas le présent tel que nous le comprenons habituellement mais plutôt une brèche dans le temps que son constant combat, sa résistance au passé et au futur fait exister. […] conscient seulement de l’existence de cette brèche qui, aussi longtemps qu’il vit, est le sol sur lequel il doit se tenir, bien qu’il semble être un champ de bataille et non un foyer.
Hannah Arendt, La crise de la culture
Il y a des brèches, des brèches entre les dispositifs, entre les institutions ; au sein des structures, des failles ressurgissent, se créent par en dessous, se multiplient au travers, à côté. Commencer à se mouvoir au sein de ces brèches. S’y ancrer, s’y déployer. Le monde les porte en lui, qui nous offre des champs d’exploration inédits. Des espaces fertiles, précieux, qui sont déjà là, sous nos yeux. Les brèches ne sont pas des trous vides, au contraire, elles sont pleines de ces matières qui font nos corps, pleines des amitiés, des traditions qui nous traversent comme en nos différentes couches géologiques : certaines poreuses, créées par sédimentation, d’autres dures, composées sous très haute pression. Mais, ne nous appartenant pas en propre, elles sont comme des racines, d’emblée prises dans le jeu des êtres qu’elles irriguent, des récits qu’elles font surgir, des sols qu’elles traversent.
Un sol n’existe pas sans les chemins, les usages, les odeurs, les sons, les armes, les visages qui font sa consistance particulière, comme il n’est pas de lieu sans l’esprit de ce lieu (sans quoi les êtres perdent comme leur matière secrète). Et ce que tentent d’opérer, ici sous des tonnes de béton et d’acier, une « zone d’aménagement du territoire », là sous un filet de normes « une zone à haute valeur en biodiversité », c’est d’engloutir ces chemins, ces usages, ces odeurs, ces sons, ces armes, ces visages. C’est le panorama fantomatique d’aujourd’hui : des espaces en chantier perpétuel ou figés en vitrines touristiques, qu’il faut connecter par tout un ensemble d’infrastructures, de traits informationnels, pôles de communication, trajectoires lisses, qu’il faut aussi, pour les farder d’un semblant de vie, mobiliser par quelques perceptions responsables. Mais que d’un bout à l’autre, il n’y ait de rupture, toute chose devant se fondre dans le même continuum, homogène, vide. Et ce continuum, pour exister, doit produire ce vide : dans le même mouvement faire table rase et faire dispositif. Les architectes, urbanistes, paysagistes s’accordent en ce point minimal, mais redoutable : « Nous devons travailler avec de nouvelles cartes de bataille, c’est la logique du vide qui prévaut aujourd’hui, la logique du vide dispose, c’est une logique de l’infrastructure, elle est littéralement dispositionnelle, elle crée des dispositifs. […] Nous avons quitté les anciennes idées formalistes et modernes de l’espace, pour des concepts plus opérationnels, comme celui de construire par le vide [1]. »
Mais un continuum est fragile : à chaque fois qu’il essaye d’arracher des vies, il rencontre un obstacle, une résistance, à chaque fois qu’il tente de colmater les failles, d’autres failles se créent ailleurs, par en-dessous, juste à côté. En fait, quand le continuum s’étend, quelque chose d’insaisissable lui résiste. Il y a toujours un reste, il y a toujours de l’incompressible, de l’irréductible, quelque chose justement comme un sol, des traces, des liens, une profusion invisible, quelque chose de plein, de vital, qui nourrit les gestes, qui nourrit la lutte. Quelque chose, peut-être, comme une forêt. Chaque jour il y a de nouvelles pousses dans le vide du ravage.
Parce que nous ne sommes pas faits de vide, mais de tout un tissu d’affects, de désirs, de chants, d’histoires, il s’agit donc de savoir comment cela est lié en nous ou comment cela trouve de la place en nous. Comment cela nous habite et comment nous pouvons les habiter en retour. Puis, comment cela continue à grandir, à envahir plus loin, à nous déborder. Mais cela n’est pas donné, il faut le découvrir à nouveau, et si nécessaire, se le fabriquer, se le composer habilement.
Ces dix dernières années ne clôturent pas une séquence historique, elles dégagent une double exigence : savoir comment le pouvoir agit sur nous, comment il nous tient, nous traverse. Connaître ses visées comme ses points faibles ; mais aussi et surtout se comprendre, se connaître, savoir sur qui on peut compter, ce sur quoi on a une prise et ce sur quoi on n’en a pas, comment se renforcer et se mouvoir. Il s’agit, au sens fort du mot, d’un exercice : jauger ses propres forces pour passer d’un seuil d’intensité à l’autre, d’un seuil de compréhension à l’autre, d’un seuil d’agilité à l’autre. La question majeure d’une politique de l’habiter pourrait être alors : comment veiller à prendre soin d’une consistance qui soit capable, non de clôturer, mais de proche en proche, de libérer une force. Comment arracher des mains du pouvoir les lieux dont nous avons besoin et comment ces lieux peuvent se tenir ensemble.
Entre le IIIe et le IVe siècle de notre ère, dans les villes, les villages et les campagnes d’Égypte, se mit en place, comme en contrecoup à l’effondrement de l’époque, un foisonnement inédit de moines errants, de fermiers, ayant décidé de se séparer de leurs propriétés comme de leurs attributs sociaux et que l’on appela littéralement « désengagés », anachorètes. De ces centaines de paysans, d’esclaves, de voleurs qui fuyaient dans les « déserts » pour échapper aux impôts, à leur maître ou à la justice, on disait qu’ils pratiquaient l’anachorèse. Leur ascèse trouvait ainsi son lieu propre non dans un ailleurs utopique, en dehors du monde, mais dans le seuil, le passage, le point de contact avec une limite éthique : avoir une prise sur soi tout en traçant une déprise par rapport au pouvoir. Ils furent ainsi plusieurs milliers, venant de tout le monde romain, entre Alexandrie et Le Caire, à venir vivre là, certains de manière solitaire, d’autres en se regroupant dans des monastères. Alors que les vieilles solidarités et les relations humaines étaient, aux dires des historiens, partout en crise, cet ascétisme singulier créa comme un pôle de bouillonnement de pratiques et de récits autour de lieux et de communautés de plus en plus ingouvernables. Et ce que tâcha d’opérer, sous l’égide de l’Église, l’institution des ordres monastiques, fut la neutralisation de ce bouillonnement, la fixation de cette géographie mouvante, la sédentarisation des moines errants et la mise sous contrôle des gestes ascétiques. Mais ce qui a été transmis malgré tout à ces ordres fut cette singulière manière d’habiter que les premières communautés d’anachorètes avaient su expérimenter et par laquelle habiter est moins un simple fait qu’un mode d’être et d’agir, précisément, une certaine façon de partager une condition commune. Les témoignages et les descriptions de leurs exercices quotidiens, plutôt que comme manuel de conduite, devaient être alors pris non seulement comme exercices de désertion, mais aussi comme indications presque cartographiques pour se diriger, pour surmonter ensemble les obstacles propres à cette ascèse : les adeptes allaient donc à tel ou tel endroit, prendre conseil chez tel ou tel de leurs frères du désert, dans telle ou telle communauté parce que là y résonnaient de manière sensible les tensions du monde, parce que là quelqu’un maîtrisait une technique corporelle précise et qu’ils pouvaient y suivre un enseignement.
Peut-être que seize siècles nous séparent de ces anachorètes, mais une idée au moins nous en rapproche : que les lieux ne prennent leur densité qu’à travers une certaine façon de les habiter, avec les gestes, les mentalités, les habitudes, les techniques qui les font se lier entre eux. Et cela implique une autre manière de saisir un territoire, qui n’est plus celle qui le représente comme espace (là où les êtres sont distribués de façon fixe et proportionnelle, à chacun son domaine de contrôle et ses propriétés, à la manière d’un champ avec ses parcelles découpées et attitrées) mais bien celle qui l’éprouve comme contre-espace (là où les êtres circulent, déambulent mais dans le même mouvement y habitent, y restent, le font vivre, comme à la manière du libre pâturage des nomades). C’est un texte fulgurant de Deleuze à propos de ce contre-espace qu’il appelle le nomos [2] nomade : « Tout autre est une distribution qu’il faut appeler nomadique, un nomos nomade, sans propriété, enclos, ni mesure. Là, il n’y a plus partage d’un distribué, mais plutôt répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert illimité, du moins sans limites précises. Rien ne revient ni n’appartient à personne, mais toutes les personnes sont disposées çà et là, de manière à couvrir le plus d’espace possible. Même lorsqu’il s’agit du sérieux de la vie, on dirait un espace de jeu […]. Remplir un espace, se partager en lui, est très différent de partager l’espace, comme on ferait des parts ou des tranches […]. Une telle distribution est démoniaque plutôt que divine, car la particularité des démons, c’est d’opérer dans les intervalles entre les champs d’action des dieux, comme de sauter par-dessus les barrières ou les enclos, brouillant les propriétés. […] Le saut témoigne ici des troubles bouleversants que cette distribution nomadique introduit dans les structures sédentaires de la représentation. Et l’on doit en dire autant de la hiérarchie. Il y a une hiérarchie qui mesure les êtres d’après leurs limites, et d’après leur degré de proximité ou d’éloignement par rapport à un principe. Mais il y a aussi une hiérarchie qui considère les choses et les êtres du point de vue de la puissance : il ne s’agit pas de degrés de puissance absolument considérés, mais seulement de savoir si un être « saute » éventuellement, c’est-à-dire dépasse ses limites, en allant jusqu’au bout de ce qu’il peut, quel qu’en soit le degré. On dira que « jusqu’au bout » définit encore une limite. Mais la limite ne désigne plus ici ce qui maintient la chose sous une loi, ni ce qui la termine ou la sépare, mais au contraire ce à partir de quoi elle se déploie et déploie sa puissance [3]. »
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L’enjeu n’est pas de trancher entre l’existence du nomade et l’existence du sédentaire mais plutôt entre deux conceptions ennemies de l’espace, disons entre d’un côté un nomos d’État, de la loi, et de l’autre un nomos nomade, une machine de guerre partisane. Le premier ne considérant chaque espace qu’en tant que moyen de contrôle, le second au contraire comme ligne de fuite, comme destitution de la loi, comme moyen de résistance. Toute la force du mouvement d’occupation des places, pendant ce qui a été appelé le « printemps arabe », continue encore de parler en cela qu’en certains lieux a été justement trouvé quelque chose de l’ordre d’un contre-espace, où des moyens de résister se sont couplés avec des moyens de faire consister une puissance commune. Par exemple, le blocage de la circulation d’une place comme Tahrir a permis que ce lieu précis puisse être tenu et en même temps réinvente sa propre circulation, que puissent être trouvées des manières de donner à la place une consistance folle tout en l’entourant d’une forme de protection, notamment par des groupes d’auto-défense et des barricades : dans les rues investies, telle mosquée ou telle boutique servant de repli, de lieu de ravitaillement ou de clinique. Ce mouvement, qui certes n’est pas unitaire, a réussi à faire en sorte que des lieux ne se cloisonnent pas mais puissent être rejoints, rejoints par d’autres insurgés. Et cette possibilité inédite de résonance n’aurait pu agir sans le croisement de différents plans qui ont joué ensemble avec ce mélange hétéroclite fait de la mémoire locale des luttes passées contre l’oppression du régime, les slogans scandés, cet humour, cette ingéniosité, ce style donné à la défense de la place, de la solidarité de quartier, de la connaissance parfaite de la ville, de tout ce qui a permis qu’une force décisive agisse en faveur des insurgés.
Ce qui se joue là, c’est peut-être cette volonté diffuse de créer des contre-espaces, des contre-espaces qui tiennent, et d’arpenter une puissance commune au sein de ce qui se tente entre ces contre-espaces, avec le désir d’en affiner les rythmes, les mouvements, les manières d’être et d’agir, mais de les affiner comme autant de dispositions à se laisser toucher, à se faire dépasser, à apprendre mieux encore. Lorsque la tactique devient une forme de sensibilité. Et une sensibilité ça s’exerce, ça s’affûte, ça peut viser juste. La question de cette tactique sensible n’est pas de devenir plus pure, plus radicale, mais plutôt de savoir composer un art de l’habiter qui soit capable de faire relais, de sauter les barrières, de brouiller les identités. Les formes de résistance qui aujourd’hui tapent au cœur de l’époque tirent leur force de cette complémentarité-là ; impossible de les arracher, et impossible de les empêcher de se diffuser.
Le pouvoir qui domine notre époque prétend, par toute son énorme machinerie gestionnaire, gouverner chaque être, chaque région, chaque pays, et pourquoi pas gouverner la terre entière, mais les gouverner en y étant irrémédiablement étranger. Telle une troupe d’occupation en pays hostile, tel un touriste qui transite de site en site sans jamais pouvoir en habiter aucun, tel le technocrate qui analyse et décrète des plans industriels sur des espaces dont il ne vit rien. Ce pouvoir est, au moins depuis les Grecs, un pouvoir qui administre, qui administre une oïko-nomia, c’est-à-dire qui doit gouverner, gérer, piloter, l’oïkos, la « maison ». Et peut-être que l’éco-logie comme dispositif et, à sa cohorte, le « développement durable », la « performance environnementale », le « patrimoine mondial de la biodiversité », se sont imposés comme évidents, mais ils se sont imposés précisément comme oïkonomia, comme pure pilotage du vivant. On n’aura jamais autant parlé d’écologie que lorsque la maison du monde a été rendue à ce point inhabitable.
On dit des communautés autonomes du Chiapas qu’on y rentre comme si on entrait dans un « autre territoire ». C’est vrai dans la mesure où elles ont réussi à se réapproprier ces montagnes et ces villages contre les forces gouvernementales et ont réussi à y faire apparaître l’écologie pour ce qu’elle est : un appareil retors pour rendre inhabitable ce qui est habité. Là où les villages zapatistes sont les plus déterminés, c’est la nouvelle stratégie du gouvernement mexicain que d’intervenir au nom de la « biodiversité » et de « l’économie locale » ; et, sous couvert de la dernière éthique en matière de protection de la nature et de tourisme durable, de vouloir neutraliser ces lieux, de les asphyxier. C’est évidemment dans ces villages que tout un savoir artisanal, médicinal, éducatif, guerrier, s’élabore depuis des décennies et c’est évidemment aussi contre cela que le gouvernement veut opérer. En mars 2003, à Montes Azules, lorsque les représentants du gouvernement arrivent flanqués de bureaucrates, d’ONG et de droits-de-l’hommistes pour forcer 300 paysans à partir des 500 hectares qu’ils cultivent afin d’y construire une réserve éco-touristique chapeautée par l’UNESCO, la réponse sereine mais déterminée des habitants est invariablement la même : « Peu importent vos ordres, la biodiversité c’est nous, nous ne partirons jamais, la terre appartient à ceux qui la cultivent, au revoir Messieurs les représentants ! » Et une autre réplique des zapatistes alors qu’ils bloquent la construction des routes qui encerclent, pour mieux les contrôler, les communautés indigènes : « Ça fait 500 ans qu’on attend, malgré vos stratégies contre-insurrectionnelles, on ne va pas vous laisser construire cette route, on veut tout, on se charge de vous rendre fous, si ça nous prend encore 20 ou 30 ans, il en sera ainsi. » Mais ce n’est pas seulement l’affaire du Mexique. La France, avec sa trame en expansion de 10 parcs nationaux et 37 sites UNESCO, envoie régulièrement au travers de son ministère du Tourisme et de l’Équipement des spécialistes au Chiapas pour collaborer à cette avant-garde militaire de l’écologie. Il faut savoir prendre ce slogan, édicté lors du forum pour un tourisme solidaire, comme un avertissement : « Un autre tourisme est possible. » C’est la nouvelle offensive du capitalisme vert : d’un côté des lieux réduits en musées vivants et de l’autre des chantiers industriels pour construire les infrastructures qui relieront ces musées. Et ce n’est pas sans le même cynisme armé que le gouvernement français veut édifier un aéroport « de haute qualité environnementale » (avec ses toits végétalisés et ses parkings en bocage reconstitué) en anéantissant 2000 hectares de landes et de forêt à Notre-Dame-des-Landes. Contre ce cynisme-là, habiter veut autant dire organiser nos soins, nos savoir-faire, qu’organiser l’auto-défense. C’est ce qu’ont concentré en eux les jours d’affrontements de fin novembre 2012 pour la défense de la ZAD et c’est cette détermination qui a fait que partout en France, en Belgique, en Italie, cela trouve une résonance, que des gestes aient été portés contre Vinci, que des comités de soutien se soient rapidement organisés, que des mairies aient été occupées, des locaux du PS ciblés, des péages autoroutiers bloqués, amplifiant sans cesse ce kyste.
« D’une façon étrange, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n’y avait pas de corps [4]. » De fait, il n’y a pas de corps, comme il n’y a pas de territoire, sans cet alliage d’affects et de gestes, qui fait que nous sommes sans cesse parcourus par autre chose que nous-mêmes, parsemés d’autre chose que d’une identité corporelle, que d’une identité spatiale. Mais il y a alors une tout autre idée de l’action qui s’impose, car comme pour les gestes héroïques de l’épopée, ce qu’il importerait de saisir n’est pas pourquoi l’individu produit de tels actes, mais comment se dissout son individualité dans l’accomplissement même de l’événement. C’est à maître Eckhart, ce mystique rhénan du XIIIe siècle, qu’on doit peut-être d’avoir exploré le mieux cette question, à travers ce qu’il appelle « l’abandon », « l’agir sans pourquoi » et qu’il tenait de sa fréquentation des béguines [5]. Cet agir spécial qui n’est pas l’abdication face au monde, mais le refus justement de posséder les choses et de s’affirmer soi-même comme un individu, un sujet, comme un corps avec ses attributs bien définis. Ce qu’il entendait expérimenter par là ne pouvait être séparé d’une rupture radicale entre deux manières ennemies de déterminer une existence, ce qui lui valut sa condamnation en tant qu’hérétique. Cette rupture est celle entre identité substantielle et identité opératoire. La première ne reconnaît que le rapport d’un être à lui-même et à lui seul. La seconde, à l’inverse, le reconnaît comme nécessaire dépassement. Dans l’identité opératoire, il n’y a ni agent, ni cause, ni sujet mais un événement en tant qu’il s’accomplit, et qui permet de penser non ce qui clôture un être, non ce qui donne une fin à une action, une destination à un lieu, mais au contraire détermine la manière dont cet être, cette action, ce lieu se déploient ensemble. Eckhart tirait de là une forme de sérénité très singulière, qui n’est pas celle du bien-être ou de la suffisance, mais celle qui s’abandonne à quelque chose d’assez proche du geste héroïque, à l’événement qui surgit : « là, le « nous » n’est l’ouvrage ni du « je » ni du « tu », il surgit comme de lui-même. Aussi quand il survient, il n’est plus que lui seul. Dans de tels moments deux existences se déterminent comme identiques : identiques dans l’événement. Le verbe grec sumbalein, origine du mot « symbole », signifie littéralement « jeter ensemble ». L’anonymat, de ce qui à moi et à toi se destine et ainsi nous réunit dans le même événement, « jette ensemble [6] ».
À une époque où tout acte semble devoir finir et s’expliquer par son auteur, son individu, son groupuscule, sa bande, il n’est peut-être pas inutile d’explorer cette sorte d’agir opératoire. Et contre une idée stérile de l’identité, de ne pas revendiquer une non-identité absolue, une non-appartenance, un détachement total, mais bien d’aller vers ce qui fait que des lieux et des gestes, justement, se jettent ensemble. Si, en France, le spectre des « révoltes de banlieues » de novembre 2005 continue de hanter les esprits, ce n’est pas seulement en raison du « chaos », et des « images de guerre urbaine » provoqués par ces émeutes et qui reviennent sans cesse à chaque « nouvelle nuit de violence », mais aussi parce qu’en novembre 2005 s’est révélé de manière fulgurante et pour toute une génération, quelque chose qui dépasse la vieille vision triste de ce que doivent signifier les « causes d’un mouvement », de son « territoire d’agissement » de ses « acteurs légitimes », de ses « revendications assumées » (comme le disent d’un commun vocable les criminologues, les sociologues et autres analystes). Et c’est aussi ça, cette brèche dans le discours politique classique qui a fait mal à tout une pensée de gauche qui cherche derrière chaque acte un sujet politique, un projet social, alors que là, de toute évidence, les actes se sont faits comprendre, tels quels, à même les lieux où ils ont surgi. Aussi, dans nos sociétés occidentales, le fait d’appartenir à un lieu, à une communauté, à un quartier, à une bande passe pour tabou, tant c’est l’idée du détachement de tout lien dans l’universalisme abstrait de l’individu libre et autonome qui doit prévaloir. Et d’une certaine manière, les attaques ou les esquives que les forces de l’ordre ont dû essuyer tiennent leur efficacité de cette appartenance-là, irréductible aux lieux, qui a fait toute la force des émeutiers sachant se rendre largement insaisissables par leurs complicités et leur connaissance du quartier.
« Si les forces de l’ordre paraissent en définitive maîtriser le terrain, elles ne font en réalité que l’occuper, quand les puissances de vie libérées le remplissent de leur présence mystérieuse et légère, quand elles l’habitent sans réserve [7]. » Cette justesse n’appartient pas uniquement à novembre 2005, elle est partout où une rupture se fait jour entre, disons, un pouvoir d’occupation et un espace habité. Et cela engage une toute autre manière de connaître un territoire, qui n’est pas celle d’un rapport au monde déjà réparti et quadrillé (à telle émeute telle raison, à tel groupe telle responsabilité, à tel individu tel profil), mais celle d’un lien de connivence, d’appartenance opératoire, en train de se construire, en train de s’éprouver, en train de s’intensifier.
Nous portons un chaos en nous
Tocqueville fut peut-être un des premiers, dans un récit de voyage écrit en 1831, Quinze jours au désert, à donner une perception anthropologique de cette rupture entre deux rapports ennemis au territoire. Pour mieux comprendre l’esprit démocratique en Amérique et toucher au plus près ce que cet esprit s’apprêtait à éradiquer, Tocqueville décida de s’enfoncer dans les « terres vierges » de ce qui constitue le Michigan actuel, dans « l’espoir de voir la wilderness et les sauvages mais sans trop oser l’avouer ». En relatant son petit périple de la ville de Détroit au petit village de Saginaw, il mettait à plat, avec cette écœurante recherche de l’authenticité sauvage, une contrée où vivaient pionniers et Indiens. Il décrivait ainsi le processus qui allait neutraliser les différentes manières d’être qui habitaient ce territoire. Le plus remarquable sans doute, dans ce voyage, est l’étrangeté radicale qu’éprouve le civilisé Tocqueville devant ce labyrinthe de bois et de landes, ces cabanes d’immigrants, ces friches ingrates, ces plantations sauvages, ces villages d’Indiens et ces blancs qui ont fraternisé avec eux, ces sentiers invisibles et lui offrant tout de « l’image de la confusion et du chaos ». Que Tocqueville soit incapable d’y voir autre chose que ce chaos, et qu’il soit à la merci de ses guides indiens importe peu, car le plan sur lequel il opère est autre : évincer autant que faire se peut les liens entre les êtres et les choses, entre les êtres et leurs histoires, leurs rêves, liens qui justement composent ce « chaos », font consister cet « enchevêtrement ». Ce que Tocqueville postule, avec la mélancolie de qui regarde en spectateur un monde en train de disparaître, c’est que cette forêt et ces terres sont « le berceau encore vide d’une grande nation », ce qu’il dit, en fait, c’est que ce chaos devra nécessairement être supplanté par l’ordre de la civilisation et du progrès, « ceci n’étant qu’une question de temps ». Mais voir comment les Indiens, eux, bougent à travers la forêt, comment dans son intime profusion ils voient les animaux qui la peuplent, les pistes qui la parcourent, les arbres qui la font se tenir, comment chaque trouée constitue une issue, un chemin possible, une ruse inédite, voilà qui est tout autre. Tocqueville cherche un « espace sauvage » mais il est déjà perdu en tant que tel. Les Indiens eux, livrent passage, concrètement, ils livrent passage à un effet forêt : une façon de lier les êtres et les choses, de brouiller les espaces. C’est cette capacité de brouillage qui donne, en retour, une prise sur le réel, avec ses compositions particulières, ses corps opaques, ses zones d’ombre. Un contre-espace, c’est là où le désordre fait scintiller un grand nombre d’ordres possibles. Et s’il y a bien un effet forêt qui agit pour nous aussi c’est celui-là, et il porte à conséquence : faire proliférer des points d’agencement, constituer des lieux ingouvernables, et dans le même mouvement prendre soin des territoires ainsi créés, dégager des pistes qui nous soient propres.
Ce n’est pas un hasard si ressurgit dans la lutte NO TAV au Val Susa une certaine mémoire, celle du « peuple des forêts » qui, durant tout le Moyen Âge, avait trouvé un abri dans les bois de l’arc alpin. Le brouillage qu’offre la forêt fut pour le pouvoir un cauchemar et cela fut un bonheur pour ceux qui, dans les ombres du déclin de l’Antiquité, décidèrent de vivre à ses côtés : « les proscrits, les fous, les amants, les brigands, les ermites, les saints, les lépreux, les maquisards, les fugitifs, les inadaptés, les persécutés, les hommes sauvages. Si d’un point de vue théologique, la forêt a représenté comme une anarchie de matière, pour les moines en quête ou errants, étudiants itinérants, troubadours, poètes courtisans, devins et chiromanciens, prédicateurs et sectaires, hérétiques, pèlerins, visionnaires, juifs errants, hommes de dieu, déserteurs, maîtres et apprentis, esclaves en fuite, elle a constitué une communauté réelle. Toute une population flottante [8]. » Et ce qui a pu faire la force de toute cette population flottante c’est d’avoir su lier, à un moment donné, sa révolte à un certain dehors. Elle trouvait là un abri, un refuge, mais dans le même mouvement une manière de faire brèche, de faire brèche à l’intérieur même du monde. Cette histoire du « peuple des forêts » est directement active parce qu’elle produit un événement dans les corps et les esprits d’aujourd’hui. Elle permet, à côté d’autres histoires (celle des maquis, ou celle que les bergers ou les paysans ont à raconter en parcourant ces lieux), d’allier un territoire et un imaginaire, de se créer des matériaux pour que cet alliage devienne vivant, et d’en user comme de coins enfoncés dans l’époque.
Nous avons besoin de frictions, d’en venir aux frottements, car il est vrai que ce n’est qu’en cheminant qu’on éprouve une pensée. C’est une question de méthode. Et une méthode n’est pas forcément vouée à rester enfermée dans l’abstraction des idées, ça peut être quelque chose de très matériel, de très tactile. C’est peut-être pour ça aussi que nous avons besoin d’un territoire, de l’explorer, que nous avons besoin de nous donner des repaires pour nous repérer. « Nous avons besoin de cartes de navigation. D’outils d’orientation. Qui ne cherchent pas à dire, à représenter ce qu’il y a à l’intérieur des différents archipels de la désertion, mais nous indiquent comment les rejoindre. Des portulans [9]. »
Les portulans étaient des journaux de navigation dans lesquels les marins donnaient des précisions sur les côtes et les mouillages mais aussi sur les constellations d’étoiles pour se repérer. Avant qu’ils ne soient compilés en un seul tout cohérent et homogène, il s’agissait de livres de bord fournissant des instructions de navigation détaillées pour les marins, pour aider à trouver des mouillages tout en évitant les récifs et bas-fonds à leurs abords. Relevant plus d’une connaissance empirique éprouvée par des marins anonymes, ces portulans fournissaient de meilleures indications que celles des astrologues et des géographes de cabinet, qui, sans l’assumer, venaient apprendre de ces marins en traînant sur les quais du port pour écouter leurs récits de voyage.
Ce qu’une génération politique a expérimenté de plus intéressant tient sans doute à cela : fuir les idéologies et leurs discours politiques, fuir les dispositifs et leurs moyens de capture, mais en même temps tenter de trouver des territoires, des portulans, se raconter des récits, trouver des voies d’eau, sillonner une géographie commune, connaître les pièges à éviter, trouver des ports comme autant de repaires sur une cartographie sauvage que nous nous serions fabriquée.
Les marins Inuits, par exemple, lorsqu’ils mettent en mouvement leur pays à travers une carte mentale, conçue comme un maillage de lignes, fait de houles, de flux invisibles, de traces de gibier, etc., voient bien autrement le territoire que la Royal Navy, qui elle, au début du XXe siècle, était venue pour prospecter des mines de charbon, s’orientant selon des zones et des itinéraires de transport définis à l’avance pour la colonisation. Ou comme les Aborigènes avec leur territoire existentiel parcouru de pistes chantées, de traces de rêves et qui façonna leur lutte (dans les années 1960-70) pour que le dernier tronçon du chemin de fer australien ne vienne pas trancher leurs lieux, taillader leur chair. Au lieu de ne faire que passer sur les surfaces qu’elles parcourent, ces cartographies suivent l’évolution d’un geste. Les trajets de chasse ou les courbes d’une piste produisent alors cet enchevêtrement de lignes qui ne se dissout pas en des points indépendants, ou en des zones connectées, mais agit comme un tissu, une étoffe où les êtres se déterminent par ce qui les touche au plus près, les fait tenir ensemble, respirer ensemble, sans que l’on puisse les extraire des plis des eaux, des filons souterrains, comme dans un labyrinthe continu. Nous qui sommes ici en Occident comme des « colonisés de l’intérieur », avons peut-être à apprendre de ces chemins, de ces pistes, car qui sait quel stratège sauvage pourrait en sortir : « Les forces impériales ont tenté d’occuper le monde habité, en jetant un réseau-filet de connexions sur ce qui, à leurs yeux ne ressemblait pas à un tissu de pistes mais à une surface vierge. Ces connexions sont des lignes d’occupation. Elles facilitent le passage d’hommes et de matériel vers des sites de peuplement et d’exploitation, et assurent l’acheminement en retour des richesses qui en ont été extraites. Contrairement aux chemins tracés par des pratiques de trajet, ces lignes sont contrôlées et construites en prévision de la circulation qui va y passer. Elles sont généralement droites et régulières et lorsqu’elles se croisent, c’est en des points nodaux qui symbolisent une forme d’autorité. Elles coupent les lignes d’habitation, comme une route nationale, une voie de chemin de fer ou un gazoduc. […] Dans le projet colonial, le réseau de connexions point à point, autrefois sous-jacent à la vie quotidienne et contraint par ses moyens, se développe, se propage sur le territoire, et prend le pas sur les pistes entrecroisées des habitants [10]. »
Travailler à une cartographie sauvage, à ce tissu du territoire, c’est déjà commencer à élaborer concrètement les savoirs qui, de proche en proche, sont capables de trancher le réseau-filet. Comment nos gestes s’étendent par contact, puis comment cette extension s’agence en intensités, en degrés ? Comment cela se combine, s’accorde ? En fait, comment organiser un plan de consistance où puissent se déployer nos rythmes, sensibilités, tactiques, armes, outils, amitiés, inimitiés ? Lorsque nous voyageons entre des lieux amis, lorsque se tissent et se relient des zones de résistance, lorsque nous élaborons ensemble des constructions autonomes, lorsque nous nous rencontrons pour penser un autre rapport au soin, lorsque nous arrivons à toucher les points faibles du pouvoir, se complisse la carte d’un espace effectif, la carte d’un territoire en devenir.
Et s’il est vrai que nous ne cherchons pas une vérité politique, il y a bien des moments de vérité qui se donnent comme autant de manières de faire brèche, de tenir ouvertes ces brèches, avec le besoin irréductible de les nourrir par de nouveaux chants de pistes, avec le désir farouche de les peupler, de se rendre ingouvernables.
[1] Les « Rendez-vous Metropolis », Les architectes n’ont pas peur du vide, Paris, 2011.
[2] Par opposition au thesis, la loi du législateur, le nomos est le droit issu de la jurisprudence, de la tradition, et qui préexiste à la loi. )
[3] Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 54.
[4] Michel Foucault, Le Corps utopique. Les Hétérotopies, Lignes, 2009.
[5] Femmes appartenant à des communautés chrétiennes dans lesquelles on entre sans prononcer de vœux perpétuels.
[6] Reiner Shürmann, Maître Eckhart ou la joie errante, Denoël, 1972.
[7] Novembre 2005, Les feux élémentaires, La Rose de Personne, Pouvoir destituant, Les révoltes métropolitaines.
[8] L’hérésie des femmes rebelles des forêts et des montagnes, Venaus, août 2007.
[9] « Comment faire ? », Tiqqun n°2.
[10] 1. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Zones Sensibles, 2012.