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Salut à toi Mica,
Pour les nécessités d’un film consacré aux « milieux révolutionnaires des années soixante-dix », j’ai revu d’anciens copains proches des anars qui dans la confusion de ces années-là avaient viré à fond « Amada », c’est-à-dire maos durs. Au fil de la conversation, de souvenirs en souvenirs, nous en sommes arrivés à évoquer ce pur délire que fut leur décision d’aller travailler en usine et de vivre une vie d’ouvrier. Ce qui m’a frappé dans leurs récits pétris d’obéissance inconditionnelle aux ordres du parti, tenait dans le fait que non seulement ils étaient allés travailler en usine mais qu’ils avaient dû déménager pour aller habiter là où vivait cette classe ouvrière dont ils se voulaient le fer de lance. Du jour au lendemain, ils avaient quitté maisons communautaires, collectifs, familles, proches, pour s’implanter selon leur stratégie révolutionnaire dans ces zones industrielles où ils pouvaient commencer leur travail de propagande.
Avec le recul, ils avouent aujourd’hui n’avoir pas tenu longtemps, deux, trois ans, parfois plus, mais forts de ce qui pour eux semble encore une expérience nécessaire, ils continuent de penser qu’il y a une relation à sens unique entre engagement politique et lieu où habiter. Pour eux un engagement révolutionnaire détermine toujours le lieu où ils doivent vivre et avec qui. Et jamais l’inverse. Avec comme conséquence qu’ils débarquent dans un ensemble de lieux inconnus avec une vision idéologique complètement plaquée sur ce qui s’y passe. Avec le temps, on pourrait imaginer, dans un mouvement d’abandon complice aux lieux et aux êtres, qu’un effritement de cette identité politique pourrait se produire avec comme conséquence une autre façon d’habiter ces lieux et surtout d’autres enjeux politiques. Ce ne fut bien évidemment pas le cas pour mes anciens « copains » maos. Dans leur cas, on peut dire que cette tyrannie de la position politique a eu la vie dure.
Je te raconte cela pour mieux rebondir sur notre dernière discussion à propos de ce qui, ces dix dernières années, a manifesté d’autres façons de s’organiser et de vivre. Ce mouvement d’effritement d’une identité politique qui induit une autre relation aux lieux où l’on vit me semble très important. Il est comme le signe qu’un glissement dans la façon de penser l’habiter s’est opéré et qu’aujourd’hui le fait d’habiter pleinement un lieu est devenu directement politique.
Comme le soulignent certains écrits de Notre-Dame-des-Landes : « Nous habitons ici et ça n’est pas peu dire. Habiter n’est pas loger. Un logement n’est finalement qu’une cage dont les murs nous sont étrangers. Habiter c’est autre chose. C’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent. C’est ne pas être indifférent aux choses qui nous entourent, c’est être attaché.e.s : aux gens, aux ambiances, aux champs, aux haies, aux bois, aux maisons. À telle plante qui repousse au même endroit, à telle bête qu’on prend l’habitude de voir là. C’est être en prise, en puissance sur nos espaces… Habiter ici, c’est ne plus pouvoir imaginer comment tout ça pourrait disparaître : parce que ça, c’est ce qui fait nos vies [1] ».
À ce sujet, il existe pour ces dix dernières années des aventures collectives d’appropriation de lieux où se devine déjà cette fougue des Zadistes, et qui chacune à sa manière pose la problématique de l’habiter dans des termes directement politiques. Que cela se soit passé dans des squats urbains ou lors d’aventures plus campagnardes, je suis à chaque fois frappé par le fait que ces occupations, ces appropriations de lieux plus que divers ont fait surgir ce que j’appelle un territoire. Et un territoire spécifique, situé, ancré, vécu et défendu comme nécessité majeure de ce qui se vivait et s’inventait dans ces lieux. Il serait bon de se demander comment l’émergence d’un territoire a entraîné, au gré d’expériences collectives, d’autres territoires et comment ils se sont progressivement imbriqués les uns dans les autres jusqu’à se créer une interdépendance voulue, signe de présence et de densité. Si le terme sécession a encore un sens aujourd’hui, cela pourrait bien être dans ce type de surgissement et de mise en jeu de présences posant comme un brouillage, une interférence dans la gestion soit urbaine, soit rurale de la métropole.
Bien à toi,
Choucas.
Salut Mica,
Pas de nouvelles, bonne nouvelle ? Je voulais revenir sur ce que je t’écrivais à propos du surgissement d’un territoire lié au fait d’habiter, d’être présents dans des lieux spécifiques.
Je pense que la notion de territoire est peut-être un rien réductrice. Elle inscrit ce qui se passe dans une dimension locale qui me dérange et elle propose un mouvement de clôture sur soi qui limite. On voit bien ce qu’il y a d’important dans cette appartenance au lieu que l’on habite, en quoi les liens qui y voient le jour fondent et nourrissent un rapport à soi et aux autres. En quoi il y a là comme une façon de faire monde ensemble. Monde singulier où s’expérimentent des relations et des pratiques communes sans doute, mais monde qui n’est pas clos sur lui-même, monde qui ne peut pas se penser et se vivre hors de sa relation avec d’autres mondes tout aussi singuliers que lui.
Le territoire nous saute aux yeux quand s’accroît sa consistance et aussi quand quelques âmes déterminées entreprennent de le défendre. Mais paradoxalement, il n’explore toute sa richesse qu’en entrant en résonance avec d’autres lieux. Certains n’attendaient que cette rencontre pour eux aussi s’affirmer territoire. Ainsi la ZAD, campée sur ses barricades, et voyageant dans le slogan « ZAD partout », suffisamment incarnée pour être touchante, suffisamment indéterminée pour être reprise, devenir multiple.
En fait, il ne s’agit pas seulement de récupérer du terrain, d’occuper des lieux, de trouver un espace qui nous serait propre. Si la question de l’« habiter » porte une nouveauté au sens où elle est devenue directement politique, c’est aussi en ceci qu’elle se propose de dépasser cette vision essentiellement matérielle, géographique d’un espace circonscris, délimité, et dont il faudrait défendre les limites, les frontières. Si le geste d’habiter commence par la reconnaissance d’un espace communément vécu, il ne prend sa véritable signification qu’avec l’apparition d’un entrelacs de perceptions et d’histoires propres aux habitants. C’est alors que sa mise à l’épreuve avec d’autres territoires, ces frictions qui les mettent en résonance, prend tout son sens. Habiter est plus qu’une situation commune, c’est un devenir commun. Tant dans les lieux où nous vivons que dans les alliances et les complicités que nous nouons avec d’autres lieux proches ou lointains. De là cette idée de penser un territoire non pas seulement comme un lieu, un espace, mais aussi comme un mouvement, une dynamique, un devenir. Et puis dans cette idée que faire consister un territoire doit s’accompagner de sa mise en jeu, en résonance, avec d’autres territoires, il y a aussi cette tension à faire sécession avec toute forme de gouvernement. Si aujourd’hui habiter, c’est se rendre ingouvernable, c’est aussi en finir avec l’idée même de gouvernance. J’en retrouve comme des signes, des brèches qui font chemins, par exemple, dans ces quartiers qui évoluent en tentatives de faire monde, dans ces moments guerriers où parfois surgit un « nous » ou encore dans ces tentatives de vie commune qui se réapproprient collectivement un rapport à la terre qui n’est pas seulement utilitaire. Voilà, j’attends ton courrier avec impatience.
Choucas
Salut à toi Choucas,
J’ai bien reçu tes deux courriers. En attendant de se voir pour en parler plus en profondeur, je t’écris cette lettre, nourrie de discussions que j’ai eues avec des camarades qui parcourent les mêmes chemins. Tu la trouveras traversée par d’autres bouts de lettres écrites par elles, prends-les donc comme ces rhizomes dont elles parlent, des rhizomes qui s’agencent et se croisent, repique-les plus loin si tu le veux.
J’aime assez la manière dont tu parles de cette idée d’habiter comme marquant un effritement de l’identité politique. Et nous avons sans doute moins besoin de nouveaux mots pour revendiquer des « justes causes », ou comme tu le dis de « plaquer une idéologie sur des lieux », que d’une certaine manière de dire ce qui nous attache aux lieux, ce qui fait l’entrelacement de liens, ce qui fait qu’« habiter c’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent » comme le disent certains de la ZAD. Il y a là comme un saut qui a été accompli entre une conception sociale et une conception territoriale de l’engagement politique. Ce n’est évidemment pas qu’une question de langage, mais plutôt une façon de penser les usages que nous avons des lieux et comment ces usages fabriquent des attaches. Et dans ces attaches se joue une autre manière de résister, dans laquelle on ne peut plus délier ce qui nous rend capables de tenir un lieu et ce qui nous rend capables de se tenir en lui.
Et ce n’est pas un hasard si depuis 10 ans, beaucoup d’entre nous, pour retrouver quelque agir, pour pouvoir composer localement une force, ont tenté de trouver des espaces de cette teneur-là.
Comme le disent des amies :
« Nous, nous avons commencé par déserter la ville, peut-être d’abord pour retrouver un corps. Nous avions besoin donc d’un lieu pour construire quelque chose qui dure et puisse s’approfondir, un lieu acheté collectivement où nos mondes pourraient prendre plus de consistance. Là, nous avons pu toucher les choses et les choses nous ont touchés en retour de manière si forte qu’on en est devenu dépendant. Et c’est une bonne nouvelle ! Dépendance désirée, attachements multiples aux êtres, aux gestes répétées, qui nous font, qui nous peuplent.
À partir de là, nous avons commencé à apprendre beaucoup, et cette expérience nous a donné des forces nouvelles capables de nous déprendre, à certains endroits, de la gestion de nos corps. Là, nous avons senti dans nos tripes comme une multiplication de petits décalages, de petits décalages qui se construisent nécessairement à plusieurs parce qu’il faut pouvoir se les raconter pour qu’ils existent vraiment et qu’on puisse les prolonger ensemble.
Si, par exemple, je sème des fèves dans notre jardin, je me réjouis de voir enfin le germe pousser la terre pour chercher le soleil, je m’effraie de cette invasion de pucerons inattendue et je cherche quoi faire auprès des camarades et dans les livres de jardinage. Finalement, il suffit de pincer la tige en haut du plan pour sauver la récolte. C’est ça un décalage, mais c’est aussi une autre temporalité qui s’installe, un autre rapport au temps qui n’est plus dicté par le résultat, mais comme une affaire de patience, d’un temps qui se goûte, un temps qui s’étire pour une poignée de fèves. Des fèves qui prennent alors la saveur de toute l’attention qui a été ménagée là. » Gentiane
« Mais il y a autre chose : le lieu d’où tu pars, avec ce qui le constitue, te donne aussi la force pour aller ailleurs, dans d’autres lieux amis. Mais cet ailleurs, tu ne peux plus le séparer d’ici, où tu vis, il devient finalement quelque chose qui t’est propre, à travers les traces que tu y as laissées. Et là tu sens qu’un territoire prend forme sans se clôturer. Ce qui va t’attacher à cet ailleurs, ce ne seront pas tes pieds, mais plein de bouts de toi qui s’y sont plantés, qui s’y sont diffusés. Comme pour la graine de tournesol volée par la mésange et que tu retrouves semée l’année suivante de l’autre côté de la rivière. Comme pour le lierre qui colonise les murs d’une ruine, ce moment où tu ne peux plus dire où commence la plante et où finit le mur, inséparables l’un de l’autre, si bien que si tu arraches le lierre, c’est toute une partie des pierres qui vient avec. Comme pour ces plants de menthe, repiqués il y a un peu plus d’un an et qui se sont déjà propagés par leurs rhizomes à d’autres parties du jardin. » Ronce
Dans le prolongement de cette idée d’attachements, est-il étonnant qu’un mot comme habiter veuille dire aussi prendre soin, dans le sens de ménager, d’enclore d’une protection. Une protection qui ne parle pas d’un aménagement qui érige des frontières, mais d’un ménagement qui laisse ouvert un rapport de tension au dehors. Comme lorsque le sorcier forme un cercle au sol pour tracer une limite protectrice, une limite constituante, mais au même moment convoque les forces du dehors, les forces dont il a un besoin vital pour rendre le rituel opérant.
Et peut-être que nous avons à trouver des gestes sorciers, des rituels qui nous défassent de ce rapport de détachement total aux choses qu’institue une certaine anthropologie du monde occidental et son idée de la nature humaine. Cette anthropologie (cristallisée au XVIIIe siècle) va inventer la vision d’un sujet humain libre de tout attachement, d’un sujet raisonnable et indépendant, mais qui finalement est un sujet amputé de tout monde. Il faut lire le livre de Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale. C’est peut-être un peu fou de dire ça mais, est-ce qu’il n’y a pas, aujourd’hui, à la base des maladies qu’on dit de civilisation, comme un terrain qui serait précisément cette incapacité à habiter un monde ?
Mica
PS : Je suis en train de réunir des matériaux qui essaient, dans l’élan de cette correspondance, de saisir ce qui se joue, pour notre temps, autour de l’habiter. Car à l’évidence, notre époque n’a jamais autant parlé d’habiter au moment même où elle apparaît proprement inhabitable. Par le nombre de publications universitaires, de colloques, d’expositions sur le sujet, on peut se demander quelle manie a touché tant de sociologues, philosophes, urbanistes, anthropologues, paysagistes, artistes qui se regroupent pour travailler ce « concept ». Par exemple, à l’Université de Picardie, deux unités de recherche regroupant des dizaines de doctorants ont été montées en 2009 : l’équipe Habiter le Monde et l’équipe Habiter : processus identitaires, processus sociaux. Il s’agit, dans ces think tank interdisciplinaires hautement financés par l’état et son département de l’aménagement, « d’aider un Monde en crise à se restructurer » (Habiter, vers un nouveau concept). Ce qui se dégage plus certainement derrière cette nouvelle marotte pour aménageurs, c’est la volonté de déterminer avec plus de subtilités les moyens de faire accepter à une population donnée un projet industriel, comme ils en proposent par exemple l’analyse philosophique pour les parcs éoliens (en Aveyron) ou les lignes THT (dans l’Aude) (un géographe, pour ces deux cas, s’est attelé méthodiquement à cette sale tâche : Labussière). En mettant autour de la table ingénieurs, milieux écologistes, ornithologues, habitants, décideurs politiques, experts, ils n’enrobent pas simplement d’un discours bureaucratique une possible opposition des habitants, ils opèrent sur la structure existentielle même de la population en tentant de comprendre par quels rapports se lient, dans une « prospective du milieu », nouveaux paysages, patrimoine, biodiversité, qualité d’usage des lieux, viabilité et comment ce rapport peut être travaillé dans le sens de son adaptation à la nouvelle donne aménagementiste. La « prospective du milieu » ça veut dire en clair : détacher les liens que des habitants peuvent avoir aux lieux, couper les attachements qu’ils y ont, puis recoder leur manière de regarder ces lieux. Le parc éolien est un exemple, mais ce qui se joue en profondeur dans cette stratégie, c’est que dorénavant, toute action locale du mode de gouvernement implique une forme de guerre territoriale. Une guerre qui a besoin d’être pensée non plus en termes sociaux mais en termes précisément territoriaux : « habiter n’est plus lié à une condition mais à un processus d’hybridation entre paysages, territoires, milieux, collectifs d’humains et de non-humains » (Habiter, vers un nouveau concept). Mais pour nous, c’est une guerre entre deux conceptions ennemies de l’habiter, entre disons celle du gouvernement du vivant et celle de l’ingouvernable.
Salut Mica,
Je viens de lire ta lettre et l’idée que tu ouvres un chantier autour de matériaux pour l’habiter me réjouit. De mon côté comme tu vas le lire, j’ai poursuivi ce que je t’écrivais autour du territoire. Mais avant de te faire part de mes réflexions, je voulais revenir à ta lettre. Je crois que cette idée de dépendance est très forte quand une amie nous dit : « Là, nous avons pu toucher les choses et les choses nous ont touchés en retour de manière si forte qu’on en est devenu dépendant. Et c’est une bonne nouvelle ! » Je crois que ce qui se joue là est un autre rapport à soi et aux autres, aux êtres et aux choses. Il y a une façon de se délier d’un isolement. Nous ne sommes plus dans un rapport de face-à-face avec ce qui vit, croit et meurt, on devient partie prenante de ce qui nous porte et emporte, partie prenante de ces dormances et de ces mouvances, de ces courants comme de ces débordements de vie qui malmènent nos certitudes, avec ce sentiment qu’il serait doux et bon de les habiter et d’être habités par eux à un point tel que l’idée même d’isolement deviendrait incompréhensible. De là aussi ce qui me plaît dans ta lettre est cette idée de petits décalages, d’une sorte d’apprentissage qui par petites touches, presque par petits touchers réciproques, nous nourrit et nous rend plus présents. J’entends par petits décalages ces pas de côté, ces écarts qui nous conduisent à regarder les choses autrement. Mettre des graines en terre est un acte lourd de conséquences. Soudainement nous voilà curieux, attentifs, liés à ce qui se passe et surgit. Nous manifestons une sorte de présence au monde autour de nous qui nous était étrangère l’instant d’avant. Cette présence est très précisément cette force et cette confiance qui nous rendent à même d’être partie prenante de ce monde.
Bon, venons-en à ce qui m’a occupé ces derniers temps. Parler de territoire, le lier à l’acte d’habiter, pose la question de ses limites, de sa frontière. Me frappe dans ta lettre la partie où Ronce parle de l’ailleurs. En quatre lignes, elle règle son compte à cette dichotomie entre le local et le global et permet de quitter ce débat épuisant entre ceux qui privilégient l’un ou l’autre. J’ai l’intime conviction que l’opposition local/global (comme bien d’autres, style nature/culture, sauvage/civilisé, économie/politique, etc.) cache une évidence : la présence n’est pas bipolaire. De là cette notion de frontière liée à celle de territoire. La frontière comme une possibilité d’échapper à cette dialectique de l’énoncé bipolaire. La frontière est un lieu très particulier pour tenter de raconter et de comprendre ce que nous vivons et voulons vivre. Pour moi il y a dans cette notion de frontière plus que l’évidence des « barbelés qui entourent les forteresses nationales et internationales et permettent de gérer les flux humains et non humains ». Il y a là des rencontres et des frictions qui interrogent notre conception de ce que peuvent créer de commun ceux que la frontière sépare. Et je crois que penser la frontière, c’est essayer de comprendre sans doute en quoi à partir d’un territoire donné, elle permet de gagner en consistance, en densité mais aussi en quoi elle peut être un dépassement de cette notion de territoire, une ouverture sur son « au-delà ». J’ai trouvé dans un texte d’Alain Naze [2] une proposition qui faisait écho à cette idée, il écrit : « L’idée est celle selon laquelle la frontière ne serait pas seulement une ligne de partage entre territoires, qui laisserait ceux-ci intacts, mais aussi une puissance de transformation, capable de transfigurer les identités cherchant à l’habiter. Certes puisqu’il ne saurait y avoir de frontières sans territoires ainsi délimités, l’idée d’un habiter-la-frontière fait nécessairement signe vers un mouvement par lequel on cesse d’habiter pleinement un territoire, de coïncider avec lui et donc avec l’identité (fixe) reçue de cet habiter. Il y va donc dans ce déploiement, d’une ligne de fuite, d’un mouvement de sortie du territoire, sans redéploiement effectif sur le territoire de l’autre côté de la frontière, autant dire qu’il y va d’une identité nomade. » Ce qu’il y a d’intéressant se trouve dans cette conjugaison d’habiter un territoire et d’y habiter aussi sa frontière, de voir ce qui se passe quand on les fait jouer l’un avec l’autre. Habiter un lieu mais aussi habiter ce qui le dépasse. Autrement dit habiter pleinement un territoire et sa frontière. Mais partir de la frontière n’est pas simple. Elle a mauvaise presse. J’entendais déjà tous ceux qui allaient me parler de la frontière comme d’un tracé guerrier fondant et défendant l’intégrité des États-nations, délimitant et légitimant leurs territorialités, leur permettant de gérer les mondes comme des substances identitaires ou de les détruire comme des espaces superposables, bref je voyais fondre sur moi le Mur et ses multiples check-points. Pourtant un renversement pouvait s’opérer. Semblable à celui que Pierre Clastres proposait dans son livre La société contre l’État quand il montrait qu’il y a des sociétés avec État et des sociétés sans État. Je crois que le Mur n’est qu’une forme historique de la frontière. Évelyne Ritaine, dans son article « La barrière et le check-point : mise en politique de l’asymétrie », s’attache entre autres à comprendre ce qui se joue de nouveau et de particulier dans l’apparition historique du Mur et de son évolution. Par une sorte d’archéologie de la frontière, elle montre que l’apparition des murs puis du Mur coïncide avec le surgissement du despote et de l’État. Ce faisant, elle indique sans vraiment le développer qu’avant ce bouleversement, d’autres « usages » de la frontière, d’autres conceptions existaient. Elle suggère qu’il serait possible de penser qu’il y a eu des sociétés avec Mur et d’autres sans.
L’usage planétaire du Mur masquerait qu’il existe d’autres façons de penser et de vivre la frontière. Effectivement la frontière n’a pas toujours été une question morale ou identitaire, une question de circulation des personnes. Il est d’autres pratiques de la frontière et celles-ci la pensent sous d’autres formes et avec d’autres enjeux que ceux du Mur. J’irais même jusqu’à dire qu’il y a des communautés où la frontière existe contre le surgissement du Mur. Ou plus clairement que ces communautés ont une conception et un usage de la frontière qui empêche le surgissement de sa forme carcérale et étatique.
Dans le bouquin de Richard White, The Middle Ground, qui raconte ce qui c’est passé durant les XVIIe et XVIIIe siècles dans la région des grands lacs, le Canada actuel, entre les Blancs et les Indiens, j’ai trouvé une approche de la frontière qui laissait libre cours au jeu entre différentes formes de vie et qui par là même empêchait le surgissement de la figure du despote. Dans son livre, Richard White montre comment a surgi un lieu précis, le Middle Ground, loin des centres de peuplement coloniaux, « où l’on pouvait observer les tâtonnements créatifs, multiples, par lesquels des sociétés radicalement différentes, celles des Indiens et celles des Blancs, s’entrecroisaient et s’accommodaient, bricolaient, non sans malentendus ou sans violence, des modes d’être ensemble et des pratiques nouvelles ». Il raconte comment dans un espace aussi grand que la moitié de la France s’élabora la recherche d’un « compromis » entre les groupes en présence et comment se créa un sens commun. Il dit comment les Européens et les Indiens se sont rencontrés et, au début, considérés réciproquement comme étrangers, et presque comme non-humains. Il dit comment au cours des deux siècles qui suivirent cette rencontre, ils ont édifié un monde commun compréhensible par tous les habitants de la région des Grands Lacs. Et il dit surtout comment pendant plus de cent cinquante ans aucun groupe ne put prendre le pouvoir et soumettre l’autre groupe.
Le Middle Ground est une création conjointe des Blancs et des Indiens. C’est un univers violent, et parfois même terrifiant. Mais dans cet univers, les mondes familiers aux Algonquins et aux Européens de diverses origines se superposent, créant de nouvelles grilles d’interprétations et de nouveaux modes de partage et d’échange. Et Richard White de constater que « si ces deux peuples se fondent l’un dans l’autre, ils restent néanmoins identifiables ». Et pour expliquer cela, il va montrer toute la complexité de ce qui se passe quand Indiens et Blancs se rencontrent. Comment ils vont élaborer, au-delà des frictions identitaires, des réseaux de relations et de transactions où ils vont chercher et expérimenter « en tant que sujets activement impliqués » ce qu’ils peuvent avoir en commun.
Et ici la conception que les Indiens ont de la frontière est très importante, car c’est elle qui va permettre que du commun surgisse sans que pour autant les groupes en présence ne se dissolvent en une entité dont la gouvernance deviendrait un enjeu. Dans le Middle Ground, la frontière est pensée et voulue comme le lieu des alliances et des conflits et en cela, elle demande à être sans cesse réactualisée. Comme si chaque nouvelle rencontre demandait d’en vérifier la portée mais aussi les enjeux. Frontière matérielle autant que symbolique, elle s’incarne autant les dénivelés du pays que les plis de l’imaginaire de chacun et c’est dans cet espace non géographique qu’un devenir commun aux différents groupes est mis régulièrement à l’épreuve des singularités de chacun. Ce que les Indiens vont d’abord partager avec les Blancs est cette idée d’une frontière qui garantit la pérennité de chaque groupe en tant que groupe singulier mais aussi une frontière qui permet le développement d’interactions et de liens. Le devenir commun vu à partir de cette conception de la frontière peut alors se penser comme une tentative qui viserait à empêcher la figure du despote de surgir dans le sens qu’elle rend inopérante toute tentative par l’un des groupes de prendre le pouvoir sur l’autre.
Autrement dit, si on part de la frontière pour pratiquement questionner comment peuvent s’organiser à partir d’elle les relations de multiples territoires, elle fait sens, elle devient opérante non pas comme un mur séparant plusieurs entités mais comme le lieu où ces entités revisitent sans cesse ce qu’elles ont ou non en commun.
Très souvent quand nous essayons de raconter comment nous voyons les prémices, et plus, de la fin de ce « Monde » (chambardement, insurrection, révolution), nous évoquons un mouvement unitaire voire pire, d’unification. Nous cherchons à faire surgir ce qui nous tient ensemble et régulièrement nous développons une vision frontale et expansionniste qui repousse sans cesse ses limites. Or essayer de comprendre ce qui sera mis à l’épreuve, ce qui fera friction et en quoi cela sera nécessaire entre tous « les lieux et les moments » où se jouera la fin de ce « Monde » pose la question de ce que j’entends par frontière. Aujourd’hui la question de s’approprier un lieu et lutter à partir de lui (sous ses formes les plus expérimentales ou les plus guerrières) ne peut pas se penser sans penser ce qui dépasse ce lieu et comment cela le dépasse. Qu’est-ce qui le met en résonance avec d’autres lieux en lutte (et ce ne peut pas être seulement la lutte qui les met en résonance) ? Tenter de raconter cette résonance à partir de ce qui se joue et se met à l’épreuve à leurs frontières permet de mieux comprendre l’enjeu politique de ce qu’habiter implique.
Choucas
[1] Extrait de Compilation de textes sur la lutte contre l’aéroport et son monde.
[2] « Habiter la frontière. Eloge de la frontière comme lieu-sans-lieu des métamorphoses. » http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article162
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